Page images
PDF
EPUB

ticulière du juge, on vivrait dans la société sans savoir précisément les engagements qu'on y contracte (1). »

L'établissement des juges dut conduire à la nécessité d'un régime judiciaire qui donne à tous l'accès des tribunaux, la faculté de s'y faire entendre, et des garanties contre les surprises, les erreurs, l'arbitraire ou la faveur.

Ces garanties se trouvent dans la méthode et les formes de procéder. Cette méthode, ces formes n'étaient dans l'origine que des précautions imaginées pour un petit nombre d'événements prévus; les législateurs les ont multipliés, à mesure que leur prévoyance plus éclairée a pu calculer les efforts des passions et les ruses de la mauvaise foi.

Répéterai-je ici tout ce qu'on a dit et écrit pour ou contre les formes de la procédure?

La plupart des gens du monde se récrient contre cet axiome: La forme emporte le fond, contre les nullités, les déchéances, qu'ils signalent comme autant d'écueils où vient se perdre la justice.

M. de Voltaire écrivait à un magistrat qu'il ne serait pas mal de trouver un jour quelque biais pour que le fond l'emportât sur la forme. Le mot était joli, si l'on veut ; mais avec quelques réflexions sur la marche des affaires et sur l'esprit du temps, on verra que ce biais ne serait autre chose qu'un pouvoir arbitraire et une funeste précipitation de jugement.

Les auteurs d'un ouvrage périodique qui s'imprimait il y a cinquante ans (2) conseillaient sérieusement aux souverains qui voudraient composer de nouveaux codes, de n'y point employer des jurisconsultes.

Ces académiciens, s'estimant seuls capables de réformer la législation, croyaient qu'il suffisait d'un nouveau code pour faire d'un vieux peuple un peuple nouveau, pour substituer à ses institutions et à ses mœurs une candeur native, et le faire rentrer d'un saut dans la simplicité des voies de la nature.

Il serait désirable sans doute qu'on pût retrancher les procédures ou les réduire à la seule comparution des parties devant le juge,

(1) Esprit des lois, liv. 11, chap. 6.

pour expliquer leur différend, et recevoir la décision.

Mais cette théorie ne peut être appliquée qu'à un pays pauvre, rétréci, où les relations sont peu multipliées et peu actives, où les mots d'industrie et de commerce sont à peine connus. Les procès doivent y être simples et rares.

Encore faut-il supposer que l'esprit humain y sera toujours docile à porter le joug de la règle, et que la vigilance du législateur n'aura pas besoin de le suivre dans mille détours; que les parties appelées devant le juge ne manqueront pas de se présenter; que les moyens seront bien déduits de part et d'autre ; que les témoins seront incorruptibles; que les juges, toujours éclairés, toujours irrécusables, poseront d'eux-mêmes des limites à leur autorité; que l'on s'en rapportera, pour l'exécution de la sentence, à la sagesse de celui qui aura gagné son procès et à la soumission de celui qui l'aura perdu.

Cette sorte d'utopie judiciaire ressemble aux fables dont les vieux livres sont remplis sur la perfection de la justice chez les anciens, et que beaucoup de gens prennent pour des vérités historiques.

On répète encore de bonne foi, d'après Diodore de Sicile, qu'en Égypte on ne connaissait point de légistes; que toutes les affaires y étaient traitées par écrit, et que les parties étaient obligées de rédiger elles-mêmes leurs actes et leurs mémoires; que la cause étant instruite, et les juges ayant suffisamment lu et délibéré, les portes du tribunal s'ouvraient; que le président avait un collier d'or auquel était attachée une petite figure enrichie de pierres précieuses, symbole de la justice. ou de la vérité, et que, sans proférer une parole, il tournait la petite figure du côté de celui qui avait gagné son procès.

Il faut remarquer d'abord que cette justice muette devait être fort embarrassée, lorsque l'une des parties n'obtenait pas gain de cause en entier, et que la sentence contenait, soit des restrictions, soit des conditions.

Mais il est surtout difficile d'admettre qu'il fut un temps où les habitants de l'Égypte sa

(2) Journal littéraire, dédié au Roi, vol. 10.

vaient tous écrire, et où ils étaient tous assez initiés dans la science des lois pour composer eux-mêmes leurs demandes et leurs défenses.

C'est ainsi que de beaux-esprits, qui se servent plus de leur mémoire que de leur raison, et qui transcrivent plus qu'ils n'examinent, se soumettent à payer aux conteurs de l'antiquité le tribut d'une frivole crédulité, pour acquérir le droit de critiquer un ordre de choses dont ils ne connaissent pas l'utilité, parce qu'ils ont dédaigné de s'en instruire.

Les essais des novateurs, dans les premières années de la révolution, ont fait ressortir à la fois le danger et la vanité de ces systèmes de simplification judiciaire. Notre âge est devenu trop fertile en artifices, la fraude a trop de calculs, l'erreur a trop de subtilités, les actions ont trop de variétés, pour qu'un petit nombre de règles suffise à tous les cas. Il parut en 1765 un Essai sur les motifs d'éviter les procès et sur les moyens d'en tarir la source. La première partie de ce livre offre le tableau des inquiétudes, des longueurs et des frais qui affligent les plaideurs. Voilà les motifs d'éviter les procès. Quant aux moyens d'en tarir la source et de faire disparaître l'appareil des formes, l'auteur n'en a pas trouvé d'autre que celui de rendre les hommes bons et justes, en leur apprenant de bonne heure les devoirs qu'ils doivent remplir les uns envers les autres.

Ainsi, jusqu'à ce que le rêve de cet homme de bien soit devenu une heureuse réalité, il y aura des procès et il faudra des règles de procédure.

Enfin, comme le disait Frédéric dans le préambule de son Code, puisque l'injustice a créé un art d'embrouiller les affaires, ne faut-il pas que la justice ait un art de les débrouiller?

Une maxime d'éternelle justice veut que nul ne soit condamné s'il n'a pu se défendre; c'est l'idée dominante qui se développe, s'étend et se ramifie dans tous les détails des règles de la procédure.

Si la faveur d'une demande légitime réclame simplicité et célérité dans les formes, celui que l'on poursuit ou que l'on accuse,

injustement peut-être, doit y trouver protection et sûreté.

Si la prolongation des luttes judiciaires est un mal, une imprudente promptitude nuit à la recherche des titres, à la découverte de la vérité et au droit de défense.

« Il ne faut pas donner à l'une des parties le bien de l'autre sans examen, ni les ruiner toutes les deux à force d'examiner (1). »

Tels sont les intérêts qu'un système de procédure doit concilier; de là ces règlements où les délais sont mesurés suivant la nature des affaires, l'éloignement ou la position des parties; de là ces présomptions légales, comme dans la loi civile, ces prescriptions, ces déchéances sans lesquelles un procès, triste héritage, serait transmis de génération en génération.

«Le repos des familles et de la société tout entière se fonde, non-seulement sur ce qui est juste, mais encore sur ce qui est fini. »

Cependant, un tumulte de voix s'est élevé contre les abus qui se sont glissés dans la pratique de la procédure. On est à peu près convenu d'appeler les officiers de justice les suppôts de la chicane, la forme l'hydre de la chicane, et le palais l'antre de la chicane.

Les hommes n'ont rien créé de parfait; le ciment de leurs institutions n'a jamais été à l'épreuve de la filtration des abus qui pénètrent, comme en toutes choses, dans un régime judiciaire. Mais ce serait une grande. erreur que de croire qu'ils tiennent essentiellement au système de la procédure, puisque son but est de les prévenir : ne taxons pas les lois d'imprévoyance à cet égard. Il y avait beaucoup d'abus autrefois; l'expérience a mis à nu tous les points sur lesquels ils ont laissé quelques empreintes; ni les codes, ni les règlements de discipline ne manquent de précautions et de sévérité contre les négligences ou les prévarications de tout ce qui concourt à l'administration de la justice; c'est aux magistrats de les surveiller et de les réprimer.

Quand on parle de formes, il faut bien se garder de dire que tout ce qui n'est pas défendu est permis; il faut au contraire se rappeler

(1) Esp. des Lois, liv. 29, chap. 1.

sans cesse que tout ce qui n'est pas permis est défendu. Si le juge laisse franchir la limite, les lois n'ont plus d'ensemble, plus d'uniformité; le premier abus est la source d'une infinité d'autres. L'origine de ces abus étant ignorée, on fait aux lois des reproches qui ne devraient être adressés qu'à ceux qui étaient chargés de les faire exécuter (1).

Les vices de nos anciennes institutions judiciaires devaient nécessairement exercer une maligne influence sur la procédure, et jeter du mépris sur des formes qui semblaient ne produire que des effets désastreux.

<< Mes amis, disait Henri IV luttant à la fois contre les soldats et contre les arguments de la ligue, la barbarie et la confusion de la jurisprudence, voilà l'ennemi. »

Il y avait jadis un nombre infini de cohues ou petits siéges; on y voyait une foule de procureurs cumulant toutes sortes de fonctions et exerçant toutes sortes de métiers. << Celui qui est aujourd'hui juge dans un village, disait Loiseau (2) en son langage libre et naïf, est demain greffier en l'autre; aprèsdemain procureur de seigneurie en un autre ; puis sergent en un autre, et encore en un autre il postule pour les parties. Et ainsi vivant ensemble et s'entr'entendant, ils se renvoient la pelote, ou, pour mieux dire, la bourse l'un à l'autre comme larrons en foire. >>

Des contestations de la plus faible importance passaient par cinq ou six tribunaux, et subissaient les longueurs et les frais d'autant de jugements.

« Ce grand nombre de justices, disait encore Loiseau, ôte le moyen au peuple d'avoir justice; car qui est le pauvre paysan qui, plaidant (comme dit le procès-verbal de la coutume de Poitou) de ses brebis et de ses vaches, n'aime mieux les abandonner à celui qui les retient injustement, qu'être contraint de passer par cinq ou six justices avant qu'avoir arrêt; et s'il se résout de plaider jusqu'au bout, y a-t-il brebis ou vaches qui puissent tant vivre? même que le maître mourra avant

(1) Rapport de M. Faure au corps législatif, sur les deux premiers livres du Code de procéd. (2) Discours sur l'abus des justices de village.

[merged small][ocr errors]

Des priviléges innombrables donnaient le droit d'échapper au juge naturel, et de réclamer un juge d'attribution.

La vénalité des offices avait fait des émoluments de justice une propriété du juge; on voyait des tribunaux se disputer entre eux leurs justiciables et l'espèce de fredum qu'ils leur imposaient sous le nom d'épices (4).

Il existait dans le royaume une multitude de tribunaux particuliers qui faisaient autant d'exceptions à la justice ordinaire : la plupart de leurs membres n'étaient pas tenus d'ètre gradués.

C'était une ample matière à débattre, et les plaideurs, ne sachant où porter leurs causes, se consumaient en disputes de compétence.

Il y avait des procès éternels et dévorants, tels que les saisies réelles, les contributions, les ordres et les retraits que Montesquieu appelait les mystères de la jurisprudence.

A la fin de 1795, les hommes qui voulaient tout régénérer, et qui ne connurent d'autre moyen pour nous rajeunir que le remède enseigné par Médée aux filles de Pélias, ces hommes, dans un accès de perfectibilité, rabaissèrent la science des lois au niveau des notions les plus communes, et se vantèrent de l'avoir dépouillée du prestige qui faisait son importance et ses difficultés ; ils supprimèrent les avoués et l'instruction des procès; ils ne gardèrent de ses formes que ce qu'il en fallait pour les cas les plus simples. Bientôt l'ignorance aborda les tribunaux avec une insultante familiarité; on y entendit le plus vil langage; les droits les plus clairs y furent sacrifiés. Des gens étrangers à toutes espèces d'études et de préparations, guidés par un méprisable intérêt, accoururent pour fonder leur fortune sur les débris de celles dont une aveugle confiance les rendait dépositaires. Tantôt ils se moquaient des règles que leurs maîtres avaient été obligés de conserver, tantôt

(5) Discours sur l'abus des justices de village. (4) Ut curiæ de jurisdictione digladientur et BACON. conflictentur, turpe quiddam est.

ils en faisaient de burlesques applications: toutes les garanties étaient méprisées, violées. Le frein des taxes n'existait plus; jamais la justice ne fut plus chère ; jamais la procédure ne fut plus perfide et plus hideuse, que dans cet état de nudité où ils l'avaient mise.

Je pourrais ajouter d'autres parties au tableau; mais c'en est assez pour indiquer les causes du dégoût, j'ai presque dit de l'effroi que la procédure a inspiré.

Ces causes ont disparu. Nous avons des règles fixes, une procédure uniforme et deux degrés de juridiction seulement. Nos fastes judiciaires ne présentent point autant d'exemples de désordres et d'exactions que pourrait le faire supposer le nombre des épigrammes semées dans le monde ou jetées sur le théâtre. On connaît le privilége des poëtes. S'il est vrai qu'on puisse citer des avoués capables de trahir les devoirs de leur ministère, en spéculant sur la faiblesse ou l'ignorance de ceux qu'ils sont chargés d'introduire et de représenter dans le sanctuaire des lois, combien d'autres ont mérité l'estime publique par un esprit conciliant, par une sévère probité, par le désintéressement et la délicatesse qui honorent toutes les professions! Des jeunes gens distingués par les principes les plus purs et par d'excellentes études dans les écoles de droit, ont élevé leurs fonctions au-dessus des traditions surannées qui tendaient à les déprimer, et le scandale d'une honteuse prévarication, ou d'un abus de confiance au palais, n'est plus qu'une exception rare.

On parle avec dédain du style de la procédure, de cet amas de mots inutilement répétés, de cette rouille des siècles qui couvre encore nos actes.

Sous quelques rapports on a raison. Toutes les actions, dans le droit français, sont de bonne foi; elles ne sont point soumises à des

(1) Une loi des Visigoths, transcrite dans les Capitulaires, liv. 6, c. 545, portait : «Nous permettons et nous souhaitons même que les personnes de nation étrangères (c'est-à-dire les Romains) s'instruisent des lois afin de s'y conformer; mais nous leur défendons de s'immiscer dans la discussion des affaires; car,

formules spéciales ; il suffit que les actes contiennent les énonciations exigées par la loi, et qu'ils rendent clairement l'intention de celui qui les fait.

Chez les Romains, au contraire, la procédure était une science obscure de paroles et de formes symboliques. Il y avait, pour les différentes espèces d'actions, des formules tissues de mots consacrés qu'il fallait rigoureusement employer; car la moindre omission entraînait la perte de la cause; leur conservation était confiée au collége des pontifes, comme celle du feu sacré aux prêtresses de Vesta.

Le mystère de ces formules fut dévoilé deux fois. Elles disparurent dans le Bas-Empire; cependant chaque action conserva son nom particulier (1).

Au temps des épreuves, des combats judiciaires et de tous ces usages barbares du moyen âge, le clergé parvint heureusement à secouer par degrés le joug de la juridiction séculière. Le droit ecclésiastique se forma des règles de la jurisprudence romaine, qui s'étaient conservées par tradition, ou qui se trouvaient dans le Code Théodosien et dans d'autres livres anciens.

Bientôt ce fut un précieux privilége que celui d'ètre jugé selon les formes et les principes du droit canonique, et d'être affranchi de la sauvage juridiction des barons. Parmi les immunités promises aux croisés qui partaient pour aller délivrer la terre sainte, on mit au premier rang celle de n'être justiciable que des tribunaux ecclésiastiques (2).

On vit poindre une sorte d'ardeur pour l'étude du droit romain (3); mais les clercs seuls s'y appliquaient et l'entendaient fort mal. Les laïques vivaient toujours dans une profonde ignorance. Les officiers de justice, ceux qui jugeaient, ceux qui plaidaient, ceux qui rédigeaient les actes et les traités, tous étaient clercs. Ils voulurent se rendre de plus en plus nécessaires, et s'envelopper d'une subtile

quoique ces personnes parlent bien, elles sont trèspointilleuses.»

(2) Ducange, verb. Crucis privilegia.

(5) La découverte des Pandectes à Amalfi, en 1125, et la disparition entière du droit romain, en Occident, pendant le moyen âge, sont loin d'être prouvées.

érudition qui pouvait d'autant moins être pénétrée et entendue, que le langage qu'ils prètèrent aux lois était comme un idiome étranger. Ce fut à cette époque qu'ils commencèrent à charger les actes d'une infinité de clauses, de conditions, de restrictions, de renonciations, de réserves. Ils appelaient cela des cautèles; le rédacteur qui en mettait le plus, passait pour le plus habile (1).

Il est encore des praticiens qui ont conservé des prétentions à ce genre d'habileté, et qui pensent qu'on ne peut décemment s'exprimer au palais, qu'en vieux termes d'édits et de

coutumes.

Cette affectation de rédondance, cette manie de protester contre ce que l'on n'entend pas

(1) Histoire du Droit français, par Fleury.

faire, plutôt que d'exprimer nettement ce que l'on veut faire, toutes ces antiques cautèles ne sont que des ajustements parasites dont les bons esprits savent dégager le style de la procédure.

Nous avons, comme dans toutes les sciences et dans tous les arts, des termes consacrés qui servent à définir et à distinguer la nature et l'espèce des actes judiciaires; mais le sens de ces termes n'est point hors de la portée d'une intelligence commune, et leur emploi n'est pas d'ailleurs prescrit avec une rigueur si exclusive, qu'il ne soit permis d'y suppléer par des équivalents.

Ce qu'il y a de mieux en toutes matières, c'est la netteté des idées et la clarté des expressions; il faut surtout tâcher de s'entendre et de se faire entendre.

« PreviousContinue »