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femme. L'étrangère qui se serait faite Française, ou la Française qui se serait faite étrangère, auraient obéi à leurs sympathies; il n'y aurait pas eu violence. Combien de femmes ignorent qu'en épousant un étranger elles perdent leur qualité de Françaises !

Je viens de citer tout à l'heure l'article 12. Il est conçu dans les mêmes termes que l'article 19, mais il ne produit pas les mêmes résultats.

En effet, et cette bizarrerie a besoin d'être signalée, notre Code stipule comme s'il était, au monde, la seule loi faisant autorité.

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Nous forçons à devenir Française une étrangère qui épouse un Français. Fort bien! Mais si la loi de son pays lui permet de se marier partout où bon lui semble, sans perdre sa nationalité? Elle aura deux patries!

Nos bons législateurs n'ont pas songé à cela. Avoir deux patries peut sembler chose commode. Selon le besoin, on invoquerait l'une ou l'autre. Mais n'avoir pas de patrie du tout, est-ce aussi agréable?

Eh bien, ce cas anormal peut se présenter, et c'est notre article 19 qui le rend possible.

Nous avons vu que cet article déclare, sans réserve aucune, que la Française qui épouse un étranger suit la condition de son mari, c'est-à-dire cesse d'être Française pour revêtir la nationalité de son époux. Mais lorsque la loi dont relève le mari ne naturalise pas de plein droit l'épouse, qu'arrivet-il? Il arrive que la femme, qui a perdu sa qualité de Française sans avoir retrouvé une autre nationalité, n'a plus de patrie.

« Ces résultats étranges, écrit M. Acollas, sont dus à l'esprit général du Code Napoléon, qui refuse

à la femme mariée une volonté et une condition

propres. »

Et moi j'ajoute:

<< Toutes les fois qu'on viole la justice, on fait des

accrocs au sens commun. »

Au fond, qu'est-ce que tout cela veut dire, si ce n'est que la femme mariée n'est que ce que son mari la fait; que sa personnalité propre disparaît pour se confondre en celle du Maître qu'elle s'est donné!

C'est une théorie singulièrement bizarre que celle qui consiste à faire prononcer par la loi l'unification de deux individualités distinctes, par voie de subordination de l'une à l'autre, ou, pour parler plus exactement, par voie d'absorption, la plus forte s'assimilant la plus faible. Cela ressemble au mystère de la Trinité: trois personnes en une. Le Code copie le dogme. Il dit: deux personnes en une. Et, le mariage consommé, la seule personne qu'il connaisse, c'est le mari.

On pourra m'objecter que la femme qui se marie sait à quoi elle s'engage. Je réponds: Pas toujours!

Mais je veux tenir pour certain qu'une jeune fille de dix-huit ans qui épouse un étranger sait qu'elle va perdre sa qualité de Française. On l'a prévenue, c'est sciemment, volontairement qu'elle renonce à sa nationalité, au pays qui l'a vue naitre ; il ne lui en coûte point de renier sa patrie.

Soit!

Mais les dispositions de l'article 19 ont des conséquences plus étendues que celles qui ressortent de son texte étroit. Une jeune fille française, qui a épousé un Français, croyant rester Française toute sa vie, peut, malgré elle, devenir étrangère. Il suffit,

pour cela, que son mari, postérieurement à la célébration civile du mariage, se fasse naturaliser en pays étranger.

Et la femme n'a aucun moyen de s'y opposer. Son consentement n'est pas nécessaire. On ne lui demande même pas son avis.

Le mari, arbitre souverain, maitre absolu, décide seul de ce point grave. On l'a bien vu à la suite de la triste guerre de 1870-1871. Combien de malheureuses Alsaciennes, dont le cœur saignait au souvenir de la patrie perdue, ont dû courber le front sous le joug allemand, parce qu'il plaisait à celui dont dépendait le sort de leur vie tout entière, de préférer la Prusse à la France !

Il y a plus: la femme mariée ne pouvant rien sans. l'autorisation de son mari, il est arrivé que des femmes dont les maris étaient morts ou prisonniers se sont vues dans l'impossibilité matérielle de fournir en temps utile l'autorisation nécessaire. Qu'en estil résulté ? Qu'elles sont Prussiennes aujourd'hui, et que leurs fils serviront demain ou servent déjà dans l'armée allemande.

Car telle est la situation: la nationalité de la femme est abandonnée, non seulement aux caprices de l'homme auquel elle se lie, mais aux hasards des événements.

Le mari peut imposer à sa femme une nationalité qui lui répugne; la femme n'a le droit ni de protester ni de résister. Et même, si grand que soit l'intérêt, dût la situation des enfants en souffrir, lorsque, par une cause quelconque, le mari est impuissant à manifester sa volonté, la femme ne peut agir.

1 arrive quelquefois, cependant que, la loi étrangère étant moins rigoureuse que la nôtre, des fem

mes se moquent du Code Napoléon, de ses exigences et passent bravement outre.

Mais à quel prix !

Voici deux faits bien curieux, contemporains l'un de l'autre, et dont l'un, certainement, est présent encore à toutes les mémoires.

Le premier se rattache au fameux procès de Bauffremont, dont les tribunaux ont retenti pendant plusieurs années.

Mme la princesse de Bauffremont avait intenté un procès en séparation de corps contre M. de Bauffremont, son mari. Les charges alléguées étaient tellement graves, qu'une enquête avait dû être ordonnée. L'enquête ayant confirmé en presque totalité les griefs mis en avant par la princesse, l'instance s'était terminée, comme tout le monde s'y attendait, par un jugement de séparation. Le jugement décidait, en outre, que les enfants seraient confiés à la mère.

Cela se passait en 1874 et 1875.

Dans le courant de l'année 1875, Mme de Bauffremont, à qui la situation de « femme séparée » ne convenait pas, eut une idée. Elle passa la frontière, emmenant avec elle ses enfants, se rendit dans l'État de Saxe-Altenbourg, se fit naturaliser Allemande, grâce aux facilités de la loi de ce pays, qui, plus respectueuse que notre Code de l'autonomie individuelle, n'exige pas qu'une femme, pour un tel acte, justifie de l'autorisation du mari dont elle est judiciairement séparée, et, une fois en possession de sa nouvelle nationalité, -introduisit une demande en divorce.

Le divorce fut prononcé; et, le 24 octobre 1875, Mme de Bauffremont, qui, aux yeux de la loi alle

mande, n'était plus Mme de Bauffremont, épousa M. le prince Georges Bibesco.

Mais c'est alors que les difficultés commencèrent. Mme de Bauffremont, qui pour l'Allemagne avait cessé d'être Française et était l'épouse légitime de M. Bibesco, restait en France l'épouse séparée de M. le prince de Bauffremont. Sa naturalisation était nulle, son divorce nul, son second mariage nul; nos tribunaux ne pouvaient que la considérer comme coupable d'adultère compliqué de bigamie.

M. de Bauffremont fit un procès, et le tribunal civil de la Seine lui donna gain de cause.

Cela devait être.

Quoique séparée judiciairement, la princesse n'en demeurait pas moins sous l'autorité de son mari; elle ne pouvait donc, de son chef, changer de nationalité. La séparation de corps a pour résultat d'envoyer vivre, chacun de son côté, les époux à qui l'existence en commun est devenue insupportable; mais elle laisse subsister le lien matrimonial. Un tribunal français, appliquant la loi française, ne pouvait donc pas reconnaître la validité d'une naturalisation faite dans de pareilles conditions, ni, par suite, la légitimité du divorce obtenu à l'aide de cette naturalisation.

C'est le 15 janvier 1876 que le jugement a été rendu. Le dispositif en est très curieux.

Il y est dit explicitement :

<< Que la femme ne peut, sans l'autorisation de son mari, modifier son état civil ou sa nationalité;

» Que, sous ce dernier rapport, sa condition est fixée par la loi elle-même, qui, dans le cas où elle est étrangère avant le mariage, lui attribue de plein droit la qualité de Française ;

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