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proportions aussi colossales que démesurées. Puéril et fatal triomphe, en effet, que de promener un instant sur les mers le pompeux appareil d'une flotte de cent vaisseaux de guerre, et de la voir bientôt forcée de regagner ses ports, chassée de l'Océan, non par l'ennemi, mais par l'épuisement des finances, que n'alimentait plus le commerce maritime, mourant faute de matelots, de débouchés et de défenseurs.

Malgré l'ambition britannique, aussi exagérée que précoce, lors de l'avénement de Richelieu au ministère, aucune nation européenne ne dominait les mers. La splendeur des marines espagnole et portugaise venait de s'éclipser sous le règne ténébreux et sanglant de Philippe II, tandis que l'Angleterre et la Hollande n'étaient encore qu'à l'aurore de leur puissance maritime, dont le développement fut si rapide et si formidable; néanmoins on voit par le passage cité du Testament politique de Richelieu, que ce grand homme pressentait déjà l'instinct dominateur et envahissant de la Grande-Bretagne, qui, bien peu d'années après la mort du cardinal, devait jeter au monde comme un orgueilleux défi, son fameux Acte de navigation.

Curieux sujet de réflexions d'ailleurs, que ces phases ascendantes et décroissantes de la prépondérance maritime des peuples! Éblouissant et soudain météore, qui illumine un instant le globe d'un pôle à l'autre, dévoile tout à coup des mondes inconnus, sillonne les mers de ses feux triomphants, puis s'éteint et meurt sans laisser de traces. Ainsi, dans l'antiquité, la domination des mers passe des Phéniciens aux Grecs, des Grecs aux Romains, des Romains aux empereurs d'Orient, un instant aux Turcs, puis aux Vénitiens, aux Génois, ensuite à l'Espagne, puis au Portugal, à la Hollande, et enfin à l'An

gleterre, qui, au XVIIIe siècle, absorbant ces deux derniers États dans sa toute-puissance maritime, en fit un arsenal et un comptoir.

On remarque d'ailleurs un singulier contraste entre les fins merveilleuses de la destinée de cette nation et ses obscurs commencements! Jusqu'au xn° siècle, ne voit-on pas ses habitants, conquis tour à tour par les Romains, les Saxons, les Anglais, les Jutlandais, les Danois ou les Normands, toujours subir patiemment le joug du vainqueur? Ne les voit-on pas alors sans intelligence des choses de la mer, se servant pour leur navigation intérieure et littorale, d'informes canots d'osier revêtus de peaux, n'oser aventurer jamais sur la côte un seul bâtiment armé pour s'opposer aux innombrables invasions des pirates du Nord, se réfugier, au contraire, dans les montagnes au moment du danger; puis, l'envahissement du territoire consommé, revenir timidement offrir tribut au vainqueur pour être préservés par lui de nouvelles agressions?

<< Les pauvres et malheureux Bretons, presque détruits

<<< dressant aux Saxons,

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«

étrangères, ou harcelés

disaient-ils en s'apar des invasions

par des incursions continuelles, vous

<< demandent humblement secours, très-vaillants Saxons; nous possédons une vaste et fertile contrée, nous vous la cédons, << vous y commanderez, nous chercherons la sûreté sous l'aile de << votre valeur, et nous remplirons avec joie les services que << vous exigerez de nous '. >>

Malgré la conquête des Normands, qui aurait dû inspirer à l'Angleterre la crainte de nouvelles invasions, et conséquemment lui démontrer la nécessité d'un système de défense mari

'Lettres philosophiques sur l'Angleterre, 1786.

time largement organisé; malgré l'occupation de quelques unes des grandes provinces de France, héritage des rois d'Angleterre, telles que la Guienne, la Bretagne ou la Normandie, qui semblait rendre encore indispensable un grand déploiement de forces navales; jusqu'à la fin du xve siècle, la nation britannique n'eut jamais de marine militaire, constituée d'une manière permanente.

En vain les chroniques rapportent-elles qu'Edgar, un des rois de l'heptarchie saxonne, rassembla, vers le xe siècle, plus de quatre mille navires; ces navires n'étaient autres que des barques, dont la plus grande ne contenait pas trente hommes, et d'ailleurs la puissance maritime des Bretons était alors si peu développée, que postérieurement au prétendu formidable armement d'Edouard, ils payèrent plusieurs fois tribut aux Saxons pour l'entretien de quarante-cinq vaisseaux armés, destinés à la défense des côtes de la Grande-Bretagne.

Et néanmoins, malgré cette faiblesse réelle, malgré cette véritable incapacité sur mer, l'Angleterre, comme si elle avait eu le secret pressentiment de sa puissance à venir, s'attribuait déjà la domination de l'Océan.

Edgar, fier de ses quatre mille barques, prenait le titre pompeux d'empereur et seigneur de tous les rois de l'Océan et de toutes les nations qu'il renferme. Jean-sans-Terre, la deuxième année de son règne, exigeait, par ordonnances, le salut de tous les vaisseaux étrangers, enjoignant à ses officiers de châtier les capitaines qui manqueraient à cet ordre. Édouard Ier, un siècle après, commandait à ses officiers «< de rete<«< nir et maintenir spécialement la souveraineté que les anciens << rois d'Angleterre avaient coutume (soloyoient) de posséder en << ladite mer, quant à l'amendement, déclaration et interpré

<< tation des lois par eux faites pour gouverner les gens parcou<< rant sur ladite mer.»- Enfin, Richard II, en 1381, défendait «< à tout sujet du roi d'importer ou d'exporter aucune marchan<< dise dans d'autres vaisseaux que ceux munis de la permission << du roi. >>

Cependant, sous les règnes des rois de France Charles V et Charles VI, le connétable de Clisson et l'amiral de Vienne, à la tête des escadres d'Harfleur ou de Treguier, avaient, par leurs victorieuses descentes sur les côtes d'Angleterre, un peu compromis l'inviolabilité de cette ambitieuse souveraineté de la mer; car, jusque-là, aucune flotte anglaise, digne de soutenir des prétentions si exorbitantes, n'avait paru sur l'Océan.

Mais, lors de la révolte des provinces espagnoles des Pays-Bas contre Philippe II, révolte suivie de cruelles proscriptions qui firent affluer en Angleterre un grand nombre de constructeurs hollandais, sans rivaux dans le nord de l'Europe, ainsi que les Vénitiens dans le midi, l'Angleterre, profitant des lumières de ces réfugiés, commença à se créer le matériel d'une marine assez imposante pour appuyer son système d'envahissements progressifs. Aussi, vers la fin du xvi° siècle, sous le règne d'Élisabeth, qui déjà encourageait splendidement ceux de ses sujets qui armaient des navires d'un grand tonnage, la marine anglaise prit-elle un rapide accroissement. Heureuse dans ses guerres contre les principales puissances de l'Europe, cette nation Drake ravager les possessions d'Espagne en Amérique, pendant que d'autres escadres, croisant dans les mers du Nord et dans la Manche, fomentaient en France l'insurrection des calvinistes, et dans les Pays-Bas les soulèvements des sept provinces contre Philippe II. En vain celui-ci mit-il en mer son invincible armada,

envoya

la marine espagnole, par trois fois battue par les Anglais, écrasée par tant de revers, ne se releva jamais de ce terrible désastre.

Mais ces succès étaient plutôt dus à l'impéritie des amiraux espagnols et à l'habileté naissante des marins anglais, qu'à un déploiement de forces navales vraiment considérables, du moins quant à l'Angleterre, car au commencement du XVIIe siècle, à la mort d'Élisabeth (1604), dit l'auteur de la Puissance navale de l'Angleterre, « toutes les forces de cette nation consistaient << en quarante-deux bâtiments de guerre, de seize mille neuf <«< cent trente-cinq tonneaux, montés par sept mille cinq cent << trente et un hommes; aucun de ces bâtiments ne pourrait << entrer maintenant en ligne: deux seulement étaient de mille << tonneaux, et trois de huit cents. >>

Mais admirablement servie par la sagacité de cet esprit maritime qui venait de se développer si soudainement chez elle, cette nation comprit que, pour fonder sûrement sa marine militaire et pouvoir exercer ainsi cette domination des mers, le rève de son ambition et peut-être l'expression de son instinct de conservation, l'Angleterre comprit, disons-nous, qu'elle devait d'abord se créer une marine marchande expérimentée, qu'il suffirait d'armer en temps de guerre. Aussi bientôt les pêcheries hollandaises et le commerce presque exclusif des villes anséatiques furent-ils peu à peu monopolisés par l'Angleterre, et l'acte de la navigation 1 vint peu de temps après la mort de

1

' Ce fut Cromwell qui fit dresser cet acte pour détruire le commerce de la Hollande et implicitement de la France en Angleterre; les sept Provinces-Unies sentirent toute la portée de ce coup terrible, et aimèrent mieux s'exposer aux dépenses et aux malheurs d'une guerre, que de perdre une si belle branche

de leur richesse. Cette guerre fut désastreuse pour la Hollande, car la marine anglaise était supérieure, et Cromwell avait eu soin d'appuyer par la force la sagesse de ses réglements: l'acte de la navigation subsista; après le rétablissement de Charles II, le premier parlement qui s'assembla sous ce

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