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dangers pour le trône. Une minorité de quarante cinq membres fit les plus vives protestations. Le vicomte de Mirabeau, frère du grand orateur, fut un des plus opiniâtres; il était d'avis de ne point se séparer, parce que le moment lui paraissait décisif, et que de leur inébranlable constance dépendrait le salut du roi et de la France. Il jura de ne point quitter la chambre de la noblesse, dût-il y rester seul. Cazalès, qui était du même avis, s'écria qu'il fallait préférer la monarchie au monarque. Il voyait, comme le vicomte de Mirabeau, que la monarchie était en jeu. S'il avait pu pénétrer plus avant dans l'avenir, il aurait vu que la religion l'était également. Cependant l'avis de la majorité prévalut, et l'on décida qu'on se réunirait, selon les vœux du roi (1).

La réunion eut lieu le même jour, à quatre heures du soir. Le clergé était en tête. Le cardinal de la Rochefoucauld, en entrant dans la salle avec le clergé, fit sentir son dépit par la brièveté de son langage:

<< Messieurs, dit-il, nous sommes conduits ici par notre respect pour le roi, par nos vœux pour la paix et notre zèle pour le bien public. »

Le duc de Luxembourg fit comprendre également que si la noblesse se réunissait, c'était pour donner au roi des marques de son respect, et à la nation des preuves de son patriotisme (2).

Bailly, président, répondit d'une manière noble, mesurée, et bien analogue à la circonstance. Il termina la séance par une prorogation de l'assemblée au mardi

(1) Moniteur, séance du 27 juin 1789. (2) Ibid.

30 juin, afin de laisser deux jours à l'allégresse qu'excitait la réunion complète des trois ordres.

Ainsi se termina une lutte qui durait depuis plus de cinquante jours. La noblesse y a montré plus de fermeté que la majeure partie du clergé, parce que, habituée à prendre part aux affaires publiques, elle lui était supérieure en matière politique, et comprenait mieux l'importance des trois ordres et les malheurs qui suivraient leur destruction. Le clergé, choisi en grande partie parmi les curés, n'était point au fait de ces hautes questions politiques, d'où dépendaient le salut de la monarchie et celui de la religion. Avec la conservation des trois ordres, le tiers état, généralement impie et révolutionnaire, ne serait jamais parvenu à faire prévaloir ses résolutions irréligieuses et antimonarchiques; il aurait été arrêté par les deux autres ordres. Maintenant il est maître, parce que, déjà supérieur en nombre, il trouvera, soit dans le clergé, soit dans la noblesse, un nombre suffisant d'apostats pour faire prévaloir ses motions impies ou antimonarchiques. Il avait remporté une grande victoire; il pouvait se reposer de ses fatigues par une prorogation de deux jours. Le peuple, sans y rien comprendre, célébra sa victoire, tant à Paris qu'à Versailles, par des danses et des feux de joie.

Cependant la majorité de la noblesse et la minorité du clergé n'avaient consenti à la réunion qu'avec des réserves contre le vote par tête. La noblesse déposa ses protestations à la première séance, celle du 30 juin ; mais elles furent écartées, sous prétexte qu'on ne pouvait s'en occuper qu'après la vérification des pouvoirs. Le clergé qui était resté fidèle à son ordre fit aussi

ses protestations, mais elles n'eurent d'autre effet que celui de montrer de nouveau la déplorable division qui existait dans son sein. En effet, le 2 juillet, le cardinal de la Rochefoucauld, demandant la parole, fit la déclaration suivante.

« Messieurs, il est de mon devoir de vous déclarer que lorsque les membres du clergé qui étaient restés dans la chambre de leur ordre, sont venus avec moi dans la salle commune aux trois ordres, nous avons fait préalablement des réserves portant que :

« Vu la déclaration du roi du 23 juin, la lettre de Sa Majesté, à moi adressée le 27 juin, en ces termes : Mon cousin, etc. (1), les membres du clergé, toujours empressés de donner à Sa Majesté des témoignages de respect, d'amour et de confiance, justement impatients de pouvoir se livrer enfin à la discussion des grands intérêts d'où dépend la félicité nationale, ont délibéré de se réunir aujourd'hui aux deux ordres de la noblesse et du tiers état, dans la salle commune, pour y traiter des affaires d'une utilité générale, conformément à la déclaration du roi, sans préjudice du droit qui appartient au clergé, suivant les lois constitutives de la monarchie, de s'assembler et de voter séparément, droit qu'ils ne veulent ni ne peuvent abandonner dans la présente session des états généraux, et qui leur est expressément réservé par les articles 8 et 9 de la même déclaration.

« Je vous prie, messieurs, ajoute le cardinal, de trouver bon que je remette sur le bureau la présente déclaration, et que je vous en demande acte (2). »

(1) Lettre rapportée plus haut.
(2) Moniteur, séance du 2 juillet.

Le cardinal avait à peine fini de parler, que l'archevêque de Vienne se leva pour rejeter cette déclaration comme de nul effet, puisque la majorité du clergé était déjà réunie au tiers état lorsqu'elle a été faite. On ne s'explique pas, de la part de l'archevêque, une réflexion si imprudente et si mal fondée; car il savait fort bien que lui-même avait été obligé de faire de pareilles réserves pour avoir cette majorité qu'il oppose aujourd'hui au cardinal. D'ailleurs, l'ordre du clergé existait toujours, malgré la défection de la majeure partie de ses membres, et avait le droit légal de délibérer. Mirabeau profita de cette dissension entre deux archevêques, pour parler du ton le plus insolent contre ceux qui protestaient. Il prétendait qu'on ne pouvait recevoir aucune protestation, et que ceux qui voulaient en faire devaient, pour en acquérir le droit, sortir de l'assemblée.

M. de Boisgelin, archevêque d'Aix, esprit fin et délicat, plein de sagesse et de modération, qui était destiné à devenir, dans cette assemblée, le principal défenseur des droits de l'Église, répondit à Mirabeau par ce discours touchant et modéré :

<< Quels reproches pourrait-on nous faire des réserves que nous faisons, moins pour nous que pour nos commettants? Je voulais d'abord faire une simple réflexion, mais j'ajouterai une réponse au préopinant. Je dois prévenir l'assemblée, au nom de messieurs du clergé, que nous venons délibérer avec elle. Il n'est point en nous de retarder le bien public: quelles que soient les démarches nécessitées par notre situation actuelle, nous voulons procéder à toutes les délibérations dont

l'utilité générale et le bien public seront l'objet. Voilà les grands intérêts dont nous nous occupons.

« Oh! si je pouvais, continua le prélat en versant des larmes, parler au peuple! si je pouvais lui dire les sentiments patriotiques dont nous sommes animés!... c'est alors, au milieu du calme et de la tranquillité publique, que nous ferions le bien sans disputer de la manière dont il devrait être fait; c'est alors que nos concitoyens s'écrieraient tous : « Nous avons été trompés; cessons de nous alarmer, ils veulent le bien de la patrie. Il ne s'agit que des formes : et qu'importe de quelle manière ils s'assembleront? Retirons-nous des places publiques; cessons de nous rassembler, de porter l'alarme dans le cœur du roi et de nos frères; laissons nos représentants s'occuper en silence du bonheur public. » Et, en effet, messieurs, pourvu que nous nous livrions à ces grands objets, qu'importent nos protestations et nos réserves? Pouvons-nous exiger de notre conscience l'abandon des mandats qui nous ont été remis? Avons-nous bien approfondi les lois constitutives de la monarchie? Avons-nous bien saisi la différence des propriétés? Avons-nous réfléchi sur la distinction des ordres? Peuton disconvenir qu'il y ait des droits anciens, des usages constitutionnels, reconnus dans tous les temps? Renoncerons-nous à des choses sanctionnées dans un siècle de lumières par l'autorité qui nous a convoqués, par les lettres de convocation, par le fait même des assemblées d'élection? Ce ne sont pas là des lois factices. Il y a une question à décider avant de délibérer. En attendant, nous avons fait une réserve; nous serions désespérés qu'un acte remis dans vos archives pût arrêter le bien public. Vous ne pouvez refuser un acte qui con

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