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sage, et si cette comparaison même pouvoit produire quelque bien. Ce n'est pas tant ce qu'un pays a été que ce qu'il peut devenir encore, qu'il s'agit de considérer. Le troisième voyage, que M. Langlès a cru devoir joindre au deuxième, est celui de M. William Franklin, fait en 1787 et 1788, du Bengale à Chyraz en Perse; il est rempli d'observations intéressantes : et les Européens pourront y remarquer avec orgueil l'énorme différence qu'il y a entre leurs écrivains et ceux des Persans. M. Franklin a joint à son voyage une notice historique qui offre une belle matière à réflexions sur l'insuffisance de la morale et de la politique des Orientaux, pour donner à leur gouvernement la stabilité que nous voyons s'attacher aux Etats des princes chrétiens. M. Langlès a mis à la suite de cette notice un mémoire historique sur Persépolis; et, à tout ce que les voyageurs racontent de ses fameux débris, et de l'ori gine de cette ville antique, il a joint ses propres conjectures, qui sont plus ingénieuses que convaincantes. Le cinquième et dernier voyage pourra plaire à un plus grand nombre de lecteurs; c'est celui d'un savant peintre anglais, M. Hodges, le compagnon du capitaine Cook. Cet habile dessinateur après avoir déjà fait le tour du monde, se rendit dans l'Inde, pour observer le sol du pays, et pour le transporter en quelque sorte dans sa patrie. M. Langlès a fait réduire quatorze de ses desseins les plus agréables, et ils forment un joli petit atlas séparé du corps de l'ouvrage.

A tous ces voyages, à la notice historique sur la Perse, et à son mémoire sur Persépolis, notre infatigable traducteur français a joint une grande quantité de notes qui décèlent un travail considérable, beaucoup de connoissances sur tout ce qui concerne les contrées orientales, et un desir ardent de les rendre utiles à son pays. Ces notes, particulièrement destinées à éclaircir des passages obscurs, réveillent souvent le lecteur par quelques traits historiques, et il faut avouer que les auteurs persans ont besoin de ce secours : peu de nos Français

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séront curieux de savoir combien il y a de Farsangk de Cachemyre à Delhy, au lieu que tous aiment à s'instruire d'un fait intéressant, dans lequel ils reconnoissent le cœur de 1 homme. Nous en citerons deux, que nous prendrons dans les récits de nos voyageurs. Le premier appartient à M. Hodges; et quoique ce qu'il raconte soit l'effet d'un usage indien aussi connu que condamné dans toute l'Europe, les détails de cet usage, qui consiste à sacrifier la veuve aux mânes de son mari, ne nous étant pas aussi familiers, on ne les lira point avec indifférence. Voici ce qu'il rapporte:

« Pendant que je m'occupois à Bénarès, dit-il, des travaux » de ma profession, je fus informé d'une cérémonie qui alloit » avoir lieu sur les bords du Gange, et qui piquoit vivement » ma curiosité. J'avois souvent lu et souvent entendu dire » que chez les Indoux, la race d'homme la plus humaine et » la plus douce que l'on connoisse, régnoit le plus barbare de » tous les usages, celui qui prescrit aux femmes de s'immoler » après la mort de leur mari, par un moyen qui fait frisonner » la nature, par le feu. »

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Il observe ensuite que cette coutume existe non-seulement dans la classe la plus élevée, où l'orgueil a pu la faire naître et la conserver, mais encore dans la classe moyenne, qui ne pourroit s'en exempter sans décheoir de son état. Il cite l'exemple d'une jeune veuve de dix-sept à dix-huit ans, d'une haute naissance, qui fit le sacrifice de sa vie, en 1742, malgré les sollicitations de ses parens, de ses amis et de ses trois petits enfans. Ensuite, arrivant au spectacle dont lui-même a été le témoin en 1781: « La veuve que j'ai vue, conntinue-t-il, étoit de la tribu ou caste bhyse, c'est-à-dire, marchande. En arrivant sur la rive du fleuve, à la place où » la cérémonie devoit se passer, je trouvai le corps du mari » dans une bière couverte d'un linceuil, déjà placé à terre > immédiatement au bord de l'eau. Il étoit environ dix » heures du matin, et il n'y avoit encore qu'un petit nombre

» de spectateurs rassemblés, qui ne paroissoient pas prendre >> beaucoup de part à la catastrophe qui alloit avoir lieu, » et qui montroient même, je le puis dire, l'indifférence la >> plus apathique. Après avoir été attendue assez long-temps, » la femme parut, accompagnée des brahmanes, de la mu »sique et de quelques parens. La marche étoit lente et solen» nelle. La victime s'avançoit d'un pas ferme et assuré; son » maintien annonçoit la tranquillité de son ame. Elle s'ap>> procha du corps de son mari, et le cortége s'y arrêta » quelque temps. Elle adressa, de sang froid, la parole à ceux » qui étoient auprès d'elle, sans la moindre altération dans » sa voix ni dans son maintien. Elle tenoit de sa main gauche » une noix de coco, dans laquelle étoit délayée une couleur >> rouge; elle y trempa l'index de la main droite, et marqua >> ceux qui étoient autour d'elle, et à qui elle desiroit donner » une dernière preuve de son intérêt. Je me trouvois en ce » moment près de cette femme, qui m'observa attentive» ment, et me marqua sur le front avec sa couleur. Elle pou» voit avoir de vingt-quatre à vingt-cinq ans. A cette épo» que, la fleur de la beauté est déjà flétrie sur les joues des » habitantes de l'Inde; mais celle-ci en conservoit encore » assez pour montrer qu'elle avoit dû être belle. Sa figure » étoit petite, mais d'une coupe élégante; la forme de ses » mains et de ses bras me parut parfaitement helle. Son » vêtement étoit une robe blanche et flottante qui descen» doit librement depuis la tête jusqu'aux pieds. Le lieu du » sacrifice étoit sur le bord du fleuve, plus haut d'environ >> cent brasses que la place où nous étions alors. Le bûcher » étoit composé de branchages, de feuilles et de joncs des» séchés; sur un des côtés étoit pratiquée une porte; la » partie supérieure étoit couverte et arrondie en voûte; à » côté de la porte se tenoit un homme debout, ayant à la >> main un brandon allumé. Depuis le moment où la vic» time parut, jusqu'à celui où le corps fut enlevé pour être

» porté au bûcher, il s'écoula une demi-heure, qui fut con»sacrée à prier avec les brahmanes, et à donner des marques » d'intérêt adressées à ceux qui étoient près d'elle, et à conver> ser avec ses parens. Dès que le corps fut enlevé, elle le suivit de » près, accompagné du chef des brahmanes; et quand il fut sur »le bûcher, elle salua tout autour d'elle, et entra sans proférer » une parole. A peine fut-elle entrée, que la porte se ferma; on » mit le feu aux matières combustibles, qui s'enflammèrent > en un instant; puis on jeta sur le bûcher une grande quan» tité de bois sec, et d'autres substances. A cette dernière » partie de la cérémonie se mélèrent les cris de la multi»tude, qui devenue alors très-nombreuse, présentoit l'as»pect d'une masse de peuple rassemblée pour une réjouissance » publique. Quant à moi, ajoute-t-il, j'étois agité de senti» mens bien opposés, etc. »>

Nous prions le lecteur de remarquer ici la différence des sensations qu'éprouvèrent les spectateurs indiens et le scul européen qui se trouvoit au milieu d'eux: elle pourroit servir de réponse aux philosophes qui prétendent que l'homme civilisé est un être dépravé.

L'autre fait que nous avons promis, est d'un intérêt bien moins sévère; il peut figurer tout à-la-fois dans l'histoire naturelle des animaux et dans celle de l'homme, pour y servir 'd'exemple de l'instinct des uns et de l'intrépidité de l'autre. L'ambassadeur persan à la cour du roi de Bisnagor, assure qu'entr'autres merveilles dont il a été le témoin dans cette cour, il a vu des éléphans énormes montés sur des poutres à peine assez larges pour recevoir un de leurs pieds, et s'y tenir en équilibre au mouvement de la musique ; qu'il en a vu d'autres balancés sur de pareilles poutres mobiles, élevés à une grande hauteur, et descendus ensuite par des contre-poids; qu'ils marquoient la cadence par le mouvement de leurs corps, et battoient la mesure avec leur trompe. Il décrit la manière de prendre ces animaux dans des fosses recouvertes. « Quand

» un éléphant y tombe, dit-il, personne n'en approche pen» dant deux ou trois jours: au bout de ce temps-là, un seul » homme se présente, et lui donne plusieurs coups de bâton. >> Un autre survient, met en fuite le premier, lui arrache » son bâton,et le brise devant l'éléphant, en feignant de prenn dre sa défense, et ensuite lui donne à manger. Ces deux » hommes répètent ce manége, jusqu'à ce que l'éléphant >> prenne en amitié le second, qui alors s'approche de lui » peu-à-peu, le caresse et lui donne à manger des fruits » qu'ils aiment. A la fin il lui met une chaîne, et le mène à la » rivière pour le faire boire.

>> On raconte à ce sujet, ajoute-t-il, qu'un éléphant pris » de cette manière s'étoit échappé, et étoit retourné dans les » forêts; mais en allant boire, il portoit un tronc d'arbre » avec sa trompe, et sondoit le chemin par où il passoit, » pour éviter de tomber dans quelque fosse; de sorte qu'A >> fut impossible de le reprendre dans le même piége. Comme » le roi vouloit qu'on le reprît de quelque manière que ce » fût, un des plus courageux chasseurs d'éléphans se porta » sur un arbre auprès duquel l'éléphant avoit coutume de » passer en allant à la rivière. Dans l'instant que cet animal >> passoit, il se lança sur son dos, et saisit la chaîne dont il » avoit été lié par le milieu du corps, et qu'il avoit emportée » en s'échappant. L'éléphant eut beau se tourner, se défendre » avec sa trompe, et se jeter par terre, tantôt d'un côté, tann tôt de l'autre, il ne put jamais se délivrer du chasseur, qui » évitoit adroitement sa trompe; et quand l'éléphant étoit à » terre d'un côté, il passoit aussitôt de l'autre, en lui donnant >> en même temps de grands coups sur la tête : enfin, il le » mit hors d'état de nuire et de se défendre. Après l'avoir » enchaîné par le corps et par le cou, il le mena devant le >> roi, qui le récompensa comme il le méritoit..»

Il nous seroit facile de citer plusieurs autres traits attachans répandus dans ces Voyages, et de faire sentir que

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