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ces seines ont à

décrivant un ample demi-cercle; peu près trois cents pieds; - puis on ramène l'autre bout sur le galet, et on tire les poissons à terre. - Une des dernières fois que j'ai assisté à cette pêche, j'étais à Étretat avec le général Eugène Cavaignac; nous vîmes amener sur la plage des petites collines de maquereaux et de caranques. Les caranques sont des poissons médiocres, qui, d'accord avec les marchands de poisson, font semblant d'être des maquereaux, comme les félans font semblant d'être des harengs.

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Etretat est un pays que Gatayes et moi avons découvert, après toutefois les peintres Lepoitevin et Isabey mais j'ai fait comme Améric Vespuce et Daguerre vis-à-vis de Christophe Colomb et de Niepce je lui ai à peu près donné mon nom. J'ai tant bavardé sur Etretat que je l'ai mis à la mode, et qu'aujourd'hui c'est une succursale d'Asnières. Le dimanche, les chemins de fer y vomissent des Parisiens par les trains de plaisir, et tout doucement on est arrivé à y établir un singulier carnaval les pêcheurs, vu la solennité du dimanche, s'habillent en messieurs, avec de longues redingotes et des chapeaux ronds, - hélas! ils ne s'affublaient pas ainsi autrefois, ainsi autrefois, et les Parisiens, de leur côté, arrivent déguisés en forbans, se servant

de tous les mots marins anciens et nouveaux, jurant à faire couler bas un vaisseau, et chantant des chansons qui font rougir les vieux marins.

C'est à Étretat que j'ai fait mon roman le Chemin le plus court. J'en ai fait bien d'autres à SainteAdresse, où j'ai séjourné douze ans. Encore un pays que j'ai découvert, et d'où j'ai été chassé par la foule et par d'autres raisons que je raconterai quelque jour à M. Buloz. Alexandre Dumas se rappelle peut-être le poisson de cinq pieds de long que j'ai porté, un matin, au Havre, où nous dînions ensemble; je l'avais pris, à la ligne, à la pointe du jour. Il y avait eu un moment de suprême hésitation, lorsque le poisson, un haut-bar, tirant sur un des bouts de la ligne, et moi sur l'autre, je m'étais demandé en voyant mon canot entraîné, et moi un peu tiré hors du canot : « Ah çà! qui est-ce de nous deux qui pêchera l'autre? Est-ce l'homme qui aura le poisson, est-ce le poisson qui aura l'homme? » Vous parlez d'émotions! il faut l'avouer, et tout pêcheur sera de mon avis, dans ces instants de lutte, tout autre intérêt s'efface; patrie, famille, gloire, on a bien à faire de tout cela; aurai-je ou n'aurai-je pas mon poisson? Voilà tout ce qui importe; le reste à la grâce de Dieu et à la méchanceté des hommes!

Et un poisson manqué! Ah! voilà les beaux pois

sons!

APHORISMES.

Il n'y a de patrie que pour les exilés. Il n'y a d'amants que les amants maltraités. Un poisson manqué n'a jamais pesé moins d'une demi-livre; au moment où on met le pied sur la plage, le soir, - tout le poisson manqué est une espèce particulière dont la croissance est rapidele soir, il pèse une livre. - Huit jours après, c'est

un monstre.

EXEMPLE.

Un jour, je relevais mes lignes avec mon matelot Buquet et avec Couveley, le directeur du musée du Couveley tenait les avirons, Buquet

Havre.

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tirait les cordes,

moi, je ne faisais rien. - Tout à coup Buquet, sentant des secousses, s'écria: « Oh! un gros! >>

Je ne sais pourquoi Buquet appelait Couveley M. Mouchel, et cela si obstinément qu'il avait fini par appeler les peintres des mouchels. « Meilleur båbord! - monsieur Mouchel, criait Buquet en ti

rant la ligne, rendant ou retirant la corde d'après les mouvements du poisson. Avant! Mainte

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nant sciez sciez tribord! avant bâbord — sciez, sciez

c'est une raie. »

En effet, la mer était si transparente qu'on apercevait à plusieurs brasses sous l'eau le large poisson se débattant et décrivant des zigzags.

Je voulus prendre la ligne à Buquet, qui était très-ému. Buquet est un vieux pêcheur, qui a conservé l'émotion du poisson, comme, moi, j'ai gardé l'émotion du gibier, -ce qui me faisait dire un jour dans une luzerne à des perdreaux qui s'envolaient avec ce bruit crépitant qui impressionne longtemps le chasseur: « Ne vous sauvez pas, j'ai bien plus peur que vous! »

Buquet me refusa la ligne et continua ses ma· noeuvres. « Sciez tribord! avant les deux! avant donc! nous allons perdre le poisson! Ah! monsieur Mouchel, vous n'avez pas de nerfs! Avant! sciez des deux!... >>

Et Buquet tomba assis sur un banc par la faute de Couveley ou par sa propre adresse, le poisson venait de se décrocher. Buquet était désespéré.

« Ah! quelle raie! disait-il, un turbot de cette grosseur-là serait un fier turbot! Après ça, c'était peut-être un turbot; on ne voyait pas bien.»

Et à terre, il disait :

<< Par la faute de M. Mouchel, nous avons manqué un joli turbot. >>

Et le lendemain : « J'ai pêché bien des turbots, mais jamais je n'en ai vu de pareil à celui que M. Mouchel nous a fait perdre. » Et depuis, il dit : « Je n'aime pas les peintres (les mouchels), à cause du magnifique turbot que le Mouchel du Havre nous a fait perdre. Les peintres, ça n'est bon qu'à vous faire manquer des turbots; » et quand il parle de dimension, c'est là sa mesure : « C'est gros comme le turbot que M. Mouchel nous a fait manquer; » ce qui amena son duel avec Couveley.

Un jour que j'étais dans ma cabane, et que Couveley, dans le petit jardin, faisait au pastel une de ces plages qu'il reproduit souvent si heureusement, Buquet s'approcha de lui, regarda ses dessins quelque temps; Buquet était rouge et avait les yeux ardents. Tout à coup : « C'est pas ça, Mouchel, lui dit-il, vous m'avez appelé maladroit, hier... » Il faut dire que maladroit est, au Havre, une des injures les plus graves qui puissent être adressées à un homme, voleur, canaille, se supportent, mais

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on ne répond pas à « maladroit; » cela équivaut à un soufflet. « Je n'ai rien dit hier, ajouta Buquet, à cause de M. Alphonche; mais, ce matin, j'm'a

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