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Tel est le hideux spectacle que présentait Paris le 22 juillet 1789, cinq jours après que le roi était venu donner sa sanction à la victoire de la Bastille. On voit avec quelle rapidité marchent les événements. Les liens sociaux étaient détruits, le peuple était égaré. Le pouvoir royal était tombé dans la boue; Bailly et la Fayette y avaient contribué plus que personne, par la propagation de leurs idées. Maintenant débordés, ils sont impuissants contre la foule dévastatrice qu'ils avaient proclamée souveraine. La Fayette, voyant son autorité méconnue, donna sa démission le lendemain, 23 juillet. Elle n'était que simulée. Il voulait se laisser prier, espérant par là reconquérir son autorité; et en effet, on le supplia de la retirer. Un électeur, qui avait peur, se mit même à ses genoux. La Fayette céda aux sollicitations, croyant avoir obtenu plus d'empire: faible expédient contre la démagogie (1). Bailly, de son côté, pour prévenir ces sortes de scènes, fit faire aux électeurs un décret d'après lequel on devait conduire à l'Abbaye les personnes soupçonnées de crimes de lèse-nation, accusées et saisies à la clameur publique. L'Assemblée nationale devait être priée de créer un tribunal pour les juger (2). C'est la première loi portée contre les suspects; elle était faite dans un but d'humanité. Une autre loi barbare devait plus tard la remplacer. Mais ce n'était là que des digues impuissantes contre un torrent dévastateur : ce qu'il aurait fallu, c'étaient des informations juridiques et des châtiments; mais on n'en avait pas la force : les crimes restèrent impunis.

(1) Degalmer, Hist. de l'Assembl. constit., t. I, p. 141. (2) Degalmer, ibid., p. 133.

On croyait à un moment de repos après le retour de Necker, qui jouissait d'une immense popularité. Il était à Bàle lorsqu'il reçut la lettre du roi qui le rappelait au ministère. Il se mit aussitôt en route. Son voyage fut un triomphe. Partout on venait sur son passage pour le couvrir d'applaudissements. Les femmes se mettaient à genoux, les jeunes gens dételaient les chevaux et traînaient la voiture. Ce fut au milieu de ces ovations qu'il arriva à Nogent-sur-Seine, où était retenu prisonnier le général Besenval, qui était en chemin pour la Suisse avec un passe-port du roi, et qui allait être conduit à Paris, c'est-à-dire être traîné à la mort. Necker pria la municipalité de le garder jusqu'à nouvel ordre, et il fut obéi. Arrivé à Versailles le 28 juillet au soir, après dix-huit jours d'absence, il vint à Paris le 30. Il fut reçu à l'hôtel de ville avec des transports de joie par l'assemblée des électeurs et par plus de deux cent mille habitants qui s'étaient réunis sur son passage, et qui faisaient retentir l'air de bruyantes acclamations. Necker profita de l'enthousiasme populaire pour demander non-seulement la grâce de Besenval, mais une amnistie générale, qui lui fut accordée avec un tel enthousiasme qu'on n'entendait plus sur la place que les mots de grace, de pardon et d'amnistie. Un arrêté, décrété par cent mille voix, porta : « Que le jour où un ministre << si cher et si nécessaire était rendu à la France devait « être un jour de fête; que la capitale pardonnait à tous « ses ennemis, et regardait désormais comme les seuls << ennemis de la nation ceux qui troubleraient la tranquillité publique (1). » Necker a écrit que ce jour fut

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(1) Biogr. univers., art. Necker.

le plus beau de sa vie. S'il avait eu quelque portée politique, il l'aurait regardé comme un des plus tristes pour la France, puisqu'il avait été obligé de s'adresser, non plus au roi, mais au peuple et aux électeurs, pour obtenir l'amnistie et la grâce d'un prisonnier arrêté malgré le passe-port du roi.

Tandis que le ministre s'enivrait des applaudissements populaires, on recevait de la province les plus tristes nouvelles. Les châteaux continuaient d'être incendiés. Avant d'y mettre le feu, on se faisait rendre les titres des propriétaires, et on les livrait aux flammes. Des traitements cruels punissaient le refus ou l'hésitation des maîtres, qui s'empressaient de fuir vers la frontière lorsqu'ils parvenaient à s'échapper. On pouvait se croire au temps des Vandales, ou reporté au neuvième et dixième siècle, où les Normands venaient incendier les châteaux, les églises et les monastères. Les plus beaux monuments du moyen âge, chefs-d'œuvre de l'art, qui avaient inspiré les poëtes et qui faisaient la gloire de notre pays, tombaient de tous côtés sous la hache ou la torche révolutionnaire. Les assassinats commis sur Foulon et Berthier, et restés impunis, en produisirent d'autres. A Saint-Germain, à Poissy, à Saint-Denis, on vit des scènes d'horreur. Dans le reste des provinces, on exerça des vengeances atroces qui surpassaient peut-être celles de la capitale. Le royaume semblait être devenu un repaire de brigands, un théâtre de meurtres et de brigandages. Dans le Languedoc, madame de Barras, près d'accoucher, a vu couper son mari en morceaux; dans le Lyonnais, Guillin du Montet, seigneur de Poleymieux, fut égorgé malgré les larmes et les prières de sa jeune femme;

les assassins mirent ensuite son corps sur un bûcher enflammé, dépecèrent les membres à demi rôtis et les portèrent à leurs lèvres, en chantant et dansant autour du bûcher. A Troyes, le maire fut massacré dans la rue comme Flesselles à Paris: son corps, mis en pièces, fut traîné dans les différents quartiers de la ville. Dans le Maine, M. de Montesson fut fusillé après avoir vu égorger son beau-père. En Normandie, on abandonna un seigneur paralytique mis sur un bûcher, dont on le retira les mains brûlées. En Franche-Comté, madame de Walteville fut forcée, la hache sur la tête, de faire l'abandon de ses titres; la princesse de Listenais fut contrainte au même sacrifice, ayant la fourche au cou et ses deux filles évanouies à ses pieds. Le comte de Montessu et sa femme, ayant pendant trois heures le pistolet sur la gorge et demandant la mort comme une grâce, furent tirés de leur voiture pour être jetés dans un étang; le baron de Montjustin resta suspendu pendant une heure dans un puits, entendant délibérer sur son genre de mort, car on ne savait pas si on devait l'y laisser tomber ou le faire périr d'une manière plus cruelle (1). Si je rapporte ces faits, c'est d'abord pour suppléer à certains historiens qui, imbus des principes d'alors, ont eu bien soin de les passer sous silence; ensuite pour donner une idée exacte de la situation de la France au moment où Necker, ministre du roi, s'enivrait des applaudissements populaires, à l'hôtel de ville (1).

L'Assemblée était vivement émue de ces désordres, dont chaque jour lui apportait de nouveaux détails.

(1) Gabourd, Hist. de la Révol., t. I, p. 207.-Poujoulat, t. I, Degalmer, Hist. de l'Assembl. constit., t. I, p. 129.

p. 131.

Elle n'avait qu'un seul moyen de les arrêter: c'était de se concerter avec le pouvoir exécutif, de recourir à l'emploi de la force, d'ordonner des enquêtes, et d'infliger des châtiments. L'ordre, la tranquillité publique, l'humanité, l'intérêt du commerce et de l'industrie, demandaient la prompte exécution de cette mesure, seule efficace dans le moment actuel. Que fit l'Assemblée nationale? Lally-Tolendal proposa une proclamation au peuple français pour improuver ces excès et le rappeler à l'ordre (1). Mesure vaine, dérisoire; car, comme le dit M. Thiers, « ce n'est pas avec des paroles qu'on calme un peuple soulevé (2). » Eh bien! cette mesure paraissait encore trop forte à certains membres de l'Assemblée. Robespierre, qui parlait pour la première fois, la repoussa comme jetant un blâme sur le peuple qui avait défendu la liberté. Buzot s'exprima d'une manière plus claire, et donna le motif qui lui faisait rejeter la proclamation. «< Hier, s'écria-t-il, nous applaudissions à l'héroïsme des Parisiens; aujourd'hui les appelleronsnous des rebelles? les punirons-nous d'avoir sauvé la patrie? Si le despotisme rappelait un jour ses forces pour nous terrasser, quels citoyens oseraient alors défendre l'État? » C'est-à-dire : Le peuple nous a servis; il a combattu et vaincu pour nous; nous pouvons en avoir besoin encore. Devons-nous le blâmer, et l'indisposer contre nous ? Cet argument l'emporta, d'autant plus que la Fayette venait d'écrire à l'Assemblée qu'il avait pris des mesures infaillibles pour maintenir la tranquillité publique. Et quelles étaient ces mesures infail

(1) Moniteur, séance du 20 juillet 1789.

(2) Thiers, Hist. de la Révol., t. I, p. 120.

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