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trône était à la cour; car l'opinion publique n'était pas encore née, son tribunal sévère n'était pas dressé. On appelait bon ton, cette loi, capricieuse souvent, et toujours despotique, que des femmes et des hommes efféminés faisaient exécuter impérieusement par l'arme puérile du ridicule. L'imitation était devenue le caractère distinctif des Français; c'est-à-dire qu'ils n'avaient point de caractère. C'est peut-être à cette mollesse d'ame, qui exclut toutes les idées grandes et fortes, qu'il faut attribuer la décadence des beauxarts chez une nation qui avait eu de si beaux commencemens. On accordait aux Français le talent de perfectionner et d'embellir les inventions des autres peuples; mais on leur refusait ce génie créateur qui ne se laisse point asservir par la tyrannie de l'habitude.

C'est écrire l'histoire de la révolution que de tracer cette marche insensible des esprits vers le néant politique. Plusieurs régions de l'Europe sont une preuve que des hommes peuvent croître et végéter en corps de nation, sans que pour cela cette nation ait une existence. La France, faite, par sa grandeur, par sa population et par le génie de ses habitans pour tenir un rang distingué dans l'Europe, n'y avait plus de prépondérance. Aucune de ces ames fières qui, de nos jours, ont préparé la révolution et qui ont vu la fin de ce règne de Louis XV, n'a oublié quelle était alors la nullité du roi, du gouvernement et de la nation.

Cependant c'est dans ce règne même que se forgèrent les armes qui brisèrent les fers de la tyrannie. Il est dans la marche de l'esprit humain que le siècle de la philosophie succède nécessairement à celui des beaux-arts. On commence par imiter la nature, on finit par l'étudier: on observe d'abord les objets, on en recherche ensuite les causes et les principes. Sous le règne de Louis XV, les gens de lettres prirent un nouveau caractère; et lorsque la poésie, l'architecture, la peinture et la sculpture eurent produit un grand nombre de chefs-d'œuvre, lorsque le nouveau, qui donne un si grand prix aux beaux-arts, fut épuisé, et que les grandes conceptions furent devenues plus difficiles, les esprits se tournèrent naturellement vers la recherche des principes mêmes. Le siècle de la raison qui examine succéda à celui de l'imagination qui peint. Cette première influence de la raison avait amorti le feu des querelles religieuses, qui, depuis deux siècles, avaient retardé les progrès de la France. On commençait à ne plus s'occuper autant de ces idées abstraites qui ne servent qu'à enrichir ou à illustrer la classe des hommes qui en vivent. Les sciences, les arts et les jouissances qu'ils procurent avaient changé la di

rection des esprits; et quelque ridicule importance qu'eussent donné Louis XIV lui-même et son hypocrite cour à des disputes saintement frivoles, ils ne purent parvenir à en composer le caractère du siècle.

nous

Il est important de remarquer qu'à cette époque il s'établit une communication de la France avec les parties septentrionales de l'Europe, où régnait plus de liberté et d'indépendance d'opinions. C'était le midi qui, jusqu'alors, avait gouvernés par son faux savoir, ou qui avait influé sur nous par sa politique. Rome nous avait donné sa foi, l'Italie son machiavélisme, son luxe et ses arts, et l'Espagne des guerres civiles. Toutes nos opinions et nos disputes prenaient naissance au-delà des monts. Depuis les croisades et les guerres d'Italie jusqu'à la bulle, Rome nous avait toujours dirigés; le reste de l'Europe n'existait pas pour nous. Mais lorsque la véritable et saine philosophie eut éclairé le nord, et qu'en France on eut commencé à penser et à réfléchir, il se forma un commerce entre les esprits supérieurs. L'Angleterre, la Hollande, la Suisse et l'Allemagne étaient couverte d'universités, où, malgré quelques restes de pédantisme, la raison tenait école de philosophie. Ces régions du bon sens regardaient en pitié des contrées plus favorisées de la nature, mais où des préjugés grossiers rendaient ses présens inutiles. La partie excommuniée de l'Europe en était. la plus éclairée.

Nous voyons qu'on regardait alors comme un progrès admirable de l'esprit humain la correspondance de Locke, de Clarke, de Newton, avec Leibnitz et quelques savans de France et d'Italie. On s'étonnait que des philosophes, qui différaient dans leurs opinions religieuses, communiquassent entre eux avec autant de tolérance. Ce commerce s'étendit bientôt. Nous avions une si haute idée de nous-mêmes et de notre langue, que nous regardions les idiomes des étrangers comme des jargons de barbares; on négligeait de les apprendre. Locke fut traduit; Locke, l'instituteur de la pensée, et qui, le premier, a prouvé par ses ouvrages que la philosophie n'est autre chose que la raison: c'est ce Locke, sans lequel, peut-être, nous n'aurions jamais eu Condillac. Bientôt on rechercha les autres ouvrages excellens qu'avait produits l'Angleterre, cette région de l'indépendance; et Voltaire a eu raison de se glorifier de nous avoir fait connaître le premier les productions philosophiques de la GrandeBretagne.

Les Français en étaient déjà dignes, car Montesquieu avait paru. La critique fine, et audacieuse alors, de ses Lettres Persanes avait donné de la hardiesse aux esprits; son Esprit des

lois leur donna de la profondeur. Dans ses réflexions sur les gouvernemens sont renfermés tous les principes de liberté que la raison, le temps et les fautes heureuses du despotisme ont fait éclore. Mais un homme, plus que tous les autres, avançait les progrès de la raison en France, c'est celui qui, jeune encore, séduisit tous les esprits par les charmes d'une poésie brillante, qui réunit tous les talens, qui perfectionna tous les genres, qui combattit tous les abus, qui prit la défense de tous les opprimés, et qui, durant soixante ans, dirigea ou commanda l'opinion publique. Je demande à toute la génération présente, à tous ceux qui du moins ont appris à penser par eux-mêmes et à s'élever au-dessus des préjugés, s'ils n'en sont pas redevables à Voltaire. Son infatigable persévérance réveillait la paresse même, et jamais il ne permit à son siècle de s'endormir sur la vérité. Ses leçons judicieuses, ses critiques fines et ses piquantes satyres, furent le continuel fléau des préjugés, jusques au temps où, après avoir terrassé tour-à-tour mille athlètes de la sottise, il domina seul sur l'arène.

Le protecteur infatigable des malheureux aimait la liberté, parce qu'il aimait avec passion l'humanité. Tous les principes de la liberté, toutes les semences de la révolution, sont renfermés dans les écrits de Voltaire. Il l'avait prédite, et il la faisait. Il minait sans cesse le terrain sur lequel le despotisme édifiait toujours. Heureux de ce que la nature lui faissa le temps d'éclairer deux générations! car la liberté de la pensée faisant chaque jour autant de progrès que les pouvoirs arbitraires faisaient de fautes, les Français arrivèrent beaucoup plutôt au moment où les esprits devaient être changés.

C'est alors que se forma une école d'hommes supérieurs dont les écrits répandirent une foule de vérités utiles; et ceuxci formant à leur tour une multitude de disciples, il s'établit un tribunal éclairé, qui devint le juge des ministres et des rois: c'est celui de l'opinion publique. Ce tribunal a été inconnu aux anciens, parce qu'ils n'avaient pas l'imprimerie, et que les hommes étaient formés par les lois et par les usages, Les peuples qui n'ont qu'un livre, comme les Juifs, les Musulmans, les Guèbres, ne changent jamais d'opinion. Ils iraient ainsi jusqu'à la fin des siècles, sans que les lumières fissent chez eux les moindres progrès: leurs docteurs ont toujours raison, car ils ne sont pas contredits. C'est une des causes de la perpétuité du despotisme en Asie.

Il n'a pas tenu aux tyrans de la pensée que nous aussi n'eussions point de livres. Nous nous souvenons tous à quelles persécutions furent exposés les premiers écrivains qui osèrent nous dire la vérité; les cachots de la Bastille les engloutissaient

vivans, et les parlemens les honoraient de la flétrissure. Mais lorsque leur multitude fut accrue, et que, forts à leur tour de leur réunion, ils ne craignirent plus des sentences que le public condamnait, la vérité pénétra par-tout; les livres passèrent par toutes les frontières du royaume; ils entrèrent dans toutes les maisons; et enfin l'inquisition, lassée, s'arrêta. Les ennemis les plus violens et les plus habiles de la liberté d'écrire, les jésuites, avaient disparu, et personne depuis n'osa déployer le même despotisme et la même persévérance. Quand une fois les esprits des Français furent tournés vers les lectures instructives, ils portèrent leur attention sur les mystères des gouvernemens. L'Encyclopédie eut cet avantage particulier que, traitant toutes les sciences, elle fournit aux savans, qui en firent le dépôt de leurs pensées, l'occasion de parler de la politique, de l'économie, des finances. Une école, ou dirai-je une secte, qui invoquait toujours les oracles de son maître, occupa quelque temps les esprits. On a reproché aux économistes un langage mystique, peu convenable aux oracles simples et clairs de la vérité. On a cru qu'ils ne s'entendaient pas eux-mêmes, puisqu'ils ne savaient pas se faire entendre. Mais nous devons à leur vertueuse opiniâtreté d'avoir amené les Français à réfléchir sur la science du gouvernement. C'est à leur constance à nous occuper long-temps des mêmes objets que nous devons la publication de ces idées, si simples qu'elles sont devenues vulgaires; que la liberté de l'industrie en fait seule la prospérité; que les talens ne doivent être soumis à aucune entrave; que la liberté de l'exportation des grains est la source de leur abondance; qu'on ne doit pas jeter l'impôt sur les avances de l'agriculteur, mais sur ce qui lui reste après qu'il en a été remboursé. Sans doute on avait dit toutes ces choses avant eux; mais ils les ont redites et répétées, et ce n'est qu'ainsi que se forment les opinions. Mais le gouvernement, qui feignait de les ignorer, se conduisait par des maximes contraires; et il était vertueux d'éclairer, d'animer ses concitoyens.

Ainsi les oreilles s'accoutumaient au mot doux et flatteur de liberté, sans que le despotisme pût encore s'en effaroucher. Un philosophe digne des Grecs et des Romains, à l'école desquels il s'était instruit, fit parler à la liberté un plus mâle langage. J. J. Rousseau présenta à la vénération des ames fières, à l'amour des ames sensibles, cette liberté dont l'idole était dans son cœur. Il en peignit les charmes, et l'enthousiasme enchanteur, et les saintes austérités, et les éternels sacrifices. Jamais il ne la sépara de la vertu, sans laquelle la liberté n'a qu'une existence passagère. Enfin il en traça le code dans son Contrat social; et ce livre immortel fixa toutes les idées. Là

se trouvèrent réunis des principes autour desquels vinrent se rallier tous les bons esprits: là devaient puiser un jour tous ceux qui, en rendant libres les nations, voudraient leur donner une liberté durable, et consacrer éternellement leurs droits. Après lui Raynal tonna contre toutes les tyrannies; il dénonça le despotisme à ses concitoyens: brisant tous les liens, dénouant tous les jougs, démasquant avec audace toutes les hypocrisies, il fit partager à son siècle son indignation contre les tyrans. Nous n'avons pas oublié quelle fut en France l'influence de son ouvrage, dans un temps où le despotisme, déshonoré encore par le vice, semblait chercher à mériter toutes les sortes de haîne. Telles étaient les dispositions des esprits lorsque Louis XVI monta sur le trône.

Il y portait un cœur bon, de l'attachement pour ses peuples, et une répugnance pour la tyrannie dont il a donné des preuves toutes les fois qu'il a agi et parlé par lui-même. Dès sa jeunesse il avait annoncé du goût pour la réforme des abus, et les courtisans en avaient frémi. Mais l'usage de la cour de France était d'écarter les héritiers du trône de la connaissance des affaires, afin de les tromper plus aisément et de gouverner sous leur nom. Telle a été la principale cause des sollicitudes qui ont affligé la vie de Louis XVI: avec de l'instruction il aurait pu sauver l'état, car il était naturellement économe et c'était sur les déprédations du trésor royal que portait en grande partie l'indignation publique.

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Il voulut s'entourer de conseils; il les chercha parmi les amis de son père. Il fit venir auprès de lui Maurepas, et crut avoir appelé un sage, parce qu'il avait appelé un vieillard : mais il n'eut qu'un vieux courtisan, qui ne s'occupa qu'à garder un pouvoir tranquille.

On a dû observer, dans tout le cours du règne de Louis XVI, qu'il a constamment cédé à ce qu'il a cru le vœu de la nation; et comme chaque homme a, dans sa conduite, une idée habituelle qui le dirige, on peut dire que le roi a toujours été guidé par celle-ci. Il le montra, dès son avénement au trône, en rappelant les parlemens exilés et en renversant l'ouvrage de la vengeance de Maupeou. Les parlemens étaient regardés par une partie de la nation, sinon comme son appui, au moins comme son espérance. Leurs faibles et inutiles et souvent fallacieuses remontrances offraient du moins une barrière au despotisme dont tout le monde était lassé. Leur exil avait occupé trois ans tous les esprits, et donné naissance à une multitude d'écrits sur le gouvernement. Il était impossible qu'avec les principes qui avaient éclairé cette génération, les droits des peuples et les devoirs des rois ne fussent recherchés, approfondis, publiés, et que des hommes entassés dans une

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