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CHAPITRE VI

DE 1804 A 1814

Mission secrète d'Henry Brougham dans les Pays-Bas pour l'abolition de la traite des nègres. Correspondances mili

taires revers de la Prusse et leurs conséquences. Genève sous le régime impérial : les fortifications; les bulletins de la guerre, fêtes coûteuses; l'académie, le théâtre, les cercles, la Société économique; nouveaux établissements catholiques, etc. La guerre dans la péninsule hispanique et en Russie; correspondance de Madame de Staël à ce sujet. Revers et derniers efforts de l'Empire.

On était entré dans le XIXe siècle par une porte de fer et de feu; la Révolution avait cédé le pas à la guerre. Jusqu'à 1789 l'état militaire avait été simplement une profession brillante et comme un privilége de naissance. Puis, pendant toute l'époque révolutionnaire, on s'était au moins, de part et d'autre, battu pour des principes. Actuellement on entrait dans une phase nouvelle pour l'Europe depuis les temps de Charlemagne; une phase, où tous les Etats du continent allaient être périodiquement dévastés, les peuples foulés, la jeunesse virile fauchée avant l'âge comme par coupes réglées, les monarques renversés ou remplacés à volonté; tout cela pour la gloire et l'ambition d'un seul homme, qui, pourtant, avait su faire de cette ambition et de cette gloire la cause de la nation qu'il représentait. C'est là, en bonne partie au moins, ce qui donne à cette période guerrière par excellence, ce caractère de grandeur et d'héroïsme dont le prestige continue à éclipser tout ce qui s'est passé depuis. Et cependant, que de choses à objecter! La rapidité et la grandeur des résultats immédiats font trop

oublier les rigueurs et l'iniquité des moyens employés. On ne se rend pas assez compte de combien de menaces et de châtiments était suivie chacune de ces proclamations qui conviaient vieux soldats et conscrits à de nouveaux combats comme à autant de parties de plaisir; ni moins encore de l'énorme quantité de deuils, de ruines, de désespoirs qui formaient les revers de médaille de ces brillants bulletins de l'armée censée invincible. Si tout cela n'est que trop vrai chez la nation victorieuse, qu'était-ce donc pour les peuples victimes de cette lutte à outrance, pour ceux surtout dont les armées, sans cesse écrasées et humiliées, se voyaient encore forcées de s'atteler au char du vainqueur contre leurs anciens alliés ! Il est vrai que l'heure de la revanche devait enfin sonner; mais que de droits lésés, de carrières brisées, d'existences sacrifiées avant d'arriver là ! D'ailleurs, comment ces efforts de Sisyphe furent-ils récompensés? Et après tout, quel étrange corollaire d'une révolution commencée au nom des droits les plus sacrés de l'homme et des nations!

Cette période de notre existence genevoise, aussi peu connue que la précédente, est puisée aux mêmes sources officielles, dans les correspondances des autorités locales entre elles, ou avec le Gouvernement impérial et ses représentants civils ou militaires. Ces sources, composées presque uniquement de lettres, de circulaires, de proclamations et de bulletins, très-suffisantes pour les événements généraux, sont presque nulles pour le ménage intérieur de l'ancienne République protestante. Sous ce rapport, elles laissent l'impression d'un vide complet, comme si le préfet, le maire, le commandant de place, le commissaire impérial de police, avaient exercé leur autorité sur des administrés sans nom et sans parole. Et cependant, nous n'avons rien trouvé qui pût faire supposer que Genève fût moins bien traitée que tout autre chef-lieu de département; au contraire, elle n'eut qu'à se louer de l'esprit sage et con

ciliant de ses magistrats français immédiats. Sans doute, une quantité considérable de Genevois, surtout parmi les jeunes gens de la société, continuaient, et pour cause, à être absents du pays. Mais nous avons, même dans les sources officielles, des preuves certaines que les familles genevoises étaient représentées sur place, d'une façon bien plus complète que pendant la phase révolutionnaire et les années qui avaient suivi la réunion. Il suffit de parcourir les correspondances de C.-V. de Bonstetten pour s'assurer que la vie purement sociale et intellectuelle était bien loin d'être éteinte à Genève sous l'Empire. Mais il y avait évidemment parti pris, chez la majorité et surtout dans les classes élevées de la petite nation, de supporter passivement, avec résignation et sans se mêler de rien, un état de choses, qu'il n'était au pouvoir de personne de changer. Cette réserve absolue est surtout frappante dans les correspondances des Genevois entre eux ou avec leurs parents et amis du dehors qui, cependant, étaient fort loin d'entrer eux-mêmes dans cette prudence et cette apparente indifférence pour la chose publique. Cela dura jusqu'à la fin de 1813. Alors tout change comme par enchantement. Une fourmilière, tirée de son sommeil par quelque commotion subite, n'offre pas plus de mouvement de va et vient que ce ne fut le cas des Genevois de toutes les classes, et surtout de celle qui, depuis vingt-deux ans, avait semblé prendre à cœur de se faire oublier.

Malgré l'insignifiance du billet royal suivant, nous le citons, entre plusieurs autres de même source, comme exemple du système de centralisation qui régnait alors dans l'administration civile et militaire de la Prusse. C'était à Sa Majesté le Roi de Prusse en personne qu'un modeste second lieutenant étranger et sa famille devaient s'adresser pour une simple prolongation de congé ; le Roi y répondait en entier de sa

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main avec la bonhomie d'un simple colonel de régiment et, ce qui paraîtra plus étonnant, c'est qu'il savait parfaitement de qui il était question et à qui il s'adressait.

De S. M. Frédéric-Guillaume, roi de Prusse, à « M. le conseiller d'Etat de Galiffe, à Genève; de Charlottenbourg, le 3 juillet 1804.

« C'est avec bien du plaisir, Monsieur, que J'acquiesce à Votre Demande touchant Votre fils le Lieutenant de Galiffe, en lui accordant une prolongation de semestre de six semaines, et Je viens de donner Mes ordres en conséquence au Lieutenant Général Comte de Wartensleben. Agréez, en même temps, l'assurance de la parfaite estime avec laquelle Je suis

Votre bien affectionné,

FRIDERIC-GUILLAUME. >>

De l'ancien conseiller B. Galiffe à M. J.-A. Galiffe, chez MM. Van der Hoeven, à Amsterdam; de Genève, 27 septembre 1804.

« J'attendais de tes lettres depuis bien des courriers, elles n'arrivent point. J'avais répondu le 25 juillet à ta lettre du 30 juin. Je t'avais annoncé l'arrivée de ton frère Charles, dont nous avons été fort contents: il a une figure agréable et un bon caractère; il n'a pas vu beaucoup de monde, parce que dans cette saison l'on est dispersé dans les campagnes. Mais il m'a paru qu'il avait l'approbation de toutes les personnes qui l'ont vu. Il nous a quittés le 14 septembre; son congé était si court que j'avais écrit au Roi de Prusse pour demander une prolongation; j'en ai reçu la réponse la plus obligeante. Il me marquait que c'était avec un vrai plaisir qu'il asquiesçait à la demande que je lui avais faite relativement à mon fils, en m'accordant une prolongation de congé de six semaines. Malgré cette lettre du Roi, Charles est parti le 14 et n'aura profité que de 3 ou 4 jours de la prolongation du congé. Son général, qui

ne paraît pas aussi accommodant que le Roi, a trouvé mauvais la demande que j'avais faite ; et comme ton frère est appelé à voir plus souvent son général que le Roi, et que l'on écrivait du régiment que l'on y avait beaucoup d'occupation et un grand nombre de recrues à exercer, nous avons cru qu'il valait mieux partir, et faire valoir dans une autre occasion cette promptitude à se rendre à son devoir. Charles a passé trois jours à Rumilly, a été enchanté de l'accueil qu'il y a reçu et a trouvé son petit neveu très-joli.1

J'ai appris de M. Rendorf que Madame Deutz était à la campagne et allait passer l'hiver à Bruxelles ; j'en suis fâché pour toi. J'espère que tu as été voir Madame Hogguer; je ne connais point son mari que l'on dit fort aimable.2 Ta mère et ta sœur t'envoient bien des amitiés, adieu.

Ton affectionné père,

GALIFFE. >>

Comme nous l'avons dit plus haut, Henry Brougham vint en 1804 en Hollande pour y traiter, avec les chefs du parti national hollandais, de l'abolition de la traite des nègres, cause 1 dont il fut l'un des plus fougueux champions, et d'autant plus qu'elle servait alors en même temps les intérêts de l'Angleterre. A cette époque, l'incognito lui était aussi indispensable en Hollande, comme Anglais, que pour le but qu'il y poursuivait; il n'y eut pendant les premiers temps dans le secret que son

1 Ce << petit neveu » de Rochette-Galiffe, Joseph, ensuite baron de Rochettede Salagine, très-aimé à la cour du roi de Sardaigne, Charles-Félix, décoré des ordres des SS. Maurice et Lazare, de la Légion d'Honneur (pour avoir sauvé tout l'équipage d'un vaisseau français) et de l'Aigle rouge de Prusse, capitaine de vaisseau distingué, mourut en 1855, du choléra, le même jour que sa jeune épouse, Thérèse de Villette-Chevron, à son poste de commandant du port de Gênes, qu'il ne voulut pas quitter, bien qu'il eût obtenu un congé longtemps avant l'apparition du fléau.

2 Le général baron de Hogguer, allié Passavant, parent de la famille G. par les Thellusson, avait été colonel (et fut ensuite général) des Suisses au service de France.

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