Page images
PDF
EPUB

Sieyes conclut à ce qu'on fit une dernière sommation aux deux ordres, et qu'en attendant leur réponse on procédât à la vérification des pouvoirs des députés du tiers état (1). La motion de l'abbé Sieyes, qui exerçait alors une grande influence, fut vivement applaudie. Une dernière députation vers le clergé et la noblesse fut arrêtée, on changea seulement le mot de sommation en celui d'invitation, et l'on procéda à la vérification des pouvoirs.

La noblesse ne fut point ébranlée par la résolution du tiers état, mais le clergé faiblit de plus en plus. Déjà, dans la séance du 3 juin, un curé avait fait un discours pour prouver la nécessité de se réunir au tiers état et de voter par tête. Dans la séance du 10, au moment où l'on procédait à la vérification des titres, plusieurs curés avaient protesté qu'ils n'entendaient pas, par cette opération, rien préjudicier contre la vérification en commun. Les curés ne comprenaient pas l'importance de la question, ni le piége périlleux qui leur était tendu; peut-être aussi quelques-uns étaient-ils portés vers le tiers état par un rapprochement de doctrines. Cette dernière supposition est plus que vraisemblable. Enfin, la défection se déclara dans leurs rangs. Le 13 juin, trois curés du Poitou, Jallet, Balard, Lescève, quittèrent leur ordre, et se rendirent à l'assemblée des communes. Ils y furent reçus à bras ouverts et avec un enthousiasme difficile à décrire. Deux de ces curés, Lescève et Jallet, adhérèrent plus tard à la constitution civile du clergé, et furent nommés évêques constitutionnels. Lescève n'accepta point l'épiscopat,

(1) Moniteur, séance du 10 juin.

pour raison de santé; Jallet, nommé à Poitiers, ne jouit pas longtemps de son intrusion; il fut frappé d'apoplexie cinq jours après sa prise de possession, au moment où, avec un mémoire à la main, il allait au département demander la clôture des maisons religieuses (1). Nous ne savons rien sur Balard.

La barrière est franchie, d'autres vont y entrer. Le lendemain (14 juin), six curés, parmi lesquels figure le fameux Grégoire, curé d'Emberménil, diocèse de Nancy, se présentèrent au tiers état, exprimant le regret de n'avoir pas connu l'intention de ceux qui les avaient précédés, autrement ils seraient venus avec eux. Ils furent reçus avec le même enthousiasme que ceux de la veille. Le 15, on en vit arriver trois autres, parmi lesquels se trouvait Marolles, futur évêque de Soissons. Le lendemain, nouvelle défection: cinq curés se réunirent à l'assemblée des communes, plusieurs autres se présentèrent les jours suivants. Enfin, leur nombre alla jusqu'à dix-neuf. Les députés du tiers état étaient transportés de joie; il n'y avait pas d'éloges qu'ils ne prodiguassent aux nouveaux venus; ils les félicitaient, les embrassaient, les appelaient les vrais ministres de l'Evangile, qui seuls connaissaient l'esprit d'union et de concorde, et les sentiments de fraternité (2). L'assemblée des communes, augmentée et enhardie par ces défections, chercha à se constituer définitivement, et à adopter une dénomination qui répondît le mieux à ses idées. Une discussion confuse et embarrassante s'engagea et se prolongea pendant deux

(1) Mémoires d'Auribeau, recueillis par ordre de Pie VI, t. I, p. 155.

(2) Moniteur, séances des 3, 13, 14, 15, 16 juin 1789.

jours. Enfin, après de longs débats, l'assemblée se constitua, et prit audacieusement le nom d'Assemblée nationale; elle décréta, en même temps, qu'elle seule représentait la France; que la représentation étant une et indivisible, il n'appartenait à aucun député, dans quelque ordre ou classe qu'il fût choisi, d'exercer ses fonctions séparément de la présente assemblée. Par un autre décret, elle ajouta « qu'elle déclarait consentir provisoirement, pour la nation, que les impôts et contributions, quoique illégalement établis et perçus, continueraient d'être levés de la même manière qu'ils l'ont été précédemment, et ce, jusqu'au jour seulement de la première séparation de cette assemblée, de quelque cause qu'elle vienne (1). » C'est-à-dire, les impôts devaient cesser du moment où l'assemblée serait séparée ou dissoute. On mettait ainsi la couronne dans l'impossibilité de la dissoudre; c'était une précaution prise contre un coup d'État.

Depuis quatorze siècles on n'avait pas porté à la royauté un coup aussi funeste et aussi mortel. Le pouvoir échappait des mains de Louis XVI, c'est l'assemblée qui s'en empare; elle vient de se déclarer souveraine, indépendante, indissoluble; elle a mis les mains sur les impôts, le nerf des gouvernements; ils ne peuvent plus être perçus sans son ordre : c'est donc elle qui est maîtresse du gouvernement, le roi est dépouillé de son autorité, l'assemblée l'a confisquée à son profit.

Personne ne se méprenait sur l'énormité de cette usurpation. Mirabeau avait dit, dans la discussion, que le roi ne sanctionnerait pas et ne pourrait sanctionner

(1) Moniteur, séance du 17 juin 1789.

la dénomination d'Assemblée nationale, et que les députés n'avaient nalle autorité de la prendre. Écrivant peu après à un de ses amis en Allemagne, il dit : « Si, ce que je ne crois pas possible, le roi donnait sa sanction au nouveau titre que nous nous sommes arrogé, il resterait vrai que les députés du tiers ont joué le royaume au trente et quarante, tandis que je le disputais à une partie d'échecs où j'étais le plus fort (1). »

Mirabeau comprenait donc fort bien que le royaume était en jeu, et que le roi le perdait, comme à un jeu de cartes, s'il sanctionnait le nouveau titre. Mirabeau jugeait avec sa haute intelligence, et ne se trompait pas. La noblesse comprenait aussi les graves conséquences du coup porté à la royauté; elle s'empressa de mettre au pied du trône l'hommage de son respect, de son amour et de son dévouement. « L'esprit d'innovation, s'écria-t-elle, menace les lois constitutionnelles. Les députés du tiers ont cru pouvoir concentrer en eux seuls l'autorité des états généraux, sans attendre le concours des trois ordres et la sanction de Votre Majesté; ils ont cru pouvoir convertir leurs décrets en lois; ils en ont ordonné l'impression, la publicité et l'envoi en provinces; ils ont détruit les impôts, ils les ont recréés; ils ont pensé sans doute pouvoir s'attribuer les droits du roi et des trois ordres. C'est entre les mains de Votre Majesté même que nous déposerons nos protestations, et nous n'aurons jamais de désir plus ardent que de concourir au bien d'un peuple dont Sa Majesté fait son bonheur d'être aimée. Si les droits que nous défendons nous étaient purement personnels, s'ils n'intéressaient que l'ordre de la noblesse, notre zèle à les réclamer, notre

(1) Lettre de Mirabeau à l'un de ses amis d'Allemagne.

constance à les soutenir auraient moins d'énergie. Ce ne sont pas nos intérêts seuls que nous défendons, ce sont les vôtres, ce sont ceux de l'État, ce sont enfin ceux du peuple français (1). » On voit, par ces paroles, que la noblesse comprenait parfaitement la gravité des circonstances, et qu'elle était plus que jamais résolue de maintenir son ordre.

Il y avait dans le clergé des hommes qui comprenaient aussi le péril de la situation. L'archevêque de Paris, M. de Juigné, s'était déclaré, dès le commencement, contre la vérification en commun; le cardinal de la Rochefoucauld, archevêque de Rouen, ne voulait pas en entendre parler; M. de Boisgelin, archevêque d'Aix, s'y était fortement opposé; l'évêque de Clermont avait exprimé publiquement sa pensée, en répondant à Target, membre de la députation envoyée, selon l'avis de Mirabeau, pour exhorter le clergé, au nom du Dieu de paix, à se réunir au tiers état : « Le Dieu de paix, avait répliqué l'évêque, est aussi le Dieu de l'ordre et de la justice (2). » L'abbé Maury, député de Péronne, n'avait cessé d'exhorter le clergé et la noblesse à maintenir leur ordre, et de les effrayer des maux de l'avenir, s'ils ne le maintenaient pas (3). D'autres ecclésiastiques en grand nombre étaient du même avis. Mais il y avait, dans la chambre du clergé, la partie des curés de campagne qui n'étaient pas à la hauteur des circonstances, et qui, par ignorance, par un vague désir de réformes, ou par un rapprochement de doctrines, penchaient vers le tiers état. Déjà dix-neuf s'y étaient

(1) Moniteur, séance du 19 juin.

(2) Mémoires d'Auribeau, t. I, p. 155.

(3) Ibid., p 111. Moniteur, séance du 12 juin, Noblesse.

« PreviousContinue »