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abus de confiance; mais, dès qu'ils sont réunis, ils constituent le délit.

Attachons-nous tout d'abord à déterminer ce que le législateur a considéré comme un détournement ou une dissipation.

Détourner, trahere, c'est distraire frauduleusement un objet de sa destination; d'où il suit que celui qui a agi sans fraude ne saurait être passible de l'art. 408. Dissiper, c'est employer, dans des conditions semblables, à une fin autre que celle qui avait été convenue, une chose qui vous avait été confiée.

Mais est-il nécessaire d'établir d'une manière extrinsèque et de déclarer en termes formels la mauvaise foi du prévenu? et le fait, de sa part, d'avoir appliqué, à son profit personnel, des choses qui ne lui appartenaient pas, n'est-il pas de nature à faire présumer l'intention frauduleuse, et, par suite, un élément suffisant de condamnation, toutes les fois que l'inculpé ou les circonstances ne prouvent pas contre la présomption qui en résulte?

Merlin, Répertoire, vo Vol, section 2, § 3, enseignait que le délit d'abus de confiance se commet à l'instant même où le mandataire met la main sur la caisse pour s'approprier une chose qui ne lui appartenait pas, et qu'en principe le détournement entraîne par lui-même la fraude.

MM. Hélie et Chauveau, Théorie du Code pénal, t. VII, p. 361, enseignent, au contraire, que le mandataire qui emploie à son usage les choses à lui confiées ne se rend pas pour cela coupable du délit d'abus de confiance, s'il n'y a pas eu fraude de sa part; et ils entendent ces derniers mots dans ce sens, que le détournement n'est pas par lui-même constitutif de la fraude, d'où il suit que l'accusation est tenue de prouver, en dehors de ce fait même, et les juges de déclarer que le mandataire a agi de mauvaise foi. C'est, en effet, la conséquence admise par ces auteurs, avec cette restriction toutefois, que l'insolvabilité du mandataire ou son refus de restituer feront présumer la fraude et donneront ouverture à l'action correctionnelle, qui devra être suivie de condamnation si l'inculpé ne justifie pas de sa bonne foi. Un arrêt rendu par la Cour suprême à la date du 31 janvier 1857 (Bulletin de la Cour de cass., année 1857, no 39), vient en aide à cette doc

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trine, car il porte, dans ses motifs, que le détournement matériel ne suffit pas pour constituer le délit d'abus de confiance, pour la qualification complète duquel la constatation de l'intention frauduleuse est également nécessaire et constitutive. Un certain nombre de tribunaux n'ont retenu que la première partie de cette théorie, à savoir, que le détournement ou la dissipation ne sont pas constitutifs de la fraude, oubliant l'hypothèse d'insolvabilité et la solution proposée dans ce cas par MM. Hélie et Chauveau; de telle sorte que bien des prévenus échappent à une répression qu'ils n'ont que trop méritée, bénéficiant de l'impossibilité où se trouve le ministère public de prouver l'intention frauduleuse autrement que par le fait de la distraction.

Et comme les Cours d'appel apprécient souverainement les faits desquels résulte ou ne résulte pas l'intention frauduleuse (Crim., rej. 11 mars 1858, Bulletin de la Cour de cassation, n° 86), sauf l'hypothèse où leur décision contient une contrariété de motifs (infrà), il s'ensuit que la Cour suprême a pu et dû, dans des circonstances identiques, donner un blancseing à des solutions diamétralement contraires. C'est ainsi qu'elle a décidé, d'une part, que le mandataire qui, ayant reçu des fonds en cette qualité, a opposé à la demande en reddition de compte des obstacles supposés et des prétextes faux, a pu être considéré comme ayant agi frauduleusement et frappé des peines de l'art. 408 C. pén. (Crim., rej. 16 octobre 1840, D., Rép., vo Abus de conf., no 76); — tandis qu'elle a jugé, d'autre part, qu'il n'y a nulle violation de la loi dans la sentence d'acquittement qui, tout en constatant qu'un mandataire a cherché à retarder sa libération par des mensonges, des défaites, d'injustes prétentions, ajoute qu'il ne résulte pas des circonstances de la cause que le prévenu ait détourné ou dissipé les sommes reçues de son commettant, ni qu'il ait eu l'intention de se les approprier (Crim., rej. 20 janv. 1843, eod., no 72).

On invoque en faveur de la théorie de MM. Chauveau et Hélie, après l'avoir à tort généralisée, et en avoir fait une thèse absolue, la disposition de l'art. 1996 C. civ. qui, supposant l'hypothèse où le mandataire a employé à son profit les sommes qui lui avaient été confiées et celle où il s'est trouvé reliquataire de sommes pour lesquelles il a été mis en demeure, se

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borne à déclarer qu'il devra les intérêts desdites sommes da jour de l'emploi ou de celui de la mise en demeure. Mais comme il est certain que le Code civil n'a pour objet que le règlement des intérêts privés, et qu'il ne s'est pas préoccupé de la vindicte publique, cet argument ne saurait nous toucher, et nous devons chercher la solution du problème ailleurs que dans cet article.

Or, les principes généraux en matière pénale nous semblent contraires à l'interprétation que nous venons de rappeler.

D'après ces principes, on doit sans doute appliquer restrictivement une pénalité plutôt que de l'étendre; mais toutes les fois que le législateur a parlé nettement, on ne peut restreindre ses ordonnances. C'est pourquoi l'art. 408, punissant le fait d'avoir détourné ou dissipé, implique par cela même que le simple détournement ou la simple dissipation peuvent être, d'après les circonstances, considérés comme constitutifs du délit, étant présumés frauduleux. Si les auteurs du Code pénal eussent voulu ne punir le détournement qu'autant qu'il aurait été expressément déclaré frauduleux par les juges, ils l'auraient certainement dit comme ils l'avaient fait dans l'art. 379, où l'on voit que la soustraction de la chose d'autrui ne constitue un vol qu'autant qu'elle est FRAUDULEUSE. Cette dernière disposition exige impérieusement quelque chose de plus qu'une soustraction pour entraîner la culpabilité. Ce mot seul ne comporte pas nécessairement la présomption de fraude, tandis que, d'après l'art. 408, l'un des caractères essentiels de l'abus de confiance étant le détournement, SANS QUALIFICATION, il s'ensuit logiquement qu'une fois reconnu, il implique la fraude sans qu'il soit nécessaire de l'établir sur des agissements particuliers.

Un autre argument invoqué dans le système que nous exposons se tire de ce que la mauvaise foi est l'un des éléments essentiels des délits, quand la loi n'a pas dit le contraire. Cela est incontestable et nous le reconnaissons; mais il ne s'ensuit pas que celui qui détourne ou dissipe doive être supposé de bonne foi; c'est tout le contraire, puisque la loi punit celui qui détourne ou dissipe, sauf à celui-ci de combattre cette présomption par des faits qui feront ressortir sa bonne foi. A nos yeux, le délit existe donc toutes les fois que le préve

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nu a disposé en maître, et quand, le détournement matériel
étant constaté, l'inculpé ne prouve pas qu'il l'a opéré sans
fraude, les circonstances dans lesquelles s'est produit ce dé-
tournement servant d'ailleurs soit à corroborer la présomp-
tion de mauvaise foi, soit à la faire disparaître. C'est ce qui
nous paraît s'induire de la jurisprudence de la Cour de cas-
sation, contrairement à son arrêt précité du 31 janvier 1857.
C'est ainsi qu'il a été jugé, en principe, que le mandataire
qui détourne pour ses besoins personnels les sommes dont il
devait opérer le placement ou le recouvrement, a pu, par cela
seul, être déclaré coupable d'abus de confiance (Crim., rej.
31 juillet 1817, D., Rép., v° Abus de conf., no 156; — Crim.
cass., 5 août 1842, pér., 43, 1. 256; Crim., rej. 25 févr.
1843, D., pér., 43, 4. 3; — 2 juin 1843, D., Rép., v° Ab. de
conf., n° 74; 12 mai 1848, D., pér., 48, 5. 3; — 13 avril et
8 juin 1849, eod., 49, 5, 3 et 1, 180; -15 mars 1850, eod., 50,
5, 2 et 7 avril 1859, eod., 5. 6): « Attendu, porte l'arrêt du
15 mars 1850, qu'il est constaté par le jugement attaqué que
Reys, notaire à Caraillon, a employé à son profit des sommes
qu'il avait touchées à titre de mandat et à la charge de les
rendre à ses commettants; attendu qu'en déclarant, dans ces
circonstances, que Reys s'est rendu coupable du délit d'abus
de confiance, le jugement attaqué a fait une juste apprécia-
tion des faits et une application légale de l'art. 408... » — «At-
tendu, dit, à son tour, l'arrêt du 5 août 1842, que l'arrêt
attaqué, appréciant les faits imputés à Gauthier, déclare ex-
pressément que ledit Gauthier a détourné et dissipé au préju-
dice des propriétaires des billets qui ne lui avaient été remis
qu'à titre de mandat, à la charge d'en faire un emploi déter-
miné; qu'à la vérité, Gauthier alléguait l'existence d'une
convention qui l'obligeait à payer les intérêts des sommes
appartenant aux propriétaires de l'ardoisière la Désirée d'A-
vrille, qui seraient entre ses mains, d'où il induisait qu'il
avait le droit d'employer ces sommes à son profit; mais que,
d'une part, l'arrêt attaqué n'a pas reconnu l'existence de cette
convention, et que, d'autre part, les détournements dont
Gauthier a été déclaré coupable s'appliquaient à des billets
souscrits par le régisseur et deux des actionnaires de l'ardoi-
sière, billets que Gauthier a détournés et qu'il a négociés à
son profit et dans son intérêt particulier, quoiqu'ils luieussent

été remis à titre de mandat avec la condition formelle de n'en disposer que pour les besoins de l'ardoisière, au fur et à mesure et jusqu'à concurrence seulement de ces besoins; — qu'ainsi le fait reconnu par la Cour présente tous les caractères du délit d'abus de confiance...; » « Attendu, est-il dit, dans l'arrêt du 8 juin 1849, que l'art. 408, dont la rédaction diffère en cela de celle de l'art. 379, ne demande pas que le détournement qu'il punit soit déclaré frauduleux; que si la bonne foi du prévenu ôte au détournement, lorsqu'elle existe, tout caractère de délit, elle est suffisamment écartée par le dispositif de l'arrêt qui déclare le demandeur non-seulement auteur, mais coupable du détournement à lui imputé... ; » — « Attendu, porte enfin l'arrêt du 7 avril 1859, que si la fraude n'est pas formellement déclarée, elle s'induit dans une mesure rigoureusement suffisante du fait constaté en l'arrêt dans les termes mêmes de l'art. 408. »

C'est encore ainsi que la Cour suprême a jugé que le fait seul par un individu de détourner des sels provenant d'un chargement qu'il a mission de transporter pour le compte du propriétaire, constitue le même délit (Crim., rej. 2 août 1850. 50, 5. 1); et que l'officier de la garde nationale mobilisée qui, ayant en cette qualité des cartouches pour les distribuer à ses soldats, les a retenues après le licenciement de son corps, nonobstant la restitution ordonnée par un arrêté et les a employées pour la chasse, doit être puni comme coupable du délit prévu par l'art. 408 (Crim. cass., 27 nov. 1817, D., Rép., vo Abus de confiance, no 129). — Ce délit est aujourd'hui prévu et puni par les art. 244 et suiv. de la loi des 9 juin-4 août 1857.

A plus forte raison doit-on punir des peines de l'art. 408 le mandataire qui, chargé de recouvrer une somme d'argent, l'applique à ses besoins dans un moment où, placé sous le coup de nombreuses poursuites, il ne pouvait plus avoir l'espoir de la restituer (Crim., rej. 2 juin 1853, D., pér., 53, 5. 5).

La même Cour a parfaitement décidé aussi que la restitution des sommes détournées ne saurait arrêter le cours de l'action publique (Crim., rej. 16 oct. 1840, D., Rép., v° Ab. de sonf., no 76;— Crim. cass., 13 sept. 1845, D., pér., 46, 1. 124 et 14 oct. 1854, eod., 54, 1. 372).

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