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Le domaine extraordinaire était sous la direction de M. de La Bouillerie, c'est-à-dire les caisses, car M. Defermon en était l'intendant, et l'on avait réuni à ce domaine toutes les saisies provenant de l'exécution des décrets prohibitifs de Berlin et de Milan. Un jour, M. de La Bouillerie reçut, de l'intendant, l'avis qu'une saisie de deux navires venait d'être faite au Havre; qu'elle était évaluée environ 800,000 fr., dont il lui ordonnait de surveiller et de faire opérer la rentrée. Il était fort tard quand M. de La Bouillerie reçut cet avis, ainsi que les pièces qui l'accompagnaient.

Il y remarqua une extension outrée, que l'on s'était efforcé de donner au sens des décrets de Berlin et de Milan, pour atteindre ces deux navires. Il fit sur-le-champ un rapport particulier à l'empereur, chez lequel il avait le droit d'entrer à toute heure; mais comme il était déjà fort tard, et qu'il pouvait se faire que l'empereur ne pût pas lire son rapport, M. de La Bouillerie écrivit lui-même en haut de la marge :

<< Il est urgent d'envoyer de suite un courrier << au Havre, porter l'ordre de rendre les deux <<<<navires saisis. »

M. de La Bouillerie porta lui-même son rapport. L'empereur le fit entrer de suite; il feuilleta le rapport, qui était très long, et, sans le

lire, il mit, de sa main, sous l'émargement de La Bouillerie, ces mots : Approuvé. NAPOLÉON; ordonna à M. de La Bouillerie d'expédier l'ordre, et garda le rapport, en lui disant de revenir le lendemain. Le courrier fut expédié dans la nuit, et les navires rendus. Le lendemain, La Bouillerie s'étant fait présenter, l'empereur lui dit : « J'ai lu votre rapport, et je vous <<< remercie d'avoir empêché que l'on me fit com<<< mettre cette odieuse injustice; c'est comme cela «< qu'il faut me servir. »

Je reprends ma narration.

Lorsque les troupes furent arrivées sur les frontières, on les fit entrer dans Saint-Sébastien, Pampelune, Roses, Figuières et Barcelone, et dès-lors commencèrent nos premiers actes visà-vis des Espagnols. Cette entrée sur le territoire fut attribuée au prince de la Paix, par la partie adverse, et aux intrigues des partisans du prince des Asturies, par ceux du prince de la Paix. Cette rivalité hâta le dénoûment des événemens : le prince de la Paix avait l'air de croire que ces prises de possession, et cette marche de troupes, n'avaient lieu que pour assurer l'exécution du traité de Fontainebleau.

Le prince des Asturies, de son côté, ne voulait y voir qu'une trahison du prince de la Paix,

parce que l'opinion la plus générale l'accusait de nous être vendu.

Le prince de la Paix lui-même joua l'homme effrayé, et peut-être l'était-il réellement de la marche de nos troupes, qui étaient, d'une part, arrivées à Burgos, et, de l'autre, entrées à Barcelone. Il déclara qu'il n'y avait d'autre' parti à prendre, pour la famille royale, que de se retirer à Séville, et d'appeler la nation espagnole aux armes. Il était convenu qu'il jouerait ce rôle pour faire partir le roi et sa famille pour l'Amérique; qu'il les quitterait clandestinement à Séville, pour venir jouir des avantages que lui assurait le traité de Fontainebleau. Telle est la version que j'ai entendu faire, mais je n'ai rien vu qui m'autorise à le penser, du moins quant au dessein de venir jouir des vastes États qu'il s'était assurés. Loin de là, le prince de la Paix connaissait le décret de Milan, qui nommait Junot gouverneur du Portugal, et le chargeait de l'administrer au nom de l'empereur. Il n'était donc plus question de la principauté des Algarves, et, sans doute, ce prince ne se faisait plus illusion sur sa principauté. Il fit assembler le conseil du roi au palais d'Aranjuez, et après y avoir exposé les malheurs qui menaçaient la monarchie, il fit prévaloir son avis et arrêter le

départ de la famille royale pour Séville. C'est en sortant de ce conseil que le prince des Asturies dit aux gardes-du-corps, en traversant la salle dans laquelle ils se tenaient :

«Le prince de la Paix est un traître; il veut «<emmener mon père, empêchez-le de partir. » Ce propos courut bientôt la ville, et la populace se porta au palais du prince de la Paix, y mit tout en pièces, et après les plus minutieuses recherches, elle le trouva caché dans un grenier : il serait infailliblement devenu victime de ses fureurs, si, pour le sauver, on ne se fût servi du nom même du prince des Asturies pour le mener en prison.

Ce signal de révolte donné, elle prit presque aussitôt des caractères qui effrayèrent le roi, On profita de ce moment pour lui demander son abdication en faveur de son fils; il la donna pour sauver sa vie, et resta dans sa résidence péndant que le prince des Asturies vint à Madrid.

Cet événement a sans doute été accompagné de beaucoup de détails qu'il serait intéressant de rapporter; mais la crainte d'être inexact m'oblige à n'en parler que sommairement.

Cette révolution fut annoncée, sur tous les points de l'Espagne, par des courriers; et la joie d'être débarrassé du prince de la Paix y excita de l'enthousiasme.

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Le grand-duc de Berg était arrivé à l'armée lorsqu'il apprit cet événement; il reçut, par la même occasion, une lettre de Charles IV pour Napoléon, par laquelle le roi d'Espagne faisait part à son allié de la violence qui lui avait été faite.

<«< Monsieur mon frère, lui mandait-il, vous << apprendrez sans doute avec peine les événe<< mens d'Aranjuez et leurs résultats; V. M. ne << verra pas sans quelque intérêt un roi qui, forcé d'abdiquer la couronne, vient se jeter dans <«< les bras d'un monarque son allié, se remettant << en tout à sa disposition, qui peut seule faire << son bonheur, celui de toute sa famille et de ses «< fidèles sujets. Je n'ai déclaré me démettre de << ma couronne en faveur de mon fils, que par <«< la force des circonstances, et lorsque le bruit << des armes et les clameurs d'une garde insurgée << me faisaient assez connaître qu'il fallait choisir <<< entre la vie et la mort, qui eût été suivie de <<< celle de la reine. J'ai été forcé d'abdiquer; mais «< rassuré aujourd'hui, et plein de confiance dans «< la magnanimité et le génie du grand homme qui s'est toujours montré mon ami, j'ai pris « la résolution de me remettre en tout ce qu'il << voudra bien disposer de mon sort, de celui de «< la reine et de celui du prince de la Paix. J'a<«< dresse à V. M. I. et R. une protestation con

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