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grande ville où la communication des idées est si prompte, n'invoquassent la liberté, souveraine destructrice de tous les

abus.

Les abus en effet subsistaient encore. Le roi avait appelé M. Turgot à l'administration des finances : c'était les confier à la vertu. Formé aux affaires dans l'intendance du Limousin, il y avait acquis une de ces réputations solides qui attirent l'estime. La fécondité de ses principes le conduisait à accroître le commerce par la liberté; l'industrie par les droits rendus à chacun de l'exercer; l'agriculture par la simplification de l'impôt; l'aisance par le soulagement de la classse pauvre des citoyens; la perfection de l'administration générale par la popularité des administrations particulières. Capable de tout voir, et déjà persuadé de cette vérité dont l'assemblée constituante nous a convaincus, qu'il fallait reconstruire toute la machine, il voulut tout faire. On le lui reprochait : Dans ma famille, dit-il, on ne passe pas cinquante ans : j'ai peu d'années à vivre; je dois ne rien laisser d'interrompu après moi. C'était soulever contre lui cette foule d'hommes en crédit dont l'existence se compose des malheurs publics. Les ennemis parurent de par-tout: il fut obligé de se retirer.

M. de Clugny lui succédal, et fut remplacé par M. Necker. Ses lumières en économie et en finances l'annonçaient à Paris, car la nation ne le connaissait pas encore. Passionné pour la gloire, et pour le bien public, dans lequel il la plaçait, il médita des réformes et des économies que les dissipations d'une cour dévorante rendaient impossibles. L'honorable erreur de son cœur a toujours été de croire à la vertu. Mais enfin, soit que l'amour de la gloire qui l'animait l'eut convaincu qu'on n'en obtient de solide que par l'estime publique, soit qu'il voulut être soutenu par la nation contre la cabale active des courtisans, au milieu desquels il était étranger, il publia l'état des finances du royaume. Son Compte rendu produisit l'effet d'une lumière subite au milieu des ténèbres. L'enthousiasme fut universel. Ce livre passa dans toutes les mains; il fut lu dans les villages et dans les hameaux. On parcourait avec curiosité, on dévorait ces courtes pages, où enfin étaient consignées les dépenses et les ressources de la France. On mouillait de pleurs celles qu'un ministre citoyen avait empreintes de réflexions lumineuses et consolantes, où il s'occupait du bonheur des Français avec une sensibilité digne de toute leur reconnaissance. Le peuple le bénissait comme son sauveur : mais tous ceux que les abus alimentent se liguèrent contre un homme qui semblait vouloir leur ravir leur proie. Nous lui devons, sur les administrations provinciales, des essais heureux, qui prou

vaient ce qu'avait dit d'Argenson, que la gestion des affaires domestiques n'est bien qu'entre les mains des citoyens. Mais M. Necker avait composé sur cet objetun mémoire qui n'était que pour le roi, et qui fut publié par ses ennemis : il y exposait les abus de la finance, le régime oppressif des intendans, l'esprit de corps des parlemens. Mille ennemis se soulevèrent. M. de Maurepas, qui avait appelé M. Necker, ne le soutint plus. Alors, fatigué par mille dégoûts, celui-ci donna sa démission. Les vampires de l'état respirèrent; et la cour, débarrassée de ses craintes, vit partir avec une maligne joie celui que le peuple accompagnait de ses larmes. Utile encore dans sa retraite, il éclaira l'opinion ne pouvant plus gouverner l'état, et publia son célèbre ouvrage de l'Administration des finances. Ce livre fit plus de bien, peut-être, qu'une longue et sage administration; car il répandit les lumières dans tout le royaume, et fut le premier germe de la passion du bien public.

C'était déjà une question, si un homme était capable de guérir les maux de l'état. Les étrangers, auxquels on a présenté notre révolution comme une étourderie d'un peuple inconstant, ne connaissent pas les plaies profondes dont tout le corps politique était couvert. Personne n'ignorait dans l'Europe que, de tous les états qui la composent, le royaume de France était le plus mal gouverné. Mais cette idée, si vague lorsqu'elle ne frappe que de loin, ne pouvait qu'affecter vivement les peuples qui souffraient depuis si long-temps: la pensée que leurs maux étaient sans remède, et que nulle main humaine ne pouvait les guérir, ajoutait à la douleur générale: on se voyait plongé dans un gouffre de dettes et d'engagemens publics, dont les intérêts seuls absorbaient lé tiers des revenus, et qui, bien loin de se liquider, s'accroissaient toujours par les empruns et par les anticipations. Les anticipations, qui n'étaient connues qu'en France, sont la science de se ruiner en mangeant à l'avance ses revenus, comme un jeune homme insensé qui ne songe point à l'avenir. La France offrait sans doute de grandes ressources, mais c'était une douleur de plus de penser qu'elles étaient inutiles: car il aurait fallu commencer par des économies, afin d'en venir au moment où l'on aurait vécu de ses revenus. Mais la cour ne voulait point y entendre; le faste était devenu son nécessaire: on y croyait toujours que la magnificence de la cour est le caractère essentiel de la grandeur d'un peuple. Toutes les parties de l'administration étaient montées sur le même pied; c'est-à-dire que tous les agens de l'autorité se croyaient obligés à faire de grandes dépenses: on eût dit des satrapes du grand roi. Le faste de la cour de Louis XIV n'avait été que parcimonie en comparaison de la prodigalité de celles de Louis XV et de Louis XVI. L'insouciance sur l'avenir

empêchait d'examiner et d'où provenait tant d'argent, et ce qu'il en coûtait aux peuples pour le donner, et comment on pourrait continuer tant de dépenses, ou combien serait déplorable la chute générale, quand il serait devenu impossible de pourvoir même au nécessaire. L'état en était aux expédiens: car les empruns et les anticipations ne sont pas autre chose.

Cependant la complication de la fiscalité était telle que personne ne pouvait en débrouiller les fils. Sous trente ministres successifs, la cour, toujours avide et toujours pauvre, avait imaginé de nouvelles ressources. L'invention d'un impôt était un trait de génie, et l'art de le déguiser marquait l'habileté de l'administrateur. Les Italiens nous avaient déjà apporté sous Médicis la fameuse ressource des traitans, dont la science consiste à donner le moins qu'ils peuvent à l'état, pour lever le plus qu'ils peuvent sur les peuples. La vente des charges et offices était encore un impôt levé sur l'orgueil et sur la sottise. On en créait chaque jour de nouvelles. Il faut apprendre aux peuples étrangers, entre les mains de qui pourra tomber cette courte et rapide histoire, que l'on vendait chez nous le droit exclusif d'exercer telles ou telles professions, et que ce droit devenait un titre. On créait des charges de perruquier, de mesureur de charbon, de langueyeur de porc; et ces métiers étaient dès-lors exclusifs; on les appelait des priviléges. Les gens riches les achetaient par spéculation, et les revendaient avec avantage. Tel financier avait dans son portefeuille trente charges de perruquier, qu'on lui achetait chèrement du fond des provinces. Outre que cette basse spé>culation altérait le caractère d'un peuple où tout était à vendre jusqu'à l'honneur, puisque la noblesse était vénale, toutes ces créations de charges étaient des impôts indirects: car l'acheteur d'un, office ne manquait pas de se faire rembourser en détail par le public. Elle nuisait à l'industrie, puisque, pour exercer un métier, il ne fallait pas avoir du talent, mais être déjà riche, ou emprunter pour le devenir. Enfin, elle était une charge de plus pour l'état, qui payait les gages ou les intérêts de chaque office qu'il avait vendu. Le nombre en était énorme. Un homme qui fut chargé de les compter, et qui se lassa, les estimait au-delà de trois cents mille. Un autre homme calcula que, dans l'espace de deux siècles, on avait mis sur le peuple plus de cent millions d'impôts nouveaux, uniquement pour payer les intérêts de ces charges. On l'a vu, lorsque l'assemblée constituante, tranchant toujours dans le vif et détruisant les abus par la racine, a ordonné le remboursement des offices. Chaque jour en a vu sortir de nouveaux de l'obscu

rité; et l'on a prévu qu'il serait impossible de les liquider qu'avec le temps.

Tout ce qu'il y avait d'un peu considérable dans le royaume vivait de cette vénalité, puisque tout avait été vendu. Chaque jour de nouveaux impôts, dont on masquait le nom sous celui de droits, quoiqu'il n'y eût rien de moins droit et de plus inique, tombaient brusquement sur quelque objet de nécessité, et dérangeaient les fortunes de tous ceux qui vivent de leur travail. Cette partie de la fiscalité avait aussi ses mystè→ res, qui n'étaient connus que des initiés; et le peuple payait toujours. Mais, par une longue durée et par l'accroissement de ces abus, il s'était formé dans la nation une nation particulière et privilégiée ; c'était la réunion de tous ceux dont les abus composaient la vie et l'existence. Elle vivait aux dépens de l'autre. Mais sa coalition inévitable empêchait qu'on pût faire aucune réforme : le ministre qui l'aurait tentée aurait été bientôt renvoyé. M. Turgot, qui voulait la faire tout-àla-fois, fut décrié et obligé de se retirer. M. Necker voulait l'opérer avec le temps et insensiblement ; mais cinquante ans d'un ministère paisible, sans guerres et sans besoins, n'y auraient pas suffi. Cette prodigieuse tentative était au-dessus des moyens d'un seul homme: il ne fallait pas moins que la nation entière pour l'oser; et l'on a vu quels périls ont courus l'assemblée constituante et la chose publique dans cet immense ébranlement. Quelle prodigieuse coalition, en effet, un ministre, un roi même auraient eue à combattre ! soixante mille nobles ou ennoblis, qui tenaient tous les fils de la féodalité, et la foule de soudoyés qu'elle faisait vivre : les militaires, tous nobles, ou, ce qui est encore pis, prétendant l'être: cent mille privilégiés, dont la prérogative consistait à ne pas payer tel ou tel impôt : deux cents mille prêtres, inégalement fortunés, mais tous liés par un même système, ne formant qu'un seul tout, dirigeant à leur gré la populace et les femmes, et accoutumés depuis mille ans à gouverner l'empire par l'opinion et les préjugés : soixante mille personnes vivant de la vie religieuse, et dont plusieurs influaient puissamment sur le monde auquel ils avaient fait vou de renoncer : les fermiersgénéraux, tous les agens du fisc, et leur armée de cinquante mille hommes, et cette multitude de gens qui occupaient des emplois jusques dans les plus petites villes, et leurs familles et leurs amis enfin la robe toute entière; ces parlemens rivaux des rois, c'est-à-dire de leur puissance, défendant ou sacrifiant le peuple pour leur agrandissement, et qui, de juges, aspiraient à devenir législateurs; les cours inférieures qui leur étaient soumises ; et cette nuée de gens de pratique, qui, tous ensemble, levaient sur la nation un impôt dont l'imagination

redoute le calcul. Cette masse effrayante d'hommes occupait toute la France; ils l'enchaînaient par mille liens : réunis, ils formaient la haute nation; tout le reste était le peuple. C'est eux que l'on a vus depuis unir leurs voix et leurs clameurs contre l'assemblée nationale, parce qu'avec une audace et un courage sans exemple, elle a supprimé tous les abus qui composaient leur existence.

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La réforme des finances était donc impossible à un seul homme; on ne pouvait en essayer que l'administration, qui, dans la pénurie de l'état, n'était autre chose que l'art d'imaginer les ressources les moins alarmantes. M. Joly de Fleury qui succéda à M. Necker, imagina les dix sous pour livre et quelques droits sur les entrées de Paris. M. d'Ormesson vint après, et n'apporta dans le ministère que des vertus inutiles, et l'estime générale qui le suivit en sortant, et qu'il a toujours conservée depuis. Enfin M. de Calonne fut appelé.

L'opinion publique n'était pas pour lui. Cependant cette classe d'hommes confians et faciles, qui ont besoin d'espérer et de se tromper, se flattaient que ce ministre nous tirerait du gouffre dans lequel nous étions près de tomber. Les esprits défians et clair-voyans prévirent qu'il perdrait la France. Cependant il s'annonça d'abord avec tant de jactance, qu'il éblouit tous les yeux. Personne ne réunissait plus d'audace à plus de talens; il avait, par-dessus tout, celui de plaire et de séduire : c'était encore un grand mérite en France, et sur-tout à la cour. Mais cette cour avide et intéressée ne voulait du ministre que des complaisances et des dons ; elle en fut servie au-delà peut-être de ses espérances. Toutes les demandes étaient accueillies; on n'entendait parler que de pensions et de gratifications. Il fit acheter au roi Rambouillet, et SaintCloud à la reine : il échangeait ou engageait les domaines de la couronne. Des emprunts suffisaient à tout; et, promettant de nous liquider dans vingt ans, le ministre trouvait des ressources présentes dans nos espérances futures. Liquider les dettes des princes, payer d'avance les créanciers de l'état, encourager les entreprises utiles et brillantes; tels furent les moyens qu'employa ce génie facile pour entretenir le vertige. Jamais la cour n'a eu de plus beaux momens, car c'était elle qui retirait le plus pur de la substance publique; aussi les fêtes et les prodigalités y surpassaient tout ce qu'on en peut dire. La cour s'amusait, et le peuple était ruiné. Mais il est dans les états emprunteurs, un régulateur secret, résultat des combinaisons de tous ceux qui spéculent sur les affaires, c'est le crédit public: il se compose de la confiance de chacun, il surveille l'administration, pénètre ses intentions et devine ses pensées les plus secrètes. Or le crédit public était perdu. Les empruns,

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