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Depuis 1889, succédant à M. Dauban, démissionnaire, il cumulait ses fonctions de professeur à l'École avec celle de conservateur de notre Musée des Beaux-Arts, tâche complexe, difficile, pour laquelle Brunclair était très bien fait. On se doute assez peu dans le public, et même dans le monde des amateurs, des qualités nombreuses que doit réunir un conservateur de Musée. Il faut non seulement un sens artistique parfait, mais aussi une vraie culture, une érudition certaine. L'œuvre des siècles morts, dont tant de fragments viennent aboutir entre les mains d'un conservateur, n'est pas sans poser certaines énigmes. Les tableaux ont leur mystère et leur vie silencieuse. Ils ont une jeunesse resplendissante, un âge mûr, une vieillesse qu'il faut soigner.

Brunclair possédait une haute culture artistique. Il était allé voirchez eux les grands flamands et les peintres anglais, pour lesquels il avait une certaine prédilection. De ces voyages aux musées de Belgique et d'Angleterre il rapporta d'inoubliables impressions, des notes, des croquis. D'autre part, nul ne connaissait mieux que lui la structure intime d'un tableau. Ses années de travail à l'atelier de restauration de Harau, à Paris, lui avaient révélé comment peignaient les maîtres d'autrefois; il avait retrouvé, sur leurs toiles même, certains de leurs secrets.

Il les avait copiés avec respect et tendresse. Il était, en effet, un copiste absolument extraordinaire. Lui qui, dans sa propre peinture, semblait assez partisan d'un métier en quelque sorte un peu fruste, devenait d'une minutie, d'une précision et d'une habileté fantatisques dès qu'il s'agissait de copier un tableau. Tout y était, non seulement l'aspect superficiel, mais l'esprit de la touche, mais cette chose presque inexprimable, la facture de l'original et même les hasards de brosse, les bonheurs d'exécution. Le bon peintre Lutscher, qui a bien voulu pour moi évoquer quelques souvenirs, me racontait le tour de force que Brun

clair avait un jour exécuté et combien chez lui cet art allait plus loin que celui d'un excellent copiste...

restauration

Un amateur angevin lui confia la d'une collection de panneaux du xvIIe siècle, une suite racontant l'histoire de la Vierge dans une série de douze médaillons encadrés de fleurs, selon le goût de l'époque. Brunclair restaura à merveille dix des panneaux. Malheureusement, deux des médaillons étaient tellement abîmés qu'il ne restait que des traces des motifs floraux et rien des scènes centrales... La toile était presque à nu. Brunclair, avec l'assentiment de son client, composa deux scènes nouvelles avec leurs encadrements et les repeignit sur les vieilles toiles, et la réussite fut si complète, l'esprit, le style si absolument réalisés qu'entre les douze panneaux il devint impossible à un amateur non prévenu de désigner les deux médaillons qui étaient entièrement des... Brunclair!

Aussi donc, le peintre, au milieu des belles œuvres de nos collections municipales, était chez lui, mieux que tout autre. Les toiles des maîtres qu'il avait à garder, à surveiller, étaient un peu, pour lui, comme des personnes connues et aimées dont il aurait su l'histoire, les faces du caractère, les qualités, les défauts.

Un jour, Brunclair connut l'angoisse de voir son cher musée en péril. Le terrible cyclone du 5 juillet 1905 faillit anéantir la salle de peinture ancienne, la plus certaine gloire de notre Musée. Ceux qui se souviennent de la violence inouïe de ce cyclone ne s'en étonneront pas. Des débris de verre, de ferrailles, de matériaux de toutes sortes s'engouffrèrent à travers les vitrages défoncés et abîmèrent gravement des toiles de premier ordre. Certaines, peu nombreuses heureusement, furent complètement perdues; mais hélas ! parmi elles le portrait de cette gracieuse demoiselle Boulliard dont le délicieux visage était comme le sourire même du XVIIIe siècle au seuil de cette salle.

Ce fut pour Brunclair l'occasion de mettre à profit ses éminentes qualités de restaurateur érudit et... prudent et je sais qu'en cette occurrence l'Administration nationale des Beaux-Arts ne lui ménagea pas ses félicitations. Cette tâche de conservateur n'allait pas, du reste, sans quelques difficultés. Le jour vint rapidement où le Musée fut trop petit pour présenter dignement et même contenir ses collections. Il eût fallu, comme aujourd'hui encore, reculer les murs...

Puis ce poste obligeait au contact de quelques personnalités notables de la ville, avec lesquelles, il faut bien le dire, Brunclair n'était pas toujours d'accord. Le bon maître était quelquefois d'un caractère difficile et, en dehors du cercle de ses élèves et de quelques rares intimes, montrait toujours une certaine pointe de misanthropie.

Il ne put et ne sut pas toujours défendre comme il l'eût fallu son musée devant les offensives des redoutables << Commissions ». Trop vite, avec un secret dédain, il cédait...

On reste en effet rêveur devant certaines toiles ressemblant à celles qui sont en vente dans les sous-sols des grands magasins, près du rayon de quincaillerie, et sous lesquelles on peut lire : « Achat de la Ville »...!

Brunclair, quoique fidèle à un certain idéal de sa jeunesse, ne repoussait pas sans examen les recherches contemporaines. Il se tenait très au courant, non seulement des œuvres, mais des idées. Jusqu'à ces dernières années il allait régulièrement à Paris visiter les Salons et les Expositions et, souvent, je l'ai entendu parler avec esprit, logique et prudence, de certains artistes notoires qualifiés d'« audacieux ».

Ce n'est donc pas un parti pris personnel si, dans notre musée, ce qui est et restera vraiment la peinture des vingtcinq dernières années n'est pas représenté...

Un dernier effort lui fut demandé pour l'installation de la collection léguée à notre Ville par M. Bessonneau. Pour

présenter dignement ce legs, il fallut remanier une salle entière et, naturellement condamner de nouveau pas mal de toiles à l'ombre des réserves. Aux nombreuses difficultés qu'il eut à surmonter s'ajoutèrent encore celle de la rareté de la main-d'oeuvre en ces années de guerre.

La guerre ! Il en avait été profondément ébranlé. Le calme rêveur, le doux philosophe qu'il était ne pouvait qu'être épouvanté devant la formidable tragédie. Puis, son cours de l'École régionale se trouva bientôt désorganisé. Pour répondre à l'appel de la Patrie, ses jeunes gens les plus âgés partaient tour à tour... Comme il songeait à eux au cours de ses soirées solitaires, comme il évoquait leur vie à ces petits qui étaient vraiment un peu comme ses fils!

Parfois, la porte de la petite salle à manger s'ouvrait. Un enfant, un élève d'hier était sur le seuil, mais vêtu du costume légendaire couleur d'azur pâle et d'horizon. Étaitce bien celui-là qui partait quelques mois auparant? Comme il semblait avoir en peu de temps, non pas vieilli, mais <«< mûri »>! Quelle assurance dans le regard, dans la démarche, dans toute l'allure! Nulle visite n'émouvait davantage le vieux maître. Avec cet enfant il se tenait pour ainsi dire en contact avec « ceux de là-bas », il évoquait mieux leur vie terrible.

Et ce vieillard, bientôt au terme de son voyage terrestre, cet adolescent, pour qui les chemins de l'avenir apparaissent tragiquement mystérieux, causaient. Souvent, pour illustrer la conversation, le jeune homme tirait de sa capote quelque petit album à la couverture de toile salie et montrait à celui qui redevenait alors le patrón les croquis crayonnés sur la ligne de feu...

Toujours ce soldat, cet enfant, trouvait là un salutaire réconfort.

Brunclair avait la foi la plus absolue dans la victoire de la France, mais son esprit supérieur entrevoyait les difficultés sans nombre du lendemain de l'apothéose. Pour les artistes,

entre autres, quelles seraient les conditions de la nouvelle vie? Quels soucis s'ajouteront à la pratique d'une carrière déjà si difficile?

<< Mais ! bah! tout s'arrangera! concluait-il. Des besoins nouveaux surgiront pour lesquels les artistes pourront utiliser leur savoir et leur talent, et puis, après l'immense cauchemar, l'art n'apparaîtra-t-il pas, au réveil, comme la fleur rare courbée par la tempête mais rayonnante d'un nouvel éclat ! >>

Et toujours l'enfant s'en allait emportant dans son cœur un joli grain d'espoir prêt à germer.

Mais sur cette longue journée le soir vint... Le terrible hiver de 1916, une première fois, le terrassa et nous eûmes alors les craintes les plus vives. Le vieux maître se remit néanmoins et, sa convalescence à peine terminée, on le revit à son cours.

L'escalier en spirale était plus dur à monter, les marches d'ardoise plus hautes... L'administration dut faire poser au long de la paroi de la tour une rampe pour que le vieillard y pût appuyer sa main débile.

Ainsi, Brunclair, monta chaque matin jusqu'à ces combles où dessinaient « ses enfants ».

Des mois passèrent, mais ses forces le trahirent de nouveau; l'hiver apparut encore redoutable; bientôt, en effet, la maladie l'arrêta tout à fait. Nous comprimes alors que peu d'espoir était possible.

Le 10 mars 1918, sans que cette claire intelligence eût une seconde vacillé, Eugène Brunclair rendit le dernier soupir. Des mains amies fermèrent ces yeux qui avaient si longtemps et parfois si ironiquement contemplé les spectacles de la vie.

Dans le cœur de ses élèves, dans cette cohorte qui défile presque au long de cinquante années, Brunclair n'est pas mort et, disons-le, pas près de mourir. Les plus obscurs ou les plus célèbres des artistes angevins lui doivent quelque

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