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La garde russe était partie depuis quelques jours, et ce qui restait là de troupes russes, comme sauvegarde de cet empire, ne pouvait pas être opposé à un seul de nos corps d'armée.

J'arrivai à Pétersbourg le 14 juillet, vers onze heures du matin; je fus frappé d'admiration en me trouvant dans une aussi belle ville, après avoir traversé un pays à l'extrémité duquel j'aurais été moins surpris de rencontrer le chaos; mais il faut être arrivé jusqu'à la porte pour s'apercevoir que l'on approche d'une grande capi

tale.

J'avais envoyé la veille les officiers qui étaient avec moi, afin de retenir un logement convenable, pour moi et pour tout ce qui m'accompagnait. Mais quel fut mon étonnement de les trouver encore le lendemain, cherchant euxmêmes où s'établir l'opinion était tellement montée contre les Français, que dans aucun hôtel garni on ne voulait me loger; j'ai été au moment d'être obligé d'avoir recours à des moyens extraordinaires, lorsque le plus heureux hasard me fit rencontrer, dans le propriétaire de l'hôtel de Londres, un homme qui était de mon département; il passa sur toutes les considérations et me logea.

Le jour même de mon arrivée à Saint-Pétersbourg, j'eus l'honneur d'être présenté à l'empe

reur de Russie et de lui remettre la lettre dont j'étais porteur pour lui. Il était établi dans un petit château de plaisance nommé Kamemostrow, distant d'une bonne lieue de la ville, audelà de la Neva.

J'étais bien loin de m'attendre à un accueil aussi bienveillant que celui que j'en reçus. Cette première réception ne fut qu'une conversation de bonté de sa part; elle ne dura qu'un quart d'heure, et il la termina en me faisant l'honneur de me faire inviter à dîner pour le lendemain; c'est dans l'après-dîner de ce jour-là, qu'étant resté seul avec lui, il me prit à part et commença la première conversation d'affaires. Je dois hommage à la vérité, et convenir qu'en le quittant j'étais convaincu qu'il tiendrait toutes les conditions de son alliance avec nous; mais aussi il me parla de sa position vis-à-vis des Turcs, en termes si clairs, que je ne pouvais me méprendre sur la conclusion qu'il en tirerait.

Il me répétait souvent que l'empereur lui avait dit qu'il n'avait point d'engagemens avec le nouveau sultan, que les changemens survenus dans le monde changeaient naturellement les relations des différens États entre eux. Je vis bien que cette matière avait été le sujet de plus d'un entretien à Tilsit; mais comme l'empereur Napoléon ne m'avait pas parlé de cela, je ne pou

vais qu'écouter sans répondre. Je fus persuadé dès-lors qu'il ne demanderait pas mieux que de ne pouvoir pas faire la paix avec la Porte, parce que la conséquence était naturelle dans ce cas; et je ne pus mettre hors de mon esprit qu'il y avait eu entre eux deux quelque confidence réciproque sur des projets médités depuis longtemps, parce que je ne pouvais pas me persuader que nous eussions renoncé aux Turcs, sans quelque convention de la part de la Russie de nous laisser faire ailleurs, par compensation, ce qui pourrait nous convenir. J'ai même de fortes raisons pour croire qu'à ce même Tilsit il fut question de l'Espagne.

C'était la seule affaire qui occupât sérieusement l'empereur; et comme il ne voulait plus de guerre, comment aurait-il manqué l'occasion de parler au seul monarque qui pouvait la faire d'une manière inquiétante pour nous, d'un projet qui l'aurait infailliblement rallumée, s'il avait été dans l'intention de s'y opposer. Il était bien plus naturel et raisonnable de le lui communiquer franchement, puisque le même monarque avait, de son côté, un autre projet, dont l'exécution pouvait être traversée par la France, si elle n'y avait pas préalablement donné son assentiment.

Ce qui me confirme encore dans cette opinion,

c'est que, lors du commencement des affaires d'Espagne (que j'expliquerai tout à l'heure), on débitait à Saint-Pétersbourg, aussi-bien que dans les autres villes, des contes de toutes les façons sur ce qui se préparait à Madrid. L'empereur de Russie ne l'ignorait pas : il ne m'en dit que quelques mots, et l'empereur, qui m'écrivait de Paris toutes les semaines, ne m'en parlait pas du tout. Or, comme il avait à cœur de resserrer son alliance avec la Russie, qui aurait pu souffrir par le seul fait de son entreprise sur l'Espagne, il n'aurait pas manqué de me faire adresser des instructions à ce sujet, si tout n'avait été convenu d'avance à Tilsit: il ne le fit pas, parce qu'il avait bien jugé que cela ne serait pas nécessaire.

J'ai passé six mois à Saint-Pétersbourg, comblé des bontés de l'empereur Alexandre à un tel point, qu'il ne m'avait plus laissé le moyen de me renfermer dans la gravité du caractère diplomatique, si j'avais eu à traiter d'affaires importantes. Je le sentais bien; mais j'eus le bonheur de n'en avoir que d'agréables, car ces six mois furent ce qu'on appelle, dans le mariage, la lune de miel; je n'avais que de bonnes communications à faire; je n'étais, à proprement parler, que l'intermédiaire confidentiel d'un échange de courtoisie accompagnée de dons de

toutes les espèces. Je n'ai point perdu le souvenir de tous ces heureux temps-là, où il nous était permis de nous livrer à l'espérance de jouir d'un bonheur acheté par beaucoup de fatigues et de dangers.

L'accueil de la société envers moi et ce qui m'accompagnait, était en raison inverse des bontés de l'empereur Alexandre. Pendant les six premières semaines de mon séjour chez lui, je n'ai pu me faire ouvrir aucune porte, et, hormis les jours où j'avais l'honneur de dîner chez l'empereur, la promenade publique était mon seul amusement; et chez l'empereur même, je voyais la première noblesse partir le soir pour quelques assemblées ou bals, et moi je revenais tristement à mon secrétaire. L'empereur de Russie voyait tout cela, il aurait voulu qu'on eût agi autrement; mais toutefois je n'ai jamais eu l'air, vis-à-vis de lui, d'en souffrir, et je n'en ai jamais parlé.

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