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De plus, il avait présenté l'Évangile comme une invention humaine. Rousseau semble se révolter contre de telles opinions, et les réfute avec toute l'énergie de son âme :

« Voyez, dit-il, les livres des philosophes avec toute leur pompe : qu'ils sont petits près de celui-là (de l'Évangile)! Se peut-il qu'un livre, à la fois si sublime et si simple, soit l'ouvrage des hommes? Se peut-il que celui dont il fait l'histoire ne soit qu'un homme lui-même? Est-ce là le ton d'un enthousiaste ou d'un ambitieux sectaire? Quelle douceur, quelle pureté dans ses mœurs! Quelle grâce touchante dans ses instructions! Quelle élévation dans ses maximes! Quelle profonde sagesse dans ses discours! Quelle présence d'esprit! Quelle finesse et quelle justesse dans ses réponses! Quel empire sur ses passions! >>

Il poursuit ensuite le parallèle de Voltaire, et fait voir la différence entre la résignation de J. C. et celle des philosophes anciens, celle de Socrate entre autres; il montre que ces philosophes avaient trouvé dans les exemples de leurs devanciers de quoi composer leur code de morale, tandis que J. C., qui les a effacés tous, n'a pu trouver chez les siens rien qui pût lui donner l'idée de cette morale élevée et pure dont lui seul a donné les leçons et l'exemple; il conclut ce beau morceau en disant que si la vie et la mort de Socrate sont d'un sage, la vie et la mort de Jésus sont d'un Dieu.

Rousseau attaque ensuite Voltaire, qui avait fait passer l'Évangile comme une invention humaine. <«< Mon ami, dit-il, ce n'est pas ainsi qu'on invente;

et les faits de Socrate, dont personne ne doute, sont moins attestés que ceux de Jésus-Christ. Au fond, c'est reculer la difficulté sans la détruire. Il serait plus inconcevable que quatre hommes d'accord eussent fabriqué ce livre, qu'il ne l'est qu'un seul en ait fourni le sujet. Jamais des auteurs juifs n'eussent trouvé ni ce ton ni cette morale; et l'Évangile a des caractères de vérité si grands, si frappants, si parfaitement inimitables, que l'inventeur en serait plus étonnant que le héros (1). »

C'est ainsi que Rousseau réfute Voltaire, et il le fait avec autant de noblesse que de force. Il paraît comme un ange à côté de lui. Il relève la sublimité de l'Évangile, que Voltaire avait dépréciée. Il appelle ailleurs le Christianisme une religion sainte, sublime, véritable; par elle les hommes, enfants du méme Dieu, se reconnaissent tous pour frères, et la société qui les unit ne se dissout pas même à la mort (2). Il prend la défense de la religion dans l'intérêt de la vertu.

« On a beau vouloir établir la vertu par la raison seule, quelle solide base peut-on lui donner (3)? Sans la foi, nulle véritable vertu n'existe (4). Je n'entends pas, dit-il ailleurs, qu'on puisse être vertueux sans religion; j'eus longtemps cette opinion trompeuse, dont je suis désabusé (5). »

Il regarde aussi la religion comme la base de la société. «< Jamais État ne fut fondé, dit-il, que la re

(1) Émile, liv. IV.

(2) Contrat social, liv. IV, chap. 8.

(3) Émile, liv. IV.

(4) Ibid.

(5) Lettre à d'Alembert, sur les spectacles.

ligion ne lui servit de base (1). Ainsi, sans religion, point de vertu, point de société. Rousseau parle ici comme un Père de l'Église.

Il semble avoir eu également en vue Voltaire lorsqu'il fait l'éloge du curé de campagne, et qu'il signale tout le bien qui résulte de son ministère (2). Car Voltaire est le calomniateur du clergé. Cela entrait dans son plan: voulant détruire le Christianisme, il devait naturellement avilir le clergé, qui le soutient. Aussi a-t-il profité de toutes les occasions pour le décrier. Habituellement sceptique dans l'examen des faits, il cesse de l'être lorsqu'il s'agit du prêtre. Il ne peut se décider à croire une action généreuse ou une vertu désintéressée, quand elle est attribuée au sacerdoce; et il ne doute plus des crimes les plus énormes, dès qu'ils sont imputés à quelques prêtres. Les vices et les faiblesses du clergé sont pour lui un sujet de triomphe et de joie, il en étale le tableau avec complaisance et délectation (3). Rousseau, au contraire, honore le sacerdoce, et ne voit rien de plus utile que le ministère du prêtre.

« Un bon curé, dit-il, est un ministre de bonté, comme un bon magistrat est un ministre de justice. Un curé n'a jamais de mal à faire: s'il ne peut pas toujours faire le bien par lui-même, il est toujours à sa place quand il le sollicite, et souvent il l'obtient lorsqu'il sait se faire respecter (4). »

Ces passages, et tant d'autres dont il a orné la profession de foi du Vicaire savoyard, ont trompé bien

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des personnes. On a vanté la religion de Rousseau et son spiritualisme, on a cru à sa piété, et l'on ne s'est pas aperçu que l'auteur n'a pris ces déguisements que pour mieux s'insinuer dans les esprits et les conduire plus sûrement à son but, qui est la destruction du Christianisme : en quoi il était aussi impie que Voltaire et plus dangereux que lui.

En effet, Rousseau rejette, comme Voltaire, la révélation, pour s'en tenir à la religion naturelle. Mais comment connaît-il cette religion? Par la raison : La raison seule, dit-il, nous apprend à connaître le bien et le mal. Puis il rejette la raison comme un instrument inutile, comme une voix qui nous trompe, et que nous n'avons que trop acquis le droit de récuser. Et c'est sur cette raison trompeuse qu'il fait reposer toute sa religion. De là il tombe dans l'abime du doute, dans cet état inquiétant, pénible, et peu fait pour durer, où l'on ne peut se plaire, dit-il, qu'avec un cœur corrompu. Il veut en sortir, et il ne sait qui peut lui donner la main. Enfin il aperçoit un guide sûr, il l'appelle de tous ses vœux : c'est la conscience. Il s'y attache de toutes ses forces. « Conscience conscience! s'écrie-t-il, instinct divin et céleste voix ; guide assuré d'un être ignorant et borné... juge infaillible du bien et du mal, qui rends l'homme semblable à Dieu! c'est toi qui fais l'excellence de sa nature et la moralité de ses actions; sans toi, je ne sens rien en moi qui m'élève au-dessus des bêtes, que le triste privilége de m'égarer d'erreurs en erreurs, à l'aide d'un entendement sans règle et d'une raison sans principe (1). »

Voilà donc Rousseau délivré de ses inquiétudes; (1) Emile, liv. IV.

il est sorti de son état de trouble et d'anxiété où le doute l'avait jeté. Il a trouvé un guide sûr, un juge infaillible, la conscience. Mais la réflexion lui revient; il se demande comment se forme la conscience. Elle ne se forme et ne peut se former, d'après ses principes, que par la raison, qui lui fait connaître le bien et le mal. La conscience, dit-il, qui nous fait aimer l'un et haïr l'autre (le bien et le mal), quoique indépendante de la raison, ne peut se développer sans elle (1). Le voilà donc de nouveau à se débattre avec la raison trompeuse et sans principe, et replongé dans cet abîme dont il se croyait sorti. Disons que Rousseau, d'après son système, détruit la base de la religion naturelle, et met tout en problème; et c'est là en effet le principe dominant de son livre. Ainsi, après avoir fait un si magnifique éloge de l'Évangile, il le trouve plein de choses incroyables, de choses qui répugnent à la raison.

Après avoir reconnu le Christianisme pour une religion sainte, sublime et véritable, qui réunit les hommes dans une société qui ne se dissout pas même à la mort, il nous la représente comme une religion indigne de Dieu et dégradante pour l'homme; car c'est du Christianisme qu'il veut parler quand il dit:

<«< Leurs révélations ne font que dégrader Dieu, en lui donnant les passions humaines. Loin d'éclaircir les notions du grand Être, je vois que les dogmes particuliers les embrouillent; que, loin de les ennoblir, ils les avilissent; qu'aux mystères inconcevables qui l'environnent ils ajoutent des con(1) Émile, liv. IV.

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