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On dit Marmont mort de ses blessures,

et un autre blessés sévèrement. »

-Bonnet, Clausel

L'épisode dont l'auteur parle si légèrement, malgré ses cinq blessures reçues dans la même bataille, est trop honorable et trop caractéristique pour que nous imitions son silence. Ce que nous en savons vient moins de lui, toujours très-réservé sur ses prouesses, que du chirurgien militaire qui eut à le soigner et que nous vîmes en visite chez son vieux camarade, il y a environ 35 ans. Obligé par les péripéties de la bataille, comme il le raconte lui-même dans cette lettre, d'aller déloger avec sa division des troupes très-supérieures en nombre et cela sur un terrain très-accidenté, coupé de forêts, Galiffe chevauchait seul en avant de son corps, pour mieux juger de la situation, lorsqu'il fut tout à coup enveloppé par un parti de dragons français sortis d'un bois. Leur intention était d'enlever rapidement l'officier supérieur comme prisonnier. Celui-ci cria alors à l'ordonnance la plus rapprochée, qui accourait à son secours, de faire immédiatement former les carrés et de n'avancer que dans cette position, et en attendant, bien loin d'acquiescer aux sommations furieuses des dragons (« Rends-toi donc, petit b. . . . . !»), il s'escrima si bien de ses pistolets, de son sabre et des sabots de son cheval, qu'il avait déjà tué ou mis hors de combat plusieurs de ses adversaires lorsqu'un coup de sabre ayant fait tomber son chapeau à plumes, les entailles répétées des lames ennemies sur son crâne dénudé, le firent rouler à son tour et sans connaissance dans la poussière. Alors seulement ses soldats, qui arrivaient au pas de course, avec leurs cris de « hourrah!» purent, sans danger pour lui, ouvrir le feu sur les cavaliers ennemis, dont bien peu réussirent à s'échapper, et courir à leur commandant qui pendant plusieurs heures passa pour mort. Les bulletins de la journée le mentionnèrent naturellement comme severely

wounded, et ce terme inquiétant le fit passer pour mort à Londres, à Genève et à St-Pétersbourg. Nous venons de voir que ses blessures ne le retinrent pas longtemps; mais celles reçues sur le sommet du crâne laissèrent de profondes cicatrices, dont au moindre changement de temps il eut à souffrir jusqu'à sa mort, arrivée 35 ans plus tard à l'âge de quatre-vingts ans. Le de Roverea dont il est ici question était le fils unique du colonel de Roverea, le premier commandant de cette fameuse Légion fidèle qui, après les événements suisses de 1799, avait passé sous le colonel de Watteville au service britannique. Il fut tué peu de temps après, près de Pampelune. Il était attaché à la division commandée par le général sir Lowrie Cole, de la maison des comtes d'Enniskillen, également blessé à la bataille de Salamanca et avec qui Galiffe venait de dîner.

Le lieutenant-colonel Galiffe avait conservé de ses services en France, en Hollande, en Amérique et surtout en Espagne, une volumineuse correspondance avec quantité de personnages marquants et avec les militaires les plus distingués de l'époque (Wellington, Picton, Hill, etc.); malheureusement tout fut perdu, sauf les habits qu'il avait sur le corps, dans un naufrage qu'il fit en 1819 au Sable Island, en allant prendre possession de son commandement d'Halifax. L'ami d'enfance qu'il avait eu le plus de plaisir à retrouver en Espagne, était le baron Victor de Constant, plus tard général, alors aide de camp de l'un des princes d'Orange, que Galiffe avait servi également, et qui était maintenant attaché à l'état-major de Wellington. C'est par eux sans doute qu'il avait fait la connaissance assez intime du brigadier général Frédéric, baron d'Eben, prussien de naissance, et qui paraît avoir joué un rôle marquant, mais parfois assez singulier, pendant cette guerre, surtout en Portugal, comme gouverneur de la province de Tras-os-Montes, et comme l'un des principaux généraux de l'armée anglo-portugaise du maréchal Beresford, le vainqueur

d'Albuera. Dans deux lettres à son ami (qui les avait laissées à Genève), écrites de Chaves vers la fin de 1813 et au commencement de 1814, Eben se plaint amèrement de l'ingratitude des grands seigneurs, notamment du maréchal Beresford, qui oublient ses services et qui le laissent à l'arrière-plan, ce qu'il attribue en grande partie à ses relations avec le duc de Sussex et aux intrigues de la puissante maison portugaise de Conde.

Séjour de Madame de Staël-Holstein, née Necker, à St-Pétersbourg, à Stockholm et à Londres.

On connaît les démêlés de l'illustre femme auteur avec la police consulaire et avec celle de l'Empire. La première l'avait exilée à quarante lieues de Paris. Ce fut alors qu'elle se rendit de Coppet en Allemagne, à la cour de Weimar, entre autres, d'où elle revint en toute hâte à la nouvelle de la maladie de M. Necker, mais trop tard pour fermer les yeux de ce père qu'elle idolâtrait. Ensuite elle visita l'Italie, et son voyage, qui enfanta Corinne, fut un triomphe continuel. De nouvelles tracasseries lui furent suscitées plus tard à propos de la publication de son ouvrage sur l'Allemagne. Toute l'édition, tirée à dix mille exemplaires, fut, sauf celui qu'elle avait déjà en main, saisie et mise au pilon. Il lui fut alors enjoint de ne plus quitter sa terre de Coppet, et bientôt les rigueurs impériales n'épargnèrent pas davantage les amis et les amies qui osèrent la visiter! Plusieurs furent, pour ce seul fait, exilés perpétuellement ou à quarante lieues de la capitale. D'autres reçurent l'ordre de cesser leurs visites ou de quitter le pays. Devant ce parti pris, de faire le vide autour d'elle, elle résolut de s'évader de ce séjour, devenu pour elle une sorte de prison. Son premier projet fut de s'embarquer pour l'Amérique; de Bonstetten laisse entendre que la crainte de la mer

l'y fit renoncer. Puis, selon Mme Necker-de Saussure, elle eut l'idée de se rendre en Grèce par Constantinople. Enfin, son imagination facile à alarmer la décida pour l'extrême nord, où sa présence, d'abord en Russie, puis en Suède, seconde patrie de ses enfants, fit certainement beaucoup plus de mal à Napoléon que n'aurait pu en faire sa retraite de Coppet, au milieu de la cour de savants et de beaux esprits de tous pays qui l'entourait. Pour n'en citer qu'un exemple, ce fut elle, certainement, qui contribua le plus à décider Bernadotte, alors prince royal de Suède, à se déclarer contre Bonaparte, et les lettres qu'on va lire achèveront de prouver ce fait peu connu, auquel on verra que notre prédécesseur ne fut pas étranger.

En arrivant à St-Pétersbourg, où elle ne devait rester qu'une quinzaine de jours, Mme de Staël savait parfaitement qu'elle pourrait compter sur la dévotion d'un jeune compatriote, allié de sa famille, plein d'enthousiasme pour son talent et pour la cause qu'elle représentait, et dont le caractère franc et chevaleresque était précisément de ceux qu'elle aimait tenir en main, tout en leur lâchant la bride. Galiffe se fit en quelque sorte le héraut de son illustre amie, dont il savait prévenir les moindres fantaisies. 1 Lié, ici comme ailleurs, avec les indigènes et les étrangers les plus marquants par leurs talents ou leur position sociale, il l'accompagnait partout et même l'introduisit dans plusieurs maisons dont la réputation de l'illustre voyageuse n'eût peut-être pas suffi à lui ouvrir les portes.

Elle s'y prêtait d'autant plus volontiers, que nul mieux que lui ne savait, tout en s'effaçant, lui donner le ton des sujets sur lesquels on désirait l'entendre, selon le milieu dans lequel elle

1 Il n'y allait pas par quatre chemins, comme on dit, dans ses éloges de Mme de Staël: « C'est probablement la femme la plus remarquable que l'Europe ait produite: les bégueules de son sexe, et les pédants du nôtre, peuvent seuls lui refuser leur admiration, en la jugeant suivant les petites règles imaginées par leurs petits esprits. » (Notices généalogiques sur les familles genevoises, etc., etc., article Necker, tome II.)

se trouvait. 1 Une fois lancée, il ne manquait jamais de pourvoir ses belles mains, au fur et à mesure de la discussion, de ces objets, tels que fleurs, feuilles, petits morceaux de bois, bouts de papier, etc., dont la manipulation formait l'accompagnement inconscient, mais obligé, de son éloquence.'

En quittant Pétersbourg pour Stockholm, à une époque où l'on pouvait s'attendre aux événements les plus importants, Mme de Staël ne voulut d'autre correspondant que Galiffe pour être tenue régulièrement au courant de ce qui allait se passer dans l'Empire russe, envahi par la grande armée, et Galiffe n'épargna rien pour la satisfaire avec toute la régularité et la promptitude que permettaient les moyens de communication, encore si imparfaits, de l'époque. Chargé alors de la correspondance étrangère chez le banquier de la Cour, le baron de Rall, Galiffe était, il est vrai, on ne peut mieux placé pour être promptement et exactement informé des nouvelles de la guerre, et les amis que l'illustre voyageuse avait laissés en Russie secondèrent activement une correspondance dont ils sentaient toute la portée. La plupart des lettres qu'on va lire ne sont que les réponses ou accusés de réception de Mme de Staël ou de ses enfants à celles de son reporter; nous n'ignorons pas qu'en y ajoutant les moindres billets de l'auteur de Corinne, nous n'agissons que plus en opposition avec les désirs exprimés par sa famille, qui, non contente de pro

1 On sait que le ministre Necker, son père, disait lui-même: «< Ma fille a besoin d'un premier mot. »

2 Mme Necker-de Saussure parle aussi de ce tic caractéristique (unique à l'entendre) de sa cousine, et qu'elle attribue à l'habitude prise dès l'enfance de façonner en cachette des rois et des reines de papier pour leur faire jouer des tragédies improvisées. Nous croyons plutôt que Mme de Staël, au fond beaucoup plus timide qu'on se la représente ordinairement, était de ces personnes qui ont besoin d'avoir les mains occupées pour pouvoir causer à leur aise et sans distraction. Souvent, tout en en profitant, elle ne s'apercevait pas de ces petites attentions de son compatriote; d'autres fois, elles ne lui échappaient pas, et alors elle lui disait : « Vous me gâtez; mais j'aime beaucoup être gâtée, et vous le savez bien. »

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