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CHAPITRE III.

CONTINUATION DU MÊME SUJET.

Espagne et Portugal.

En ce qui touche la religion, l'Espagne et le Portugal ressemblent à l'Italie plus qu'aucune autre contrée. C'est encore là une terre de foi. Le christianisme, dès les premiers siècles, y poussa de profondes racines que le temps n'a point ébranlées. Il a résisté à tout, à la persécution des Ariens, comme à la conquête des Maures: il a résisté aux abus mêmes qui l'altèrent et le défigurent, mais dans un sens qui ne choque ni les opinions, ni les habitudes, ni l'esprit national; et c'est à cause de cela qu'il a pu vivre et conserver même une grande vigueur, malgré des maladies qui le tueroient ailleurs en très peu d'années. On doit aussi tenir compte, pour expliquer les faits généraux de l'ordre moral, avec les variétés qu'ils présentent chez les nations diverses, du génie particulier de chacune d'elles. L'Espagnol a dans le caractère quelque chose d'opiniâtre, d'inflexible, d'inébranlable comme les montagnes de son pays, et d'ardent comme le soleil qui brûle leurs flancs nus. Ce caractère se peint dans son œil de feu, dans son regard fier et souvent dur, dans ses traits graves et passionnés, marqués de l'empreinte d'une volonté forte, plus que d'une âme tendre, et jusque dans les lignes abruptes de son front, coupées

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comme les vives et saillantes arêtes d'un rocher. Il a été dans la religion ce qu'il est en tout, l'homme qui se décide une fois, qui dit Je veux, et en voilà pour l'éternité.

Cependant le catholicisme qui ne périra jamais chez ce peuple, n'y est pas à l'abri des épreuves qu'il est de sa destinée d'endurer partout; il peut y subir des alternatives, des affoiblissemens passagers, y rencontrer même des oppositions d'autant plus violentes, que ses adversaires auront eu besoin de plus grands efforts pour s'en détacher. Quand les deux partis seront aux prises, si jamais ils y viennent, alors le monde verra un spectacle inoui, une scène terrible, atroce, surhumaine, quelque chose de semblable à la lutte gigantesque des deux principes dans le chaos primitif, qu'ont rêvée quelques sectes orientales.

Rien de plus beau que les anciens monumens de l'Église d'Espagne. Les actes de ses conciles, relativement à l'âge où se tinrent ces grandes assises nationales, forment un corps admirable de législation religieuse, politique et civile. L'épiscopat étoit alors et il est demeuré long-temps comme le cœur, en quelque sorte, dont les énergiques pulsations portoient dans les veines de ce peuple la sève catholique qui l'a nourri. Encore aujourd'hui les évêques, quoique déchus de leur antique autorité, sont, par leurs vertus, leur zèle, leur charité, leur esprit apostolique, l'objet de la vénération universelle (1). Beaucoup de mem

(1) D'après des informations plus récentes, nous devons, pour être vrais, dire que cet éloge auroit malheureusement besoin d'être modifié. 1836.

bres du clergé, tant séculier que régulier, également fidèles à la sainteté de leur vocation, pourroient partout servir de modèles. Environnés d'un juste respect, ils atténuent par leur exemple l'influence fâcheuse d'une autre portion du clergé; qu'un témoignage trop unanime pour être révoqué en doute accuse de participer au relâchement général des mœurs, et d'y donner par là une sorte de honteuse consécration. Cette corruption pratique de la morale chrétienne, maintenue par l'ignorance, non des dogmes de la foi, mais des principes de l'Évangile dans leur rapport avec les actions humaines, et associée à des préjugés bizarrement superstitieux, est la grande plaie du catholicisme en Espagne. On s'y permet tout contre les préceptes en se réfugiant à l'abri du culte, du culte mal compris. Les compensations rêvées par certaines consciences entre tel crime et telle dévotion, le peu d'horreur qu'elles ressentent souvent pour les plus énormes attentats, leur naïve sécurité dans l'habitude du vice ou dans des résolutions de vengeance, les étranges motifs de cette sécurité, le mélange indéfinissable d'un déréglement quelquefois extrême et d'une apparente piété, ces âmes pleines de l'enfer tranquilles devant l'autel, ces mains sanglantes qui se joignent pour prier, sans qu'aucun tremblement les agite: tout cela étonne et consterne. Une fausse confiance dans la protection de tel saint, de telle madone, dans l'effet même des sacremens qui ne justifient qu'avec le concours de la volonté convertie, ont altéré profondément la notion du bien et du mal, et la notion même

que

du repentir. Il y a là, on doit le dire, un déplorable affoiblissement du sens intérieur chrétien, une espèce de retour aux idées païennes. On ne trouveroit guère quelque chose de semblable qu'en certains cantons de l'Italie, particulièrement dans les Abruzzes, où le brigandage n'a rien qui choque, et s'exerce même dévotement. En réfléchissant à ces prodigieux égaremens de l'imagination, on se demande ce c'est donc que 'homme, et l'on s'effraie de soi-même. Après des siècles de gloire en tout genre, après avoir produit l'une des plus riches et des plus belles littératures de l'Europe, et disputé à l'Italie la palme des arts, l'Espagne est peu à peu tombée dans une léthargie si profonde, qu'on ne peut, sous ce rapport, la comparer à nul autre pays. Restée à une longue distance des nations à la tête desquelles jadis elle marchoit, elle est aujourd'hui nulle dans les sciences, dans les lettres, les arts, nulle en tout, excepté en courage, en dévouement, en énergie de caractère : qualités admirables qui ont conservé ce par quoi les sociétés revivent, le sentiment national, mais jusqu'ici sous une forme stérile, puisque le salut n'en est pas sorti. Tout ce qui s'est, depuis deux cents ans, passé dans le monde scientifique et intellectuel, est à peu près comme non avenu pour ce peuple dont le génie fécond et original auroit pu contribuer si puissamment aux progrès de l'esprit humain et de la civilisation générale. Au lieu de cela, rien en Europe n'égale son apathie, non plus que son ignorance (1).

(1) Elle est demeurée tellement étrangère au mouvement intellec

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Les études chez lui sont ce qu'elles étoient trois gésnérations après Charles-Quint. Nul changement, nul s'avancement; tout est, au contraire, allé s'affoiblissant de jour en jour. L'intelligence, qui vit de mouvement, s'est assoupie d'un lourd sommeil. Ecclésiastiques, laïques, tous, malgré les efforts de quelques hommes inutilement zélés pour leur patrie, en sont encore au quinzième siècle. Un peu de philosophie et de théologie scolastique, un peu de droit civil et de droit canon, le tout appuyé sur un peu de latin, voilà le fonds de l'enseignement. Immobiles dans les vieilles méthodes, dans les vieilles opinions, dans les vieilles idées, Aristote règne encore chez les descendans des Cantabres et des Visigoths. Nulles ressources d'ailleurs pour l'étude des langues, de la philologie, de l'histoire, des sciences positives et naturelles : nulle école où puissent se former de nouveaux artistes : la poésie même éteinte. Que reste-t-il donc à l'Espagne? Sa foi, l'épée du Cid, et avec elles l'espérance de renaître.

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Cependant il est impossible que la religion ne souffre pas d'un pareil engourdissement, d'une décadence pareille. Elle a perdu évidemment de sa force pre mière, puisqu'elle ne peut en communiquer davantage à la nation. C'est là un fait en dehors de toute controverse quelconque; et ce fait, il ne sera pas difficile de se l'expliquer quand on aura connu, avec la

tuel qui commença au seizième siècle, que pas un seul Espagnol ue s'est fait un nom dans les mathémathiques, l'astronomie, la physique, la chimie, la physiologie, la médecine, la philologie; en un mot, dans aucune des branches de la science.

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