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tôt après, il excita une vive émotion. Une grande partie de l'assemblée, oubliant le lieu auguste et le saint sacrement exposé sur l'autel, éclata en applaudissements, et fit retentir de ses transports les voûtes de l'édifice. Un tel enthousiasme, excité par le mot de libertés publiques, avait alors une grande signification (1). On reprocha à M. de la Fare de s'être trop étendu sur la politique, de s'être permis certaines déclamations vulgaires sur le luxe et le despotisme des cours, sur les devoirs des souverains et les droits du peuple, au lieu d'avoir prêché l'union et la concorde, si nécessaires dans une grande assemblée (2). Ce reproche prouve du moins qu'il n'était pas opposé aux réformes.

Les députés du tiers ordre n'étaient pas contents. Ils avaient été humiliés par l'humble costume qu'on leur avait prescrit, et qui contrastait si fort avec celui de la noblesse; ils avaient été blessés par les paroles imprudentes de l'orateur; leur mécontentement fut au comble à la réception du roi. Suivant l'étiquette de la cour et un usage suranné, on ouvrit les deux battants aux deux premiers ordres, et un seul battant aux députés du tiers. Le roi reçut le clergé et la noblesse dans son cabinet, et la députation du tiers dans une autre pièce. De plus, le clergé et la noblesse entrèrent dans la salle des états généraux avec le roi, par la grande porte; le tiers état fut obligé de passer par une petite porte de côté qu'on avait pratiquée pour lui. Les députés du tiers étaient aigris par ces sortes de

(1) Gabourd, Hist. de la Révol., t. I, p. 147. Hist. parlem., t. I, p. 159.

(2) Hist. parlem., ibid.

préférence et de distinction, qui n'étaient plus de saison. L'étiquette, que la reine détestait par nature, et qu'elle avait appris à fouler aux pieds à la cour de MarieThérèse, sa mère, deviendra fatale à Louis XVI dans bien des occasions (1).

Le lendemain 5 mai, le roi fit l'ouverture des états généraux par un discours bien propre à calmer les esprits les plus exigeants. Il parla de ses sentiments, de son amour pour le peuple, des réformes qu'il avait déjà faites, de celles qu'il se proposait de faire par l'intermédiaire de l'Assemblée, de ses vœux ardents pour le bonheur et la prospérité de la France; il donna aussi quelques conseils de sagesse et de modération. D'unanimes applaudissements accueillirent ce discours. Le roi était dans le transport de sa joie; il croyait être au bout de ses peines, et était bien loin de prévoir le sort qui l'attendait. Barentin, garde des sceaux, prit la parole après lui; puis Necker. Ce dernier ne remplit pas l'attente de l'assemblée : il ennuya par ses comptes et ses chiffres. On le trouva pauvre en idées politiques. Le déficit était réduit, d'après son calcul, à 56,150,000 liv. (2).

Dès le lendemain 6 mai, se présentèrent, et au conseil des ministres et dans l'assemblée, des difficultés graves, de la solution desquelles dépendaient le salut de l'État et le sort de la religion. Loménie de Brienne avait accordé la liberté illimitée de la presse, sous prétexte de recueillir des lumières sur les questions qui concernaient les états généraux. La presse, délivrée de

(1) Poujoulat, t. I, p. 89.

(2) Hist. parlem., t. I, p. 276.

ses entraves, montra aussitôt ce qu'elle pouvait devenir, un instrument puissant entre les mains des adversaires. Elle avait dégénéré en licence dès le premier jour de sa liberté, embrouillé les questions au lieu de les éclaircir, en jetant dans le monde un pêle-mêle d'idées bizarres, contradictoires, et subversives de l'ordre social. Il était temps d'y mettre un terme, d'autant plus que cette licence allait devenir bien plus dangereuse par la voie du journalisme. Mirabeau venait de fonder un journal appelé celui des états généraux. Le premier numéro renfermait une critique du discours de M. de la Fare, où Mirabeau avait trouvé les principes les plus faux et les plus absurdes; et une autre contre le gouvernement, qui, comme il le disait, avait entre ses mains de puissants moyens de corruption par la feuille des bénéfices. Le gouvernement, attaqué, sentit le besoin des anciennes lois du royaume : un édit royal rétablit la censure, et supprima le Journal des États généraux. Mirabeau se récria contre cette suppression, protesta énergiquement en faveur de la liberté de la presse dans une lettre imprimée et adressée à ses commettants, et continua son journal, malgré l'édit du roi et les peines prononcées contre l'imprimeur. Il y fut encouragé par la commune de Paris, qui fit, pour la première fois, acte d'intervention dans les affaires générales du royaume. Par un arrêté du 7 mai, elle se déclara contre l'édit, comme portant atteinte à la liberté publique, à la liberté de la presse réclamée par la France entière, et le déféra aux chambres du clergé et de la noblesse, en les invitant à se réunir au tiers pour faire révoquer l'édit, et procurer à l'Assem

blée nationale la liberté provisoire de la presse (1). Le ministère, inquiet de ces manifestations, n'osa pas faire exécuter l'édit, et la presse se trouva affranchie de toute entrave. C'était une conséquence de l'acte imprudent et impolitique de Loménie de Brienne. La liberté de la presse étant une fois accordée, il était bien difficile de lui mettre des entraves. Elle va devenir une arme redoutable entre les mains des ennemis du clergé et du gouvernement.

Pendant ce temps une division déplorable avait éclaté entre les députés envoyés aux états généraux, division qui dura plus de six semaines, et qui se termina d'une manière bien désavantageuse à l'État et à la religion.

Selon l'antique constitution du pays, il y avait trois chambres, selon les trois ordres. Ce que l'une faisait avec précipitation, par surprise ou ignorance, l'autre le reprenait et le corrigeait. Il n'était guère possible qu'une loi fût mauvaise, après avoir passé par les épreuves des trois ordres. Cette institution était bien plus sage qu'on ne le pense généralement. La loi, pour se concilier le respect des peuples, ne saurait passer par trop d'épreuves. Certains auteurs prétendent que si on l'avait laissée subsister, il eût été impossible d'obtenir des réformes. C'est une assertion qui me semble peu fondée; car, comme nous l'avons vu, le clergé était disposé à toutes les réformes utiles, ses cahiers s'accordaient presque en tout avec ceux du tiers état. Les deux ordres réunis l'auraient emporté sur celui de la noblesse; toutes les réformes demandées par la

(1) Hist. parlem., t. I, p. 277, 280.

France se seraient opérées, et on n'aurait point eu à déplorer les tristes et funestes écarts de l'Assemblée constituante, ou plutôt on n'aurait pas eu cette révolution violente qui a coûté tant de sang. Mais les députés du tiers, qui voulaient subjuguer le clergé et non se l'adjoindre et marcher de pair avec lui, visaient à la fusion des trois ordres et au vote par tête; c'est-à-dire ils voulaient effacer les deux premiers ordres, et devenir seuls maîtres, ce qu'ils obtenaient facilement par la fusion, puisque leur nombre surpassait celui des deux premiers ordres réunis. La question se présenta, du moins indirectement, dans la première séance de l'assemblée. On se demandait si la vérification des pouvoirs se ferait séparément par ordre, comme dans les anciens temps, ou si elle se ferait en commun dans une même salle par les trois ordres réunis. Ce n'était pas encore le vote par tête; car on pouvait vérifier les pouvoirs en commun, se diviser ensuite, et voter séparément. Mais la vérification des pouvoirs en commun entraînait naturellement le vote par tête, et c'est la raison pour laquelle les députés du tiers y mettaient tant d'importance.

Dès le 6 mai, les députés du clergé et de la noblesse s'occupèrent, dans des salles séparées, de la vérification des pouvoirs. Ils nommèrent dans chaque ordre des commissaires chargés de cette vérification. Ils avaient été élus députés par ordre, et ils trouvaient tout naturel de vérifier les pouvoirs et de voter par ordre. Cependant la question de la vérification des pouvoirs en commun avait été agitée dans chaque chambre. Dans celle du clergé, 114 membres contre 133 la désiraient, et parmi ces membres on distinguait deux archevêques,

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