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ciété domestique. Dieu a pris un soin particulier pour la rendre durable. En effet, de tous les êtres vivants qui naissent sur la terre, l'homme est le plus faible et le plus impuissant, au moment où il vient au monde. Il a besoin de soins bien longs et bien assidus avant qu'il parvienne à l'usage de la raison et qu'il puisse pourvoir à son existence. Ceci est frappant aux yeux du philosophe. L'homme est l'être privilégié de la nature, et cependant il est longtemps dans l'impuissance de se procurer le nécessaire. Il y a évidemment là-dedans un motif secret de l'auteur de la nature. Il a voulu fonder une société durable dans la famille aussi l'affection des parents envers leurs enfants dure-t-elle pendant toute leur vie. L'oiseau du ciel, après avoir nourri ses petits, les chasse et ne les reconnaît plus, tandis qu'un père ou une mère aime ses enfants jusqu'à son dernier soupir. Ils en font leur consolation et leur joie dans un âge avancé, s'intéressent à leur prospérité, et pleurent à leur malheur. Voilà la nature; les lois qui concernent la famille, la propriété, la puissance paternelle, le respect des enfants à l'égard de leurs parents, n'en sont que l'expression. Le bonheur de la famille dépend de leur observation. L'Écriture les a exprimées en deux mots : Père et mère honoreras, afin que tu vives longuement.

Ce que je dis de l'individu et de la famille s'applique, à plus forte raison, à la société. Là il y a aussi des rapports naturels et nécessaires. Les lois sociales qu'elles soient religieuses, civiles ou politiques, n'en sont que l'expression. Ces lois sont souvent très-difficiles à faire, parce que les rapports de l'homme avec

ses semblables sont multiples et variés, et souvent difficiles à saisir; mais elles n'en existent pas moins, et sont aussi invariables que les lois du monde physique. Le Décalogue en a exposé les principes généraux : Tu ne tueras pas; tu ne commettras point d'adultère; tu ne déroberas point; tu ne feras point de faux témoignage contre ton prochain; tu ne désireras rien qui soit à lui, ni sa femme, ni ses biens. Ces préceptes, nous les apprenons dans notre enfance; mais nous devrions les étudier davantage dans l'âge mûr, parce qu'ils sont des lois éminemment sociales et pleines de haute politique; toutes les lois qui gouvernent la société, qu'elles soient religieuses ou civiles, ne doivent en être que le développement. Ainsi une assemblée constituante ou législative, si elle est sage, ne fait rien de nouveau. Par la constitution qu'elle donne, par les lois qu'elle établit, elle ne fait que constater et déclarer solennellement ce qui a toujours existé. En pareil cas, une assemblée politique a une grande ressemblance avec un concile d'évêques. Comme le concile, elle ne fait que consigner par écrit ce qui toujours a été cru et enseigné (1).

Une société qui est placée, par ses lois, dans l'ordre de la nature, et qui y marche sans obstacle, est heureuse comme l'individu; car le bonheur de la société, comme celui de l'individu, consiste dans la tranquillité de l'ordre. Or cette tranquillité existe lorsqu'elle observe les rapports naturels, ces lois éternelles que Dieu a tracées; elle jouit alors d'un calme et d'une paix profonde, que l'Écriture a exprimée (1) Saint Vincent de Lérins, Commonit., c. 23.

par une image simple et familière: Chacun, dit-elle, « s'assiéra sous sa vigne et sous son figuier, personne « ne troublera son repos (1). » Le repos, qui est le résultat de l'ordre, est le bonheur des peuples. Et plus l'ordre se raffermit, plus les peuples sont heureux; et si l'on parvenait à établir l'ordre parfait, tel que Dieu le veut, on jouirait dans la société d'un parfait repos, ou plutôt d'un parfait bonheur. Si, au contraire, la société s'écarte de cette loi naturelle, de cet ordre de choses que Dieu a établi, alors elle est en souffrance, elle est malade, inquiète sur l'avenir; elle fait des efforts pour arriver à la santé, c'est-àdire à un ordre plus parfait, à un ordre plus en harmonie avec la nature. Mais si, par malheur, elle a touché à un principe vital, à une loi constitutive et fondamentale, alors elle se dissout, elle se roule dans des fièvres convulsives et elle meurt, si toutefois elle ne revient pas à l'ordre de Dieu. Ce que J. J. Rousseau a admirablement bien exprimé : « Si le lé«<gislateur, dit-il, se trompant dans son objet, prend « un principe différent de celui qui naît de la nature « des choses, l'État ne cessera d'être agité jusqu'à ce qu'il soit détruit ou changé, et que l'invincible na« ture ait repris son empire (2). »

Mais Rousseau, esprit bizarre, fait en politique ce qu'il a fait en religion. Il démolit ce qu'il a si magnifiquement construit. Après avoir reconnu une loi invariable, fondée sur la nature des choses, telles que Dieu les a créées, loi qu'on ne peut enfreindre impunément, et contre laquelle tout ce qu'on fait est (1) Michée, c. IV, 4.

(2) Contrat social, liv. II, ch. 11.

nul de soi, comme dit Bossuet, il ne voit plus dans la loi que le caprice de la multitude, ou la volonté du peuple, indépendante de celle de Dieu.

La loi, qui, selon tous les jurisconsultes, est l'expression des rapports naturels entre les divers êtres de la société, n'est plus, à ses yeux, que l'expression de la volonté générale, c'est-à-dire de la volonté collective du peuple. Mais cette volonté, de sa nature changeante et mobile, peut être surprise, égarée, faire de mauvaises lois, ou changer celles qui sont bonnes. Rousseau en convient; il sait que ce que le peuple veut aujourd'hui, il ne le voudra pas demain; mais il serait absurde, dit-il, que la volonté se donnât des chaînes pour l'avenir (1). Le peuple est toujours maître de changer ses lois, méme les meilleures (2). Mais en faisant des lois mauvaises ou en changeant celles qui sont bonnes, il peut établir des principes différents de la nature des choses, jeter l'État dans le trouble et l'agitation. Rousseau en convient encore, mais il ne s'en tient pas moins à son principe: S'il plait au peuple, répond-il, de se faire mal à lui-même, qu'estce qui a le droit de l'en empécher (3)? Ainsi l'acte de bouleverser les États, de changer les lois même les meilleures, est un droit, et, selon Rousseau, inaliénable, imprescriptible.

Sa théorie du pouvoir le conduit au même résultat. Le pouvoir est la première condition préliminaire de toute association. Nous le trouvons partout, dans la société politique, dans l'industrie, dans (1) Contrat social, liv. II, c. 1.

(2) Ibid., lib. II, c. 12.

(3) Ibid.

une simple école, dans une maison particulière. Partout il y a un maître et des subordonnés. Sans pouvoir, point de société, point d'industrie, point d'éducation, point d'ordre. Jamais société ne s'est formée, jamais société ne s'est vue sans un homme qui parle et ordonne, et des hommes qui écoutent et obéissent. Voilà la nature, la loi suprême du Créateur. Cet ordre vient donc de Dieu. La révélation est d'accord avec la raison : Non est potestas, nisi a Deo, dit l'apôtre saint Paul (1). Ce qui ne veut pas dire que les princes sont ordonnés immédiatement de Dieu. Non, les princes ou les chefs du peuple sont choisis par les hommes; ce qui vient de Dieu, c'est le pouvoir, c'est la principauté, comme dit saint Chrysostome (2). «Il est de la sagesse divine, dit ce Père, qu'il y ait des principautés, que les uns commandent et les autres obéissent, pour que les peuples ne soient pas flottants au hasard, jetés çà et là comme par les vagues furieuses de la mer. Mais l'apôtre ne dit pas : Il n'y a point de prince qui ne vienne de Dieu. Il parle de la chose même, et dit qu'il n'y a point de puissance qui ne vienne de Dieu; toutes celles qui existent sont ordonnées de Dieu. » C'est pourquoi, dans l'Écriture, les princes ou les chefs des peuples sont appelés des dieux (3). Saint Paul parle aussi de ces dieux (4). Saint Augustin nous avertit que, par ce mot, il faut

(1) Ad Rom., c. 13.

(2) T. IX, p. 752, édit. Gaume.

(3) Diis non detrahes, et principi populi tui non maledices. Exod., XXII, 28.

(4) Nam etsi qui dicantur dii, sive in cœlo, sive in terra (siquidem sunt dii multi et domini multi). I Cor., VIII, 5.

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