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silence désespérant, et nous sommes toujours au milieu du labyrinthe. Cependant il y a déjà un peu moins d'alarmes ; on commence à se faire à cet état d'incertitude; les affaires vont comme par le passé; et, si ce n'était la rente qui baisse, le crédit qui s'altère, le commerce qui souffre, et l'opinion qui s'aigrit, cet état de choses serait tolérable. Les divisions qui partageaient le ministère ont enfin éclaté à l'ouverture des chambres : il fallait leur présenter des lois; et c'est dans le moment où l'harmonie était nécessaire que la discorde est entrée dans le conseil. Si, comme je crois vous l'avoir déjà fait observer, on n'eût pas attendu le résultat des élections pour combiner le plan qu'on devait suivre, si l'on s'était occupé de ce que réclame l'état du pays, et qu'on eût jugé les choses indépendamment des hommes, les ministres auraient eu le temps de s'accorder sur les points principaux ; ou, s'il leur eût été impossible de s'entendre, une autre administration aurait pu se former; elle eût été en mesure de mûrir ses plans, de bien étudier la situation de la France, et les députés des départemens ne seraient pas arrivés à Paris pour y attendre un

ministère.

On ne peut plus révoquer en doute un fait qui m'a longtemps paru invraisemblable; il est aujourd'hui certain qu'une partie des ministres s'est appuyée sur la dernière minorité des deux chambres, renforcée de tous les hommes qui ne connaissent d'autre bannière que celle du pouvoir. Le rapport de la loi des élections et celui de la loi d'avancement militaire ont été les conditions de cette bizarre alliance : le Conservateur le publie; et ni les ministériels, devenus ultra, ni les ultra devenus ministériels ne l'ont démenti. Dès lors, la cause des divisions qui ont éclaté parmi les ministres n'est plus un secret. Les uns ont soutenu la loi des élections comme une conséquence nécessaire de la charte ; ils n'ont vu, dans son changement, que la destruction de toutes les garanties, qu'un prétexte à de nouveaux mécontentemens, qu'une arrière-pensée contre la propriété et

l'industrie, principes vivifians de l'état, premières sources de la fortune publique. Ils ont pensé d'ailleurs qu'ils ne pouvaient, avec quelque pudeur, démentir leurs principes, renier leurs systèmes et déshonorer leur doctrine; que ce serait faire l'aveu public de leur impéritie, reconnaître l'habileté de leurs adversaires, se confesser vaincus et implorer leur pardon. Il paraîtrait que les autres n'ont pas eu les mêmes scrupules, qu'ils se sont laissé persuader qu'une modification n'est pas un changement; que l'aveu d'une faute a quelque chose de noble; et qu'ils paraîtraient d'autant plus grands, qu'ils se montreraient plus humbles. Après de longs débats, les premiers ont semblé dominer dans le conseil; et mardi, 22, le bruit s'est répandu que M. le duc de Richelieu, M. le comte Molé et M. Lainé avaient donné leur démission. Mais, mercredi à midi, on a annoncé de toutes parts que M. le comte Decaze, M. le baron Pasquier, M. Roi et M. le maréchal Gouvion SaintCyr avaient aussi remis leurs portefeuilles. Un nouveau ministère paraissait devoir se former dans la journée du jeudi, et l'anxiété publique était au comble. Les hommes de 1815 semblaient triompher; le reste de Paris était dans la stupeur : c'est assez dire que, sur cent figures, il n'y en avait pas une de riante. Cependant les hommes sages ne partageaient pas l'inquiétude générale; ils étaient informés que M. le duc de Richelieu était chargé de composer la nouvelle administration; et on le savait trop dévoué à sa patrie, à son prince, à ses devoirs, pour effrayer la France et l'Europe par des noms devenus odieux dans le cours de nos agitations politiques. Jeudi et vendredi on ne s'abordait dans Paris qu'en se disant : Sayez-vous quels sont les ministres? quel est le ministère ce matin? quel sera le ministère ce soir? On nommait M. de Villèle pour la marine, M. Siméon pour la justice, M. Cuvier pour l'intérieur, M. Mollien pour les finances, M. le marquis de Law Lauriston pour la guerre. Mais cet amalgame paraissait singulier; on croyait y voir une confusion de

noms portés sur deux listes différentes. Comment associer en effet M. Mollien et M. de Villèle? il devait y avoir entre eux encore moins d'analogie de principes qu'entre M. Decaze et M. Lainé. Comment imaginer que, dans un ministère où entrait le chef du côté droit, le portefeuille de l'intérieur, c'est-à-dire, du département qui est chargé des cultes, pût se trouver entre les mains d'un protestant et d'un orateur qui avait défendu avec tant de chaleur la loi des élections? Qu'aurait dit la grande aumônerie? qu'aurait pensé le Conservateur? Et c'est dans la composition d'un ministère ultra-royaliste que devaient entrer des principes philosophiques et des idées de tolérance religieuse. Il y avait de quoi bouleverser toutes les têtes; il y avait de quoi faire frémir tous les missionnaires et tous les ultramontains. Si l'ancien ministère n'avait pu s'accorder, il n'était pas probable que celui-là vint à bout de s'entendre. Il paraît que les nouveaux élus ne se le sont pas dissimulé tous, sans se connaître, sans s'être concertés, sans s'être vus, ont simultanément refusé le ministère. On ne dira plus qu'il n'y a pas d'indépendans en France, puisqu'on n'y peut plus trouver de ministres. C'est peutêtre un des jours les plus remarquables de notre ère constitutionnelle on commence enfin à entendre en France le système représentatif, puisqu'on sent que l'unité de vues, de principes et de sentimens est nécessaire dans les hommes qui se chargent de la pénible tâche du gouvernement. M. le baron Louis est le premier qui ait donné ce noble exemple; à la retraite de M. Corvetto, on lui avait offert le portefeuille des finances, et, avant de l'accepter, il avait cru devoir proposer ses conditions. Il demandait, 1o. Un système constitutionnel hautement avoué et loyalement suivi; 2°. Le renvoi d'un ministre qu'il serait dès lors indiscret de nommer; 3°. Le changement d'un grand nombre de préfets et de sous-préfets. Cette manière d'agir, loyale et franche, vient encore d'avoir des imitateurs : dans un moment où un parti annonçait hautement que nos insti

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tutions étaient menacées, rien n'est plus honorable que cet unanime refus de concourir à une nouvelle ádmini.stration. C'est peut-être le seul jour, depuis l'établissement de la mora: chie, où le ministere n'a été accepté par personne. Nombre d'hommes recommandables semblaient même craindre, qu'on ne jetât les yeux sur eux; et l'on se rappelait involontaire mert ce mot de M. Sheridan, qui, au moment où M. Addington formait une nouvelle ad- ministration dans laquelle personne ne voulait entrer, disait plaisamment à un de ses amis « Depuis vingtquatre heures je ne sors qu'en voiture; j'ai peur de la presse des ministres. "

Mais une chose bien plus remarquable encore, c'est qu'indépendamment de tous les refus, une multitude de démissions ont été envoyées de toutes parts par tous les fonctionnaires et les conseillers d'état les plus distingués par leur attachement aux doctrines constitutionnelles. On n'entendat parler dans Paris que de démissions; c'était une espèce de sauve qui peut.

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Cependant la chambre des députés conservait une attitude noble, et ferme; elle semblait attendre les évé"nemens avec cette dignité calnie qui appartient aux délégués de la France. Aucune parole alarmante, aucune attaque inteurpestive ne s'était fait entendre à la tribune. Retranchée dans le fort inexpugnable de la charte, la chambre était prête à repousser toutes les tentatives de l'ar...bitraire; sûre d'être invincible dans sa position, elle semblait craindre de la compromettre par le plus léger mouvement. A cet imposant spectacle, le public a repris confiance: effrayé un moment, il s'est bientôt remis de ses craintes; il s'est reposé du salut de l'état sur la sagesse, du monarque. C'est alors qu'on a pu juger ces libéraux si indignement calomniés; on les a vus oublier, à l'instant même, les ressentimens les plus légitimes, appuyer, soutenir ceux dont ils avaient à se plaindre, et se grouper autour d'eux pour les défendre de leurs ennemis. Au mot de charte et de li

berté, toutes les haines se sont éteintes, toutes les préventions se sont évanouies; admirable mouvement de l'esprit public, qui doit être une grande leçon pour les dépositaires du pouvoir, et qui doit leur apprendre enfin que les hommes qui demandent des institutions ne sont point des factieux, et que rien n'est si facile que gouverner la France, quand on s'appuie sur l'amour des Français.

J'interromps ma lettre ; il y aura, d'ici à demain, d'autres bruits, et peut-être d'autres événemens; je vous les ferai connaître avec exactitude: ma correspondance doit être une narration fidèle des faits et un tableau de la situation politique de Paris. Il est possible que, ce soir, ce que je viens d'écrire soit démenti; mais je tiens, je vous le répète, un registre journalier de tout ce qui se débite et de tout ce qui se passe. Ce qui ne sera plus vrai demain l'était hier.

Du 28.

Ce matin l'horizon s'éclaircit; les idées constitutionnelles semblent l'emporter. Dans des réunions patriotiques d'électeurs et de gardes nationaux, le dévouement à la charte, et aux institutions qui en dérivent, s'est manifesté avec un enthousiasme difficile à décrire. Deux ou trois listes d'un nouveau ministère circulent aujourd'hui : à la tête de l'une on place M. le prince de Talleyrand, à la tête de l'autre M. le comte Decaze. La cour et la ville présentent un spectacle curieux; c'est un beau sujet de tableau pour un peintre de mœurs. Quel moment, pour les serviteurs du pouvoir, que celui où l'on ne sait ni qui est en faveur, ni qui est en disgrâce. Qui doit-on aborder? qui doit-on fuir? On peut s'humilier devant un homme qui ne sera rien ce soir; on peut s'éloigner d'un homme qui sera tout-puisant demain. Celui qu'on avait abandonné hier reparaît aujourd'hui sur la scène; celui auquel on s'était voué n'a obtenu qu'une faveur éphémère, et retombe dans l'oubli. Quelle épreuve pour les ambitieux! quel embarras pour les cour

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