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TROISIÈME SÉRIE

CHAPITRE V

DE 1798 A 1804

Le traité de réunion de Genève à la France; le Département du Léman; les nouvelles autorités; attitude de la population indigène; les Genevois à l'étranger; projets et tentatives de réaction. - Calendrier républicain; la vaccine. Revers de fortune de la République française en 1799. Retour de

Bonaparte, organisation autour de Genève de l'armée de réserve, réquisitions et passage de troupes; nouvelles victoires en Allemagne et en Italie. Rigueurs contre les émigrés et les prêtres insermentés; contrebande; mesures de police. Triste état des fortifications genevoises. Le Concordat; le culte catholique à Genève; les tableaux du Musée. Bonaparte nommé consul à vie. Les bourlapapeys vaudois. Avénement de Napoléon Bonaparte.

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Nous abordons cette période franco-genevoise, sur laquelle nos historiographes semblent s'être donné le mot de dire le moins possible: « Passons rapidement sur ces temps d'esclavage; l'histoire des peuples asservis est celle de leurs dominateurs. » Tel est le fier mot d'ordre de presque tous nos historiens au sujet d'une époque qui, sans nous dénationaliser, n'en a pas moins exercé une profonde influence sur nos mœurs et nos institutions. Mais si cette réserve n'était que trop motivée

pour la génération bigarrée qui avait traversé cette période exceptionnelle, elle est une mystification pour les générations irresponsables qui sont nées depuis. Ce serait, d'ailleurs, pousser bien loin le chauvinisme national que de s'imaginer qu'une République de quelques milliers de citoyens, profondément divisés entre eux et privés de leurs derniers alliés, aurait pu émerger seule du flot irrésistible qui avait déjà bouleversé la moitié de l'Europe. C'est déjà chose assez étonnante que cette épave microscopique, entraînée à son tour dans le cataclysme général, ait réussi à sauver les apparences de sa défaite jusqu'à traiter en quelque sorte d'égal à égal avec le maître qui se jouait des plus grands Etats. Ce qui est certain, c'est que les violences et les intrigues qui étaient à l'œuvre depuis si longtemps, pour forcer l'annexion de la petite République à la « Grande Nation, » aboutirent en réalité à un traité bilatéral de réunion, sous des conditions qui, dans l'espèce, peuvent être considérées comme exceptionnellement favorables.

En effet, par cet acte- splendide document orné avec tout le luxe que la diplomatie se plaît à prodiguer aux pièces de cette catégorie - tous les Genevois, tant de la ville que de la campagne, étaient déclarés Français nés, sans que les absents, qu'on comptait encore par milliers, pussent être considérés comme émigrés, ni que personne pût être recherché pour faits, écrits ou propos politiques antérieurs à la réunion. A ceux qui préféraient se retirer définitivement, le traité accordait une année pour quitter le territoire avec leurs effets mobiliers, et trois ans pour la liquidation de leurs autres biens. Trois Genevois seulement, connus de longue date comme publicistes anti-français, étaient exclus de ces avantages, qu'ils auraient d'ailleurs péremptoirement refusés, à savoir: Mallet-Dupan, sir Francis D'Yvernois et Jean-Ant. Du Roveray. Sans doute Genève abandonnait à la France ses fortifications, ses arsenaux, son artillerie et ses munitions de

guerre. Elle devait, en outre, fournir les bâtiments meublés nécessaires au logement de trois mille hommes (casernes de Chantepoulet et des Bastions). Mais les Genevois étaient dispensés de toutes réquisitions réelles et personnelles (hommes, chevaux, logement et entretien des troupes, etc.) « pendant la guerre actuelle jusqu'à la paix générale, » ce qui équivalut à une exemption de plusieurs années. Malgré cela, par arrêté du Directoire exécutif, du 25 fructidor de l'an VI (11 septembre 1798), les militaires naguère au service de la cidevant république de Genève furent assimilés aux militaires français pour la solde provisoire et la pension de retraite stipulée en faveur des soldats infirmes, malades ou blessés. Les biens de la Ville et du territoire, déclarés communaux, devaient rester en propriété indivise aux Genevois de l'époque, dont les descendants les ont gardés jusqu'en 1868, sous l'administration de la Société économique et de la Société de bienfaisance. Ces dispositions, qui sauvegardaient les intérêts matériels de l'Eglise, de l'instruction et de la charité nationales, étaient, avec le Consistoire, la vénérable Compagnie des pasteurs, l'administration municipale et les cercles, précisément celles qui devaient le mieux contribuer à conserver l'autonomie et la nationalité genevoises. D'ailleurs le Gouvernement français de l'époque était sympathique au protestantisme, qui lui semblait « la religion la plus rapprochée de la religion naturelle, et la plus éloignée du fanatisme et de la superstition.1»

D'autres articles avaient trait aux corporations, au commerce et à l'industrie de la ville. Enfin, par décret du Conseil des Anciens, du 8 fructidor de l'an VI (25 août 1798), approuvant l'acte d'urgence du 14 thermidor (1er août) du Conseil des Cinq-Cents, Genève devenait le chef-lieu d'un nouveau département français, dit du Léman, formé, aux dépens de

1 A. Cramer, Notes extraites des Registres du Consistoire, août 1798.

ceux de l'Ain et du Mont-Blanc, des arrondissements de Genève, avec le pays de Gex et une portion du haut Genevois, Bonneville, soit Faucigny, et Thonon, soit Chablais. Il ne tenait qu'aux Genevois d'entrer pour une très-large part dans le personnel administratif, judiciaire ou autre de la nouvelle circonscription et bon nombre en profitèrent. Enfin le préfet et les autres fonctionnaires étrangers au pays semblent avoir, le plus souvent, été choisis dans l'intention sincère de concilier les Genevois au nouvel état de choses. Le général Girard, dit Vieux, qui commandait alors le département, était luimême d'origine genevoise.

En somme, c'était donc l'ordre et la sécurité après six ans de violences et d'agitations incessantes, et des carrières nombreuses pour les hommes et les jeunes gens qui en voulaient profiter. 1 Mais ce n'en était pas moins la perte de l'indépen

1 Le département du Léman envoyait un député au Conseil des Anciens et quatre à celui des Cinq-Cents. Dans les représentants du peuple ou de l'administration centrale du département, nous trouvons Chastel, De la Planche, Frarin, Girod, Philippe et Solomiac. dans le Conseil et l'administration municipale successivement Achard-Trembley, Amalric, Amat, Aubert, Audraz, Bâtard, Beurlin, Blondel, Boissier, Bordier, Brunel, Butin, Constantin-Blanc, De Cerve, De la Rive, Delisle, Descombaz, Descombes, Dunant, Dupan, Dupin, Flournois-Delisle, Favrat, Gavard, Gervais, Girod, Gosse, Jaquet, sculpteur, Lemaire, Lombard, Mallet, Manoël, Martin-De la Rue, Maurice, Merle, Mussard, Pallard, Patry, Petit, Picot, Pinon, Priot, Rey, Rilliet-Pictet, Rouge, Roux-Bordier, Schmidtmeyer, Vanières, Vernes, Vernet-Pictet, Viollier. Après les présidences et mairies assez courtes de Butin de Pallard et d'Aubert, MTM (ensuite baron) Maurice se distingua à ce poste pendant plus de douze ans avec ses adjoints Rilliet-Pictet et Mallet. A la police locale Victor et Noblet. Dans les tribunaux et la justice de paix, nous trouvons successivement: Argand, Aubert, Balleydier, Barde, Bellamy, Béranger, Bertrand, Bientz, Blondel, Boin, Branchu, Bridel, Butini, Calandrini, Châtelain, Claparède, Coindet, Dassier, Duval de Gex, Fauchet, Gasc, Girod, Grenus, Grosjean, Hentsch, Lagrange, Lasserre, Le Fort, Lombard, Martin-Sales, Perrier, Picolet, Pictet (Marc-Jules), Prevost, Richard, Rocca, Romilly, Roux-Bordier, Second, Vachat, de Végobre, Vioiller, Voullaire, Zwallen. On voit que si les Genevois fournissaient la presque totalité des membres de l'ordre judiciaire du chef-lieu, les anciennes familles patriciennes n'y étaient représentées que pour un quart. Enfin on remplaça l'ancien mode de supplice par la guillotine française, et les fonctions de bour

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dance politique, amenée par guet-apens et consentie d'urgence par une trentaine de citoyens seulement. Cela suffit pour empêcher pendant longtemps tout rapprochement sincère entre la majorité des Genevois et les nouveaux venus, considérés comme des intrus. Les classes populaires, toujours frondeuses, ne prenaient aucune peine pour cacher leur mécontentement; les rixes, les duels même étaient fréquents; le théâtre, rouvert après six ans de sommeil, dut être refermé brusquement, pour quelque temps au moins, à cause des allusions auxquelles on le faisait servir. Genève, malgré sa garnison nombreuse et le passage continuel de troupes françaises, restait un asile pour les émigrés, les prêtres réfractaires, les déserteurs, les conscrits fuyards, les contrebandiers, etc., sans parler d'une nuée de mendiants qui vinrent de tous les coins du département s'abattre sur la nouvelle capitale; les mœurs s'en ressentirent gravement, le jeu et le libertinage firent des progrès effrayants. Chez les classes supérieures, les regrets, pour être moins expansifs, n'en étaient que plus profonds. Les familles de l'aristocratie cherchaient à se faire oublier pour mieux éviter tout contact avec celles des fonctionnaires français établis à Genève; et il est fort possible que ces dispositions, si opposées à l'ancienne sociabilité genevoise, soit l'une des principales causes de cette défiance et de cette réserve à l'endroit des étrangers, que ceux-ci ont longtemps reprochées à la société genevoise de notre siècle. Mais il ne faut pas oublier que cette attitude était une nécessité chez celles de ces familles, et c'était le plus grand nombre, dont les frères et les fils continuaient, sous divers drapeaux, à combattre le pays qui était devenu le leur; il faut se rappeler surtout que ces services civils et militaires étrangers,

reau échurent à Jean-Jacques-Rodolphe Pasteur, dont la famille avait exercé le métier de père en fils dès le XVIIe siècle. Plus tard on substitua au poteau ou pilori la peine du carcan.

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