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entendre les princes (1). L'expression de l'Écriture est extrêmement juste, et s'accorde avec la raison; car ceux qui commandent au peuple sont en rapport avec la Divinité, ils sont ses remplaçants sur la terre pour l'ordre de la société, ils sont revêtus de son pouvoir; ils tiennent entre leurs mains le glaive du Seigneur. L'Église, comme pour les rendre dignes d'un si haut rang, les consacrait par une solennité spéciale, les entourait de ses hommages, et gravait dans le cœur des fidèles le respect, l'amour et l'obéissance. Sans doute les princes n'ont pas toujours su se maintenir à cette hauteur par leur conduite; mais l'Église, tout en leur faisant de respectueuses remontrances, les honorait encore, parce qu'elle reconnaissait en eux l'autorité divine. En suivant cette marche, elle nous préservait de ces crises violentes qui ébranlent la société, arrêtent la vie du corps social, amènent la ruine du riche et la misère du pauvre; service éminent que nous devrions savoir apprécier, depuis que nous sommes témoins de révolutions. Voilà ce que l'Église a fait dans tous les siècles et pour tous les pouvoirs, monarchiques, républicains et démocratiques; voilà ce qu'elle a fait même pour les pouvoirs persécuteurs. Le chrétien, expirant au milieu des tourments, bénissait la main de celui qui le frappait, et priait pour lui.

Rousseau ne reconnaissait rien de divin dans la principauté. Le pouvoir, les lois, la société ellemême, sont des conventions humaines et temporaires qu'on peut dissoudre à volonté. Le pouvoir étant une fois humain, se trouvait abaissé d'un degré (1) Aug., Opera, t. III, p. 449.

infini, de toute la distance du ciel à la terre. Le prince que l'Écriture appelle dieu, et qui passait aux yeux de tous les chrétiens comme le médiateur entre Dieu et l'homme dans la société politique, n'était plus qu'un homme ordinaire qui méritait à peine quelques hommages. Rousseau le trouvait encore trop élevé; il en fit un simple officier civil, un commis qui est obligé d'obéir, et qui, malgré sa docilité, peut être renvoyé à plaisir; car il a affaire à un maitre capricieux et absolu, auquel il est entièrement soumis : c'est le peuple. « Les dépositaires de la puissance exécutive, dit Rousseau, ne sont pas les maîtres du peuple, mais ses officiers ; il peut les établir et les destituer quand il lui plaît; il n'est point pour eux de contracter, mais d'obéir (1).» « Pour eux, dit-il ailleurs, il ne peut y avoir aucune loi fondamentale obligatoire, pas méme le contrat social (2). » Ainsi on ne peut faire avec lui aucun contrat, même. temporaire; dès que le peuple le veut, il est chassé. « Quand il arrive, dit-il encore, que le peuple institue un gouvernement héréditaire, soit monarchique dans une famille, soit aristocratique dans une classe de citoyens, ce n'est pas un engagement qu'il prend, c'est une forme provisionnelle qu'il donne à l'administration, jusqu'à ce qu'il lui plaise d'en ordonner autrement (3). » Voilà donc le droit insurrectionnel proclamé : il suffit d'un caprice du peuple pour qu'il y soit autorisé. Mais ces révoltes, ces changements sont bien dangereux: Rousseau

(1) Contrat social, liv. III, ch. 18.

(2) Ibid., liv. I, ch. 7.

(3) Ibid., liv. III, ch. 18.

l'avoue, mais il ne renonce pas pour cela au droit qu'il a établi. «Cette circonspection est une maxime de politique et non pas une règle de droit, et l'État n'est pas plus tenu de laisser l'autorité civile à ses chefs que l'autorité militaire à ses généraux (1). » Puis, s'il plaît au peuple de se faire mal à lui-même, personne n'a le droit de l'en empêcher: c'est-à-dire qu'il périsse s'il le veut, c'est son droit, personne ne peut le lui ôter.

Les commentaires sont inutiles. Tout le monde comprend ce que ces théories ont de calamiteux, et quelles conséquences désastreuses en découlent. Le pouvoir est une des lois vitales de la société, il en est la clef de voûte; jamais on n'y touche impunément. La moindre altération ébranle l'édifice et en amène la chute. Nous en avons fait une triste expérience. Aussitôt que les principes de Rousseau furent en vogue, le pouvoir perdit le prestige que les peuples formés par le christianisme avaient coutume d'y attacher. Ceux qui étudient l'histoire des dernières années qui ont précédé les états généraux peuvent remarquer qu'on n'avait plus pour l'autorité l'antique respect, et que le roi Louis XVI, malgré ses vertus, n'était plus honoré et obéi comme l'étaient ses prédécesseurs, malgré leurs vices. La société avait reçu d'autres inspirations.

L'instabilité du pouvoir a été une autre conséquence du même principe. La société, surtout depuis qu'elle est devenue industrielle, a besoin d'un grand repos et d'une profonde sécurité, non-seulement pour le présent, mais encore pour l'avenir. Elle a (1) Contrat social, liv. III, ch. 18.

donc besoin d'un pouvoir fixe et stable, d'un pouvoir indépendant des caprices de la multitude qui varie selon les émotions du jour, où selon les instigations de ses meneurs; sans quoi il n'y a point de sûreté, point de confiance et point de prospérité. La philosophie a ôté au pouvoir la fixité, la stabilité; de là il est passé de mains en mains sans avoir pu se fixer. Et comment pourrait-il se fixer lorsqu'on a le droit de le renverser selon son bon plaisir? et quelle force peut-il avoir? Cependant, pour être bienfaisant et garantir les intérêts de tous, il a besoin d'être fort. Or la force du pouvoir lui vient, non des armées, mais de l'amour et de l'obéissance des peuples. C'est là son véritable rempart et la première condition de son existence. La force matérielle peut soutenir le pouvoir pendant quelque temps, mais la force morale seule peut lui donner la stabilité. L'Église s'est efforcée dans tous les temps d'inculquer ces principes, de graver dans le cœur des peuples le respect, l'amour et l'obéissance à l'égard des princes; à l'exemple de l'apôtre saint Paul, elle en a fait un devoir de conscience, elle en a donné les motifs. Obéir au prince, c'est obéir à Dieu; lui désobéir, c'est désobéir à Dieu lui-même, puisque le prince, sous quelque nom qu'on le désigne, est l'image et le représentant de Dieu, du moment qu'il est légitimement investi de son pouvoir. Voilà les motifs de l'obéissance; ils sont nobles et grands : l'homme, la plus noble créature des êtres créés, n'obéit qu'à Dieu (1).

(1) Deum timete, regem honorificate.

La philosophie, en humanisant le pouvoir, a attaqué l'obéissance par sa base; car Dieu ayant été exclu de l'ordre social, l'homme, au lieu d'obéir à Dieu, s'est trouvé réduit à obéir à l'homme, à son semblable, à qui il est égal en droit, et souvent supérieur en raison, en lumière, en vertu. C'est un état qui n'est point naturel; car l'homme, le roi de la nature, est si grand, si élevé, que Dieu seul a le droit de lui commander. C'est ce qu'on a senti dans toute l'antiquité et dans tous les siècles. Les anciens souverains de l'Assyrie, de la Perse, de la Grèce et de Rome se sont fait passer pour des dieux; il fallait les adorer, leur rendre un culte, et l'on sait les difficultés qu'ont eues les Juifs avec ces divinités qu'ils ne voulaient pas adorer; on sait que les chrétiens ont également souffert sous les empereurs païens, parce qu'ils ne voulaient pas les reconnaître pour des dieux. Minos, Numa Pompilius, Mahomet, cherchaient également au sein de la divinité leur autorité et leurs lois. Vous me direz que ce sont là des imposteurs. Oui, sans doute; mais, tout imposteurs qu'ils étaient, ils avaient des idées vraies. Ils sentaient la nécessité du commandement divin, la nécessité de faire dériver le pouvoir et la sanction des lois d'une source plus élevée que les conventions humaines; ils avaient une haute idée de la dignité et de la grandeur de l'homme, puisqu'ils croyaient qu'il ne devait obéir qu'à Dieu; et ils ne croyaient pas pouvoir fonder un empire avec un pouvoir purement humain.

Mon empire est détruit, si l'homme est reconnu :

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