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» dite, et la théologie, en exceptant toutefois quelques du» vrages que viennent rattacher à notre sujet, soit les grandes » qualités de l'art d'écrire, soit une influence remarquable » sur les opinions d'un siècle, par conséquent sur l'esprit gé» néral de sa littérature. »

Voilà sans doute de grands projets! Mais pourquoi écarter les sciences physiques et mathématiques, la jurisprudence proprement dite, et la théologie. Ces sciences ne sont pas plus étrangères à la littérature que plusieurs de celles qui seront approfondies. Les leçons de M. Chénier, sur la théologie, auroient pu être fort curieuses; et peut-être auroit-il professé la jurisprudence et les mathématiques avec tout autant de succès que la philosophie, l'analyse des sensations et des idées, et les diverses branches de l'art social. Mais, sans rien préjuger sur un cours qui n'est pas encore commencé, contentons-nous d'examiner l'introduction que nous avons sous les yeux, et dont l'orateur expose ainsi l'objet :

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«Dans l'introduction, seul objet de cette première séance, >> nous allons remonter au temps éloignés où l'empereur >> Constantin changea toutes les habitudes des nations. Depuis » l'écroulement de l'empire romain, nous suivrons d'âge en âge et de peuple en peuple les traces de la littérature vaga» bonde. Au milieu même de la barbarie, et dans le laby >> rinthe du moyen âge, nous serons guidés par cette lu »mière, souvent pâle, incertaine, quelquefois concentrant »ses foibles rayons dans un coin du monde, jamais complété»ment éteinte. Nous verrons naître et changer peu à peu la » première langue de nos ancêtres. Quand nous serons par» venus au moment où nait la littérature française, nous la >> diviserons en quatre époques. Nous assignerons à chacune » d'elles les traits principaux qui la caractérisent. Nous indi» querons la manière spéciale dont elle sera parcourue. De-la » naîtra facilement l'exposé des vacs philosophiques qui » doivent présider au cours entier, afin qu'il ne soit pas tout-à-fait indigne des personnes éclairées qui veulent bien » y prendre quelque intérêt, de l'établissement célebre sous » les auspices duquel il commence, et des principes élevés » que maintient la raison publique chez les grandes nations » de l'Europe. »

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On voit que l'orateur ne craint pas d'aborder les sujets vastes; mais peut-être auroit-il dû se rappeler en cette accasion le vers de Boileau :

Souvent trop d'abondance appauvrit la matière.

Il semble, par exemple, qu'il suffisoit pour une première

séance de suivre les traces de la littérature vagabonde, depuis Constantin jusqu'à l'époque où nos ancêtres commencèrent à la cultiver. Ce sujet, développé dans une juste étendue, auroit pu devenir la matière d'un discours fort intéressant. On auroit aimé sur-tout à voir apprécier avec plus de détails et de connoissance de cause le génie de ces Pires de l'Eglise qui, au milieu de la décadence des lettres et de la corruption générale du goût, firent tout-à-coup renaître la véritable éloquence. Il est vrai que pour approfondir ce seul objet, if auroit fallu plus de recherches et d'études réelles, que pour effleurer tous ceux que l'orateur a pressés dans ce court espace de cinquante pages. Rien n'est plus aride, rien n'exigeoit moins de méditation et de lecture; que cette longue nomenclature d'écrivains jugés chacun en deux lignes. Tous ces aperçus, qui veulent paroître profonds, sont quelquefois faux, et n'ont jamais le mérite d'être neufs, et ceux qui ne connoîtroient pas la vaste érudition du professeur, pourroient croire qu'il s'est dispensé de lire tous les auteurs du moyen âge, et que pour les apprécier comme il l'a fait, il lui a suffi d'ouvrir un Dictionnaire historique.

On pense bien que je ne puis avoir le dessein de suivre pas à pas M. Chénier dans la longue carrière qu'il parcourt si rapidement je n'ai pas l'haleine assez forte pour une course si précipitée; et d'ailleurs même en passant sous silence toutes les opinions prétendues philosophiques qu'il est bien décidé à ne pas abandonner, que de choses à dire sur tant d'arrêts littéraire qu'il entasse les uns sur les autres. Par exemple, il avance que l'Encyclopédie est un monument éternellement mémorable de la philosophie du dix-huitième siècle. Il faut donc lui faire observer qu'un Dictionnaire des sciences et des arts, quelque parfait qu'on le suppose, ne peut jamais devenir un monument durable, parce que sa perfection n'est jamais que relative à l'époque où il a été composé. Quelques années après sa publication, les sciences ont fait de nouvelles découvertes; les anciens systèmes sont décrédités, les arts ont acquis des procédés plus faciles. L'ouvrage est donc devenu défectueux; sous tous ces rapports, il faut le refondre et le compléter. C'est ce qui est arrivé à l'Encyclopédie, qui a déjà été refaite sur un plan nouveau depuis sa naissance. Il n'y a que les hommes de génie qui élèvent des monumens éternellement mémorables, et ces monumens ne sont pas des Dictionnaires.

En rendant justice, avec l'orateur, aux qualités morales de Thomas, pent-on souscrire à l'éloge qu'il fait de son éloquence. Tout le monde convient que cet orateur manque,

presque toujours de naturel et de goût; qu'il a, comme à dit Voltaire, le malheur de tâcher. Et M. Chénier, de sa pleine autorité, le place parmi les rands écrivains de la France. Que diroit-il donc de Massillon ou de Bossuet?

Mais que penser sur-tout de son jugement sur J. J. Rousseau, qui, suivant lui, tient parmi nous, dans la prose, la place que Racine occupe dans la poésie. Un rapprochement pareil devoit-il se trouver sous la plume d'un écrivain, qui, par la nature de ses ouvrages, a dû faire une étude particulière du plus parfait de nos poètes? Ne sait-il pas que ce sont trop souvent des paradoxes et des idées fausses que Rousseau embellit des prestiges de son éloquence; que chez Racine, les sentimens et les pensées sont toujours aussi justes et aussi vrais que l'expression. Rousseau tombe quelquefois dans l'exagération et dans l'enflure. Racine ne paroît jamais contraiut sous les entraves pesantes de la versification; il ne s'écarte jamais de la plus belle simplicité. Ces deux grands écrivains ont particulièrement réussi dans la peinture des passions. Mais Rousseau se laisse aller aux écarts d'une imagination exaltée; il confond trop souvent l'expression d'un amour purement physique, avec le langage d'une ame vraiment passionnée. Racine s'attache exclusivement à représenter ces mouvemens du cœur, et il est plus chaste que le peintre de Julie, lors même qu'il trace l'amour incestueux de Phèdre et la passion furieuse d'une sultane. Il résulte de tout cela que Racine, dans un genre beaucoup plus difficile, est beaucoup plus parfait que Rousseau, et qu'il n'est pas permis à un professeur, qui doit avoir fait toutes ces observations, de les placer tous deux sur la même ligne.

On devoit croire que M. Chénier succédant à M. de La Harpe, honoreroit sa mémoire de quelques mots d'éloge, ne fût-ce que par bienséance. Cependant non-seulement le nom de M. de La Harpe ne se trouve pas une seule fois dans tout le discours, mais l'orateur a soin de faire entendre qu'il ne fait pas grand cas de la méthode de critique adoptée par l'auteur du Cours de Littérature; car c'est sans doute à cette méthode qu'il fait allusion lorsqu'il dit : « qu'il ne se permettra » pas, au milieu d'une société distinguée par ses lumières, de » transcrire à chaque page les célèbres morceaux d'éloquence » et de poésie que nous avons appris dès notre enfance, les scènes » divines gravées dans la mémoire et dans le cœur de toutes >> les personnes à qui notre littérature n'est pas complétement » étrangère. » On sait en effet que M. de La Harpe aime à citer les grands écrivains dont il analyse les productions. H

pensoit qu'on avoit toujours un nouveau plaisir à entendre des fragmens choisis de leurs chefs-d'œuvre, quelque connus qu'ils fussent. En effet, de belles scènes parfaitement récitées faisoient disparoître la monotonie presqu'inséparable des longues dissertations critiques; et ces citations donnoient lieu de faire remarquer dans les morceaux les plus connus une foule de beautés, qui échappent à la plupart des lecteurs. Le public paroît avoir jugé que cette méthode n'étoit pas mauvaise, et j'oserois conseiller à M. Chénier de ne pas la dédaigner. Sa prose sera peut-être excellente, mais les vers de Corneille et de Racine sont bons aussi à entendre.

Ceux qui se ressouviennent des tragédies de M. Chénier savent qu'on peut souvent reprocher à ses vers une abondance et une emphase de mots, qui déguisent mal ce qu'il y a de foible et de commun dans les idées. Ce même défaut se retrouve aussi dans sa prose. Je citerai, pour le prouver, l'un des morceaux les plus brillans de son discours. C'est le tableau du débordement des Barbares sur l'empire romain:

« Le fer et la flamme dévorèrent les monumens des arts; » et long-temps furent continuées ces dévastations dont le » zèle immodéré de l'âge précédent avoit déjà commencé le » cours. Un siècle entier ne suffit point pour amortir le mou»vement terrible imprimé à l'Europe. Durant tout le sixième » siècle, l'Allemagne, l'Italie, les Gaules, l'Espagne, fu>> rent autant d'arènes sanglantes où des animaux féroces se » déchiroient pour la proie commune. La force usurpoit de » nouveau ce qu'avoit usurpé la force. Des extrémités de la » Tartarie jusqu'aux rives de l'Elbe et du Rhin, vingt peuples » barbares, remués à-la-fois, ne connoissant que la science du » glaive et l'art de détruire, se précipitoient les uns sur les » autres, et s'arrachoient les lambeaux du monde. »

Les grands mots, les métaphores outrées, sont prodigués dans cette description: Le feu qui dévore.... des arènes sanglantes... des animaux féroces... la science du glaive... (1) l'art de détruire... les lambeaux du monde. Cependant tous ces frais d'éloquence sont perdus; et ce morceau ne produit aucun effet, parce qu'il est aussi vide d'idées que gonflé de mots. C'est avec d'autres couleurs que Robertson, dans son excellente Introduction à l'Histoire de Charles-Quint, a peint cette mémorable et terrible époque. Quoique M. Chénier

(1) On peut remarquer, en passant, combien cette expression est impropre, puisque les Barbares n'avoient aucune connoissance de l'art militaire.

n'aime pas les citations, je pense que le lecteur ne me saure pas mauvais gré de rapporter ici cette éloquente description :

« Partout où les Barbares marchèrent, leurs traces furent » teintes de sang; ils massacrèrent et ravagèrent tout ce qui » se trouva sur leur passage; ils ne distinguèrent point le »sacré du profane, et ne respectèrent ni le rang, ni le sexe, » ni l'âge. Ce qui leur échappa dans les premières excur→ »sions, devint leur proie dans celles qui suivirent. Les pro»vinces les plus fertiles et les plus peuplées furent converties » en de vastes déserts, où quelques ruines des villes et des » villages détruits servirent d'asyle à un petit nombre d'ha» bitans malheureux que le hasard avoit sauvés, ou que » l'épée de l'ennemi, rassasiée de carnage, avoit épargnés » Les premiers conquérans, qui s'établirent d'abord dans les » pays qu'ils avoient dévastés, furent chassés ou exterminés » par des conquérans nouveaux, qui, arrivant de régions » plus éloignées encore des pays civilisés, étoient encore » plus avides et plus féroces. Ainsi l'Europe fut en proie à » des calamités renaissantes, jusqu'à ce qu'enfin le Nord, » épuisé d'habitans par ces inondations successives, ne fut » plus en état de fournir de nouveaux instrumens de des»truction. La famine et la peste, qui marchent toujours à » la suite de la guerre lorsqu'elle exerce ses horribles ravages, >> affligèrent toute l'Europe, et mirent le comble à la déso»lation et aux souffrances des peuples. Si l'on vouloit fiser » le période où le genre humain fut le plus misérable, il » faudroit nommer sans hésiter celui qui s'écoula depuis la » mort de Théodose jusqu'à l'établissement des Lombards » en Italie. Les écrivains contemporains, qui ont eu le » malheur d'être témoins de ces scènes de désolation et de » carnage, ont de la peine à trouver des expressions assez. » énergiques pour en peindre toutes les horreurs. Ils donnent » les noms de Fléau de Dieu, de Destructeur des nations, aux C » chefs les plus connus des Barbares, et comparent les excès » qu'ils commirent dans leurs conquêtes, aux ravages des >>> tremblemens de terre, des incendies et des déluges: cala»mités les plus redoutables et les plus funestes que l'imagination puisse concevoir. >>

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C'est ainsi que s'exprime l'écrivain qui a long-temps et profondément inédité son sujet. Il trouve naturellement des expressions fortes et pittoresques, pour des pensées énergiques. Je sais que M. Chénier, eu égard à la nature de son discours, ne devoit pas se livrer à un récit aussi détaillé; mais il devoit marquer sa descreption par quelqu'image neuve et imposante, par quelqu'observation qui lui fût propre, ne fût-ce qua

pur

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