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cathédrale, refusa ma proposition de l'accompagner le soir chez la comtesse de Golofkin, qui avait compagnie assez nombreuse; il ne voulut aller nulle part ni rien accepter de plus. Il doit partir ce matin. Votre frère, que les archiducs n'avaient pu avoir la veille, fut hier de nos courses. Vous a-t-il écrit que les archiducs Ferdinand et Maximilien l'avaient prié de trouver bon qu'ils chargeassent Mile Romilly de faire son crayon? Ce crayon se fait et sera incessamment envoyé..... » 31 octobre 1815. ་ . . En vous parlant du prince héréditaire, j'ai oublié une petite anecdote. Les chambellans, après avoir donné 10 ou 12 ducats aux rameurs, voulurent en faire autant pour les musiciens. Ceux-ci répondirent qu'ils étaient des amateurs et ne voulaient rien recevoir. Le prince, à qui on le rapporta, manda l'un d'eux et lui parla de manière qu'il n'osa refuser; il s'appelle Janin. Mais en sortant, il déclara à l'un des chambellans qu'ils allaient, d'un commun accord, donner les douze ducats à l'hôpital, et c'est ce qu'ils firent incontinent. Le soir, de leur propre mouvement, ils allèrent sous les fenêtres du prince lui donner une sérénade. Le Conseil les paya de son côté par un remerciement prononcé par un conseiller. Voilà des choses qu'on ne voit pas partout. Ils avaient perdu une matinée entière, étaient venus en uniforme complet et n'avaient pas reçu même un verre de vin ou un morceau de pain. Aucun n'est fort aisé; plusieurs sont pauvres.

De M. Pictet de Rochemont à Mademoiselle Amélie P. de R.; de Paris, dimanche matin 29 octobre 1815.

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Il y a lieu à avoir ici pitié des forts comme des faibles, des dominateurs comme des asservis. Ce qu'il y a de curieux, c'est qu'ils ont honte les uns des autres. Le mot « j'ai honte d'être Fr(ançais), » court les rues, parce que chacun voudrait que les autres fussent Fr(ançais) à sa

manière; et le mot « j'ai honte de coopérer à l'injustice,» me frappe l'oreille tous les jours. - J'ai vu hier celui de qui dépend le sort du pays dont venaient les compagnons de lac de ton oncle (le prince de Metternich). Vingt personnes attendaient leur sort dans son antichambre, et il a perdu une demiheure à me parler balivernes et surtout mérinos, auxquels il n'entend rien. S'il manque ainsi les heures consacrées aux affaires, heures peu nombreuses en comparaison de celles des plaisirs, que doit-il rester? Le brave pa

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tron de Charles (le duc de Richelieu), que je vis hier à son cercle, est une autre paire de manches. Mais il ne durera pas. Il lui manque l'adresse déférencière qui fait qu'on se maintient. Il est entouré de cabales de cour, auxquelles il n'entend rien. Il dit toujours toute sa pensée, ordinairement avec feu et abandon. . . . .-A propos de passions politiques: j'étais hier chez la douce et bonne Madame Ch(... ?); une belle parleuse et violente comme toutes les femmes le sont ici en politique, parla du petit Nap(oléon) « qui avait failli se noyer et qu'un imbécile avait sauvé.» «Si vous aviez été là, Madame (lui dis-je), vous l'auriez sauvé de même.» «Sauvé!!... Je l'aurais étranglé de ma main!»-Je fis bonne contenance. « Je ne crois pas, Madame; c'est un enfant charmant. » Alors la douce Madame Ch. prit feu aussi et dit, avec une expression que je ne connaissais pas encore à ses beaux yeux bleus « Il a beau être charmant, il est bon à étrangler. » Je fis encore meilleure contenance et persistai à soutenir à toutes deux qu'elles s'en enchanteraient si elles le voyaient. J'eus beau rester dans la plaisanterie; c'était au moment de devenir aigre. C'est déplorable assurément ! Mais le fond est respectable. L'idée que la vie de cet enfant peut amener sur la France d'incalculables malheurs, se présentait à ces dames si fortement, qu'elle faisait taire toute pitié. C'est ainsi qu'on arrive aux crimes politiques.

Samedi soir, 11 novembre.

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J'ai vu, avec

le comte Capo d'Istrias, les enfants qu'on instruit à la Lancaster. J'ai entendu chanter Edipe, j'ai vu le ballet de Psyché, j'ai vu les tableaux de Guérin, etc. - Le principe de la méthode de Lancaster est de soutenir, sans fatigue, l'attention des enfants; le but est de les instruire, promptement et sans frais dans l'écriture la lecture et l'arithmétique. On commence par écrire, et l'on apprend à lire en même temps; pour soutenir sans fatigue l'attention, on en varie l'objet continuellement, tout en l'enchaînant à ce qui suit. »

(Vient ici une explication très-détaillée, prise sur le fait, de cette méthode lancastérienne, que Pictet contribua ensuite à introduire dans les écoles urbaines et rurales de son pays. Elle est suivie de récits non moins intéressants sur les théâtres de Paris et les premiers artistes de l'époque. Ces récits et les lettres que Pictet écrivit l'année suivante de Turin, trouveront leur place ailleurs.)

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Du 17 novembre 1815. C'est toi, chère Amélie, qui annonceras l'arrivée de « M. le plénipotentiaire. » On a paraphé hier. On signera lundi 20 novembre. Mardi, mes visites, et mercredi, ma chaise de poste. Voici mon plan. Mais il faut toujours se souvenir, avec humilité, que quand l'homme a proposé, c'est Dieu qui dispose. A propos des

femmes qui se fixent en Suisse, j'ai un vrai chagrin pour la duchesse de Saint-Leu (la reine Hortense), qu'on ne veut pas y recevoir; et ne crois pas que ce chagrin vienne de ce que c'est la seule de mes négociations qui ait échoué. Je trouve odieux qu'on persécute les persécutés. Je voudrais que la Suisse fût la terre hospitalière par excellence. Je voudrais que les êtres de tous les pays, que l'on persécute pour des opinions, pussent y trouver un asile. Ce mot d'hospitalité, qui réveille tant de sentiments respectables, s'ennoblit encore quand il s'agit d'accueillir des persécutés. Nous sommes durs, entêtés, froids, secs. La raison tient trop de place. Il nous manque

la poésie, dont découlent tant de bonnes choses. Mes chers compatriotes de l'Helvétie! aimons les beaux-arts, ornons notre esprit et cultivons notre goût. Nous ne persécuterons plus, nous haïrons moins et nous deviendrons hospitaliers. Dis cela à notre ami Bonstetten.

La Suisse, qui allait adhérer au système de la SainteAlliance, était moralement engagée à ne souffrir, sur son territoire, le séjour d'aucun personnage qui pût inquiéter les hautes puissances, et notamment le gouvernement de Louis XVIII. Toutefois, s'il est un canton qui ait continué à pratiquer, sur une large échelle, au delà même de ses ressources et des règles de la prudence, l'hospitalité politique, c'est celui de Genève, où les victimes des révolutions italiennes, les bonapartistes, voire les personnages démodés, que l'on flétrissait alors sous les termes de conventionnels, de terroristes, de régicides, etc., trouvèrent l'asile qui leur était refusé dans la plupart des autres pays du continent. Aussi le gouvernement genevois eut-il maintes fois à souffrir de cette hospitalité traditionnelle, malgré les engagements solennels des proscrits, de s'abstenir de tout ce qui pourrait la compromettre. Quant à la reine Hortense, qui demandait alors le passage par la Suisse pour se rendre à Constance, les chicanes dont parle Pictet, se compliquaient, dans ce moment, des instances de son époux, l'ex-roi de Hollande, Louis Bonaparte, qui réclamait son fils, le même qui, 23 ans plus tard, en 1838, devait compromettre si gravement la Suisse, et Genève en particulier, pour cette même cause de l'hospitalité due aux proscrits.

A peine revenu de Paris, Pictet de Rochemont dut se rendre à Zurich et de là à Turin, avec M. Saladin de Crans comme secrétaire, pour parachever l'œuvre entamée deux ans auparavant au camp des alliés. A son retour d'Italie, il

fonctionna encore comme principal commissaire fédéral et genevois, pour la délimitation et la prise de possession des territoires cédés à Genève et à la Suisse par la France et la Sardaigne. Alors vinrent aussi les derniers appoints et les quittances définitives au profit ou aux dépens des parties contractantes. La Diète dut faire consentir le canton de Vaud à abandonner à la France la vallée des Dappes « comme un faible dédommagement des communes cédées par elle au canton de Genève; » et cette nécessité déplut aux Vaudois qui, après avoir convoité le pays de Gex tout entier, auraient tout au moins désiré trouver une compensation dans l'enclave genevoise de Céligny. Mais il ne manquait pas de Suisses et de Genevois qui, de leur côté, avaient compté sur une augmentation du territoire genevois beaucoup plus considérable que celle dont il fallait se contenter. D'autre part, quelques cantons des vieilles Ligues auraient bien aimé rentrer dans leurs anciennes conquêtes romandes ou italiennes, l'évêque de Bâle dans la temporalité de son antique évêché, le prince abbé de Saint-Gall dans celle de son illustre abbaye; avec plus de raison peut-être, les Grisons regrettaient qu'on ne leur eût pas restitué la Valteline, les habitants de Gersau leur autonomie souveraine. A leur tour les indigènes du territoire réunis au nouveau canton suisse n'étaient pas unanimes sur les avantages de leur nouvelle existence. Les communes ci-devant françaises, détachées du pays de Gex, surtout Meyrin et Pregny, se prêtèrent d'assez bonne grâce, clergé compris, au rôle de désenclaver et de réunir à la Suisse celles de l'ancien territoire genevois de la rive droite du lac et du Rhône. Un témoignage plus satisfaisant encore est dû, sur la rive gauche, à la bourgade savoisienne de Saint-Julien, dont la réunion à Genève avait paru si assurée qu'il y avait eu, sur ce point spécial, depuis plusieurs mois, prise de possession et échange des meilleurs procédés; aussi la nécessité de

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