Page images
PDF
EPUB

n'est pas, au surplus, nouveau. Baptista Aymus, qui écrivit au XVIe siècle, le fit accepter en Europe, aux applaudissements de tout ce que l'Allemagne et l'Italie comptaient alors de jurisconsultes éclairés *.

Toutes les données d'une question qui s'est élevée dans le sein de la chambre des pairs, lors de la discussion sur la pêche fluviale, et que nous avons souvent ajournée dans le cours de ce livre, se trouvant désormais réunies, il nous est permis de l'aborder.

Le lit des rivières qui ne sont ni navigables ni flottables appartient-il à l'État, ou doit-il être considéré comme la propriété des riverains?

C'est dans l'ordre rationnel d'abord, c'est ensuite dans l'étude du droit positif qu'il faut chercher la solution de ce problème controversé. Il sera facile ensuite de parcourir des objections graves, surtout, par l'autorité des écrits qui les renferment.

Les travaux agricoles des premiers possesseurs ont dû sans doute s'arrêter en présence de ces eaux puissantes et profondes qui forment des subdivisions naturelles entre les parties d'un même continent; mais aussi, et autant que le mouvement des eaux l'a permis, le travail des riverains a dû reprendre son empire sur toutes les parties du sol qu'il a été possible de rendre à la culture. Les eaux ne sont d'ailleurs point toujours et partout également dominatrices; et, dans ces temps reculés, toute question de propriété se résout en une question d'appropriation sur tous les points où l'industrie a pu dompter

la nature.

Plus tard, et lorsque, pour assurer aux travailleurs la possession et la jouissance de leurs créations, l'autorité civile a posé des principes, une distinction s'est faite entre la propriété privée et le domaine public, entre ce qu'il fallait abandonner au travail, à l'industrie de chacun, et ce qu'il fallait conserver en faveur de tous. C'est alors que les cours d'eau étant devenus un moyen de communication et de marchage, tous ceux qui étaient susceptibles de servir au flottage et à la navigation ont été soustraits par le droit positif au domaine de la propriété privée, c'està-dire au droit commun.

Ce n'est que par voie d'exception, et parce que leur nature y résiste ou qu'un texte l'ordonne, que certaines choses échappent à la propriété privée. Or, où l'exception cesse dans sa cause, le droit commun doit reprendre son empire; et comme les cours d'eau non navigables ni flottables sont susceptibles de la propriété privée, il suffirait du silence de la législation pour que le droit des riverains fût incontestable.

Mais le droit positif a prononcé. Les ordonnances des rois de la troisième race, en n'attribuant au domaine public que les fleuves et rivières navigables, ont par cela même reconnu le droit de la propriété privée sur les cours d'eau qui n'offraient pas le caractère de la navigabilité, Veut-on que, dès le moment où le flottage par

* Les différentes opinions émises sur le partage des alluvions, depuis les travaux de Barthole, c'est-à-dire depuis le XIVe siècle, sont exposées avec autant de profondeur que de lucidité par M. Chardon, dans son savant et curieux ouvrage. Nous ne pouvons qu'y ren

trains et radeaux est venu doter le commerce d'un moyen ingénieux et puissant de communi. cation, les cours d'eau qui pouvaient servir an flottage aient été frappés de domanialité? Du moins les cours d'eau qui ne peuvent servir au transport des bois qu'à bûches perdues, et par conséquent tous ceux d'une moindre importance. ont-ils échappé au pouvoir de la couronne; il est en effet certain qu'aucune loi ne les range parmi les propriétés domaniales.

C'est du sein de la féodalité que se sont élevés quelques nuages sur le droit des riverains à la propriété des cours d'eau qui ne sont ni navigables ni flottables par trains ou radeaux.

Confondant, comme des esprits distingués le font encore aujourd'hui, le droit de surveillance avec celui de propriété, des feudistes ont vu dans le domaine éminent que les seigneurs hautsjusticiers exerçaient sur les cours d'eau de leur mouvance tous les caractères d'une complète appropriation. D'autres ont contesté cette prétention du haut-justicier; mais tous ont considéré la propriété des cours d'eau non navigables comme une des prérogatives de la puissance féodale. Aussi la maxime que les petites rivières appartenaient aux seigneurs était-elle reçue dans tout le royaume, et s'appliquait même sans difficulté lorsque la justice et la directe du territoire se trouvaient dans la même main **. Ce retranchement opéré de droite et de gauche sur les propriétés riveraines était en opposition avec la nature des choses. Aussi, dès les premiers moments de l'abolition du régime féodal, la légis lation a-t-elle reconnu que les rivières qui ne sont ni navigables ni flottables, font partie, quant au lit qui les renferme, des héritages contigus, par cela seul qu'elle n'a placé dans le domaine public que les cours d'eau susceptibles de navigation ou de flottage.

La législation de l'assemblée constituante a été reproduite par l'article 538, qui ne donne aussi que les rivières navigables et flottables à l'Etat; et l'on peut dire que ce n'est pas seulement par la règle des exclusions, guide trompeur quelquefois, mais par le droit de rétention, jure non decrescendi, que le domaine privé conserve tous les cours d'eau non navigables ni flottables, depuis l'humble ruisseau jusqu'au courant de quelque puissance, mais trop faible encore pour servir au transport des trains ou des radeaux.

L'article 538 a fait le partage entre le domaine public et la propriété privée. Les articles subsequents n'offrent plus que des applications du principe et de la distinction.

Ainsi, aux termes de l'article 560, les îles, ilots, atterrissements qui se forment dans le lit des fleures ou des rivières navigables ou flottables appartiennent à l'Etat.

Et pourquoi? C'est que l'État, qui s'est attribué le lit du fleuve ou de la rivière, doit rester seul maître de la partie du sol que la retraite des eaux a découverte; c'est par une raison toute pareille que les iles, ilots, atterrissements qui se voyer. Traité du droit d' Alluvion, chap. 6, p. 270 à 307.

** Dissertations feodales, par M. Henrion de Pansey, t. 1, p. 656. Cet ouvrage fut publié au mois d'août 1789, le jour même de la publication des lois abolitives de la féodalité.

forment dans les rivières non navigables et non flottables appartiennent aux propriétaires riverains du côté où l'ile s'est formée (561).

Le législateur n'a-t-il pas explicitement reconnu le droit des riverains, lorsque, dans ce même article, il a dit que, si l'ile n'est pas formée d'un seul côté, elle appartient aux propriétaires riverains des deux côtés, à partir de la ligne qu'on suppose tracée au milieu de la rivière.

Le droit d'alluvion lui-même atteste la propriété du riverain, qui profite de l'atterrissement suo jure, si le cours d'eau n'est ni navigable ni flottable; et, s'il en est autrement, jure liberalitatis. Le choix même des locutions employées par la loi trace la ligne de démarcation entre la donation et le droit préexistant.

Lorsque le législateur attribue à la propriété privée un avantage que, dans la règle, le domaine public aurait pu revendiquer, il prend soin d'indiquer la modification qu'il fait subir au droit de l'État. L'alluvion profite, dit-il, dans l'article 556, aux propriétaires riverains, soit qu'il s'agisse d'un fleuve ou d'une rivière navigable, flottable ou non; la donation est enfermée dans cette parole dérogatoire. Mais lorsqu'il ne s'agit que de reconnaitre la conséquence nécessaire d'une vérité de droit commun, comme dans les articles 560 et 561, le législateur n'emploie plus que des expressions préceptives et déclaratives: appartiennent à l'État, appartiennent aux propriétaires riverains,

L'article 556 déroge à un principe; les articles 560 et 561 appliquent un droit.

Comme on le voit, ce n'est pas sur une prétendue servitude dont la terre ferme aurait été grevée au profit du passage des eaux que se fonde le droit des riverains; c'est sur cette idée simple que le travail, que l'industrie restent propriétaires, sous la condition de se rendre maîtres de toutes les parties du territoire susceptibles de recevoir l'empreinte de la propriété privée, et que des lois positives n'ont pas consacrées au service public. Et de quel service public les cours d'eau non navigables ni flottables peuvent-ils être chargés? Ou comprend que partout où il y a navigabilité ou flottage, il y ait affectation au rapprochement des hommes et des choses; mais, où ces deux caractères manquent, quel serait le prétexte de la dépossession de la proprieté privée? C'est donc avec grande raison que ces petits cours d'eau n'ont point trouvé place dans la formation du domaine public.

Ajoutons que la loi sur la pêche fluviale pose en principe que le droit de pêche ne peut être exercé au profit de l'Etat que dans les rivières navigables et flottables, et leurs dépendances, ce qui présuppose le droit des riverains sur les cours d'eau d'une moindre importance *. Qu'oppose-t-on au droit des riverains? Dans l'ordre du droit naturel, l'impossibilité d'admettre que le sol submergé soit entré pour quelque chose dans l'antique licitation qui s'est opérée entre les hommes;

Dans l'ordre du droit positif :
La législation romaine;

*La question s'est reproduite devant la chambre des députés, et un amendement qui compromettait le droit des riverains a été retiré. (Moniteur, 17 mai 1837,

La décision relative au lit abandonné ; Les principes suivis dans la répartition de l'impôt;

Le droit de surveillance que le pouvoir exécutif exerce sur les cours d'eau sans distinction.

Droit naturel. - Au premier âge de la civilisation, la distinction entre le domaine public et le domaine privé n'existe pas encore. L'homme reste propriétaire de tout ce qu'il peut arracher ou soustraire à l'aspérité du sol ou à l'action des eaux. La propriété foncière devient, par la puissance du travail et de la persévérance, et non pas en vertu d'un impossible partage, le patrimoine des individus et des familles. C'est donc le second âge des sociétés, celui des actes de l'autorité civile, qu'il faut interroger.

Droit positif. Des écrivains ont invoqué les lois romaines; il est permis de s'en étonner. D'après le droit romain, les fleuves et les rivières étaient publics ou non publics.

Les fleuves publics, ceux dont le cours était perpétuel, se subdivisaient en cours d'eau navigables et non navigables.

Ainsi le préteur défend de détourner sans droit les eaux d'une rivière, de manière à porter dommage aux habitants des rives, et il ajoute que cet édit regarde les rivières navigables et celles qui ne le sont pas.

Pertinet autem ad flumina publica, sive navigabilia sunt, sive non sunt. (L. 1, § 2, D., lib. 43, tit. 15.)

Cette classification des fleuves publics, sous le rapport de la navigabilité, se retrouve dans plusieurs autres parties du droit.

Pour montrer que la question proposée a été résolue par le droit romain dans un sens contraire à notre avis, il faudrait donc rapporter un texte où se trouverait écrit que le lit d'un fleuve ou d'une rivière non navigable fait partie du domaine de l'empire or on peut feuilleter le Digeste et le Code, on n'y trouvera rien de semblable; il y a plus, et nous croyons pouvoir démontrer que le lit des fleuves, sans distinction, était la propriété des riverains.

On a vu que la propriété de l'ile née dans un fleuve, insula in flumine nata, se distribuait entre les deux rives, suivant la règle de proximité. Une distinction proposée entre l'ile née dans un fleuve public et l'ile apparue dans un fleuve privé, distinction que l'on voulait extraire d'une pensée de Labéon (1. 65, § 4, D., lib. 41, tit. 1, de adquir. rer. dom.), a été rejetée par tous les jurisconsultes, comme contraire au texte absolu des lois. Vinnius n'explique le droit des riverains sur l'ile que par leur droit sur le fond et le trèsfond du fleuve. A ses yeux, si le lit du fleuve est public, et, comme tel, soumis à l'usage du peuple romain, c'est comme réservoir, comme récipient quatenus a flumine tenetur; ce qui se concilie avec le droit de propriété des riverains sur le lit où le fleuve est encaissé. Non aliam, hujus acquisitionis rationem esse arbitror, dit-il, quam quod insula alvei pars sit, alveus pars censeatur vicinorum prædiorum: ac proinde ut alveus totus nudatus vicinis acquiritur, ita et partem ejus nudatam,

[blocks in formation]

id est, insulam in eo natam, iisdem acquiri, jure scilicet accessionis. Ainsi le fleuve est public comme voie de communication et pour l'usage de l'eau considérée comme élément; mais, quelle que soit sa profondeur, son lit, ses pentes intérieures, sont des dépendances des deux rives, et n'appartiennent qu'aux riverains *; c'est là ce que démontre invinciblement Vinnius. (In Instit., lib. 2, tit. 1, § 22.)

Une grave objection est empruntée, nous le savons, à l'article 563 du Code civil.

Du lit abandonné.-L'article 538 ayant, forma negandi, rejeté les cours d'eau hors du domaine public, ou, pour mieux dire, les ayant laissés à Ja propriété privée, on ne peut plus voir dans la décision portée par l'art. 563 sur le lit abandonné, qu'une modification du droit commun, une sorte d'expropriation qui laisse, hors du cas prévu, la propriété des riverains dans toute son autorité.

Préoccupé des inconvénients qu'entraîne le voisinage des eaux, et ne fixant pas son attention sur les avantages qu'elles amènent, le législateur n'a considéré que le désastre des fonds envahis et l'affranchissement de ceux que le cours d'eau ne menace plus; et l'on voit très-bien, en lisant les procès-verbaux du conseil d'État, que M. de Malleville, auteur de la proposition, n'a voulu traiter et résoudre qu'une thèse d'équité naturelle et d'humanité; et cependant l'article 563, tout en voulant établir des compensations équitables, consacre une injustice.

C'est seulement lorsque le lit abandonné appartient à l'État, c'est-à-dire lorsque le cours d'eau est navigable ou flottable, qu'il est possible de J'offrir en dédommagement aux propriétaires dépossédés.

Lorsque la rivière n'est ni navigable ni flottable, le lit devrait rester aux riverains jure non decrescendi; et c'est par l'association politique, par l'État, que les propriétaires des terrains envahis devraient être indemnisés. Une erreur, une injustice, ou, si l'on veut, une exception, ne suffisent pas au renversement de cette inébranlable doctrine que la propriété privée, qui est tout à la fois la cause et la fin des institutions civiles, règne partout où des nécessités sociales textuellement exprimées dans des lois ne la limitent pas.

Répartition de l'impôt. Faut-il réfuter l'objection empruntée aux lois de finances. Il est très-vrai que les rivières ne sont pas cotisables; mais jamais un dégrèvement ou même un affranchissement total de la contribution foncière n'a jeté le plus léger doute sur une question de propriété. Les rivières, comme tous les terrains qui ne sont pas cultivables, appelaient une disposition exceptionnelle.

Droit administratif. Les eaux ont d'ailleurs

* C'est comme soumis par la présence des eaux à un droit d'usage du peuple que le nouveau lit devient public, et c'est par la retraite des eaux que le terrain est rendu à sa condition première; voilà les cas de cette maxime: Flumina enim censitorum vice funguntur, ut ex privato in publicum addicant, et ex publico in privatum. (L. 30, § 3, D., lib. 41, tit. 1, de adquirendo rerum dominio.)

** M. Proudhon soutient l'opinion contraire, Traité

un rapport trop immédiat avec l'intérêt public pour que, quels que soient leur importance et leur volume, l'autorité administrative ne les surveille pas. Ce droit de patronage, ou, si l'on veut, de suzeraineté, que les autorités locales ont reçu des seigneurs hauts-justiciers, ne constitue pas plus aujourd'hui qu'alors le droit de propriété sur les eaux qui ne sont ni navigables ni flottables. Il faut même dire que la puissance féodale faisait naître des illusions que le pouvoir exécutif n'a pas l'ambition de reproduire. Reste donc, dans toute sa vérité, que les propriétaires des deux rives n'ont pas seulement sur les cours d'eau qui ne sont ni navigables ni flottables un droit d'usufruit, ce que personne ne conteste, mais qu'ils les possèdent comme une partie intégrante et constitutive de leurs héritages jusqu'à la ligne séparative que l'on suppose tracée au milieu du courant **.

Nous exprimerons, en terminant, le regret de n'avoir pu nous associer aux pensées principales du savant magistrat dont nous avons si souvent consulté et rappelé le bel ouvrage (M. Chardon); mais il nous a semblé qu'un sentiment d'équite entraînait l'auteur du Traité de l'Alluvion dans une grave erreur. Suivant lui, les riverains n'étant que des propriétaires voisins que sépare la ligne mitoyenne tirée au milieu du courant, doivent, dès qu'un léger déplacement se révèle, et surtout dans l'hypothèse des envahissements notables et spontanés, recourir à l'action en bornage. L'auteur de cette proposition ne voit-il pas tout ce que renferme d'investigations perfides ou violentes, de querelles incessantes et d'inimitiés, une semblable innovation? Et dans quel intérêt encore? De quelle utilité pourraient être à l'agriculture des zones resserrées entre le fleuve et l'ancien continent? quel genre de culture pourra prospérer sur cette base étroite et soumise à de nouvelles et perpétuelles invasions? Est-il d'ailleurs bien juste de contraindre à un échange désavantageux le propriétaire que le mouvement des eaux favorise? Pourquoi le condamner à perdre sa position riveraine? Nous le répétons, le propriétaire menacé n'aura-t-il pas retrouvé au delà de ce qu'il aura perdu, lorsqu'il sera devenu maître des deux rives? Le tort du système proposé, c'est de méconnaître la nature des propriétés riveraines, inconciliable avec l'exactitude mathématique de l'action en bornage. L'égalite dans cette matière ne peut résider que dans l'équité des chances, et se résume par cette maxime souvent invoquée par l'auteur du Traité de l'Alluvion lui-même : ubi damnum, ibi lucrum.

On peut sans doute, avec des plantations et du temps, faire d'une rivière à peu près ce que l'on veut, et préparer ainsi des dépossessions qui ne seront plus l'œuvre de la nature; mais il est

du domaine public, nos 988 et suiv. M. Daviel, qui réfute M. Proudhon, établit la propriété des riverains dans une dissertation riche d'arguments empruntés aux législations étrangères, Traite des cours d'eau, édition de 1837, t. 2, no 529-527. M. Foucard, Elements da droit public et administratif, se range du parti de l'administration, t. 2-261. F. le Moniteur de 1828, nos 160-164, séances des 13 mai et 3 juin, et les séances des 20 décembre 1834 et 22 mai 1835.

CHAPITRE XVII.

DU DROIT D'ACCESSION RELATIVEMENT AUX CHOSES MOBILIÈRES 1.

dans les sections précédentes, relativement aux immeubles, est le plus souvent un simple résultat de la disposition naturelle des choses: celle qui a lieu relativement aux meubles, est, au contraire, presque toujours l'ouvrage

600. L'accession dont nous avons parlé de l'art.

possible aussi de constater ces fraudes, que doit atteindre une répression sévère. C'est dans ce sens seulement que la législation peut recevoir d'utiles modifications.

Les questions que soulève l'accession industrielle paraissent, au premier coup d'oeil, d'une facile solution. Il semble que le propriétaire de la chose employée doive, dans tous les cas, demeurer le maître du nouvel ouvrage, et que, sous peine de porter atteinte aux maximes fondamentales du droit de propriété, il faut que la forme accède à la matière; mais bientôt, en y réfléchissant un peu, l'on s'effraie des conséquences qu'entraînerait, dans la pratique, l'application d'une semblable doctrine. Il faut en effet mettre en oubli la puissance des créations de l'art sur notre âme, et, dans un ordre d'idées plus positives, perdre de vue l'augmentation de valeur qui résulte souvent de la main-d'oeuvre, pour consacrer ainsi la dépossession du travail et du génie au profit de la matière qu'ils ont fécondée. D'un autre côté, proclamer sans réserve que la matière doit accéder à la forme, ce serait enchaîner l'équité du juge et provoquer des déplacements de propriété sans justice et sans compensation véritable. Quelles règles sont donc à poser? Comment, dans la spécification, dans l'adjonction, dans le mélange, tenir la balance entre les droits nécessaires de l'ouvrier, de l'artiste et ceux toujours si dignes d'attention du propriétaire? Difficulté fort grave dont la législation romaine, en défaut cette fois, n'a pas su triompher, comme va le démontrer un examen approfondi de toute cette partie de l'ancien droit.

A Rome, la spécification, c'est-à-dire la création d'une nouvelle espèce avec la matière d'autrui, divisait deux écoles célèbres. (Vinnius, in Instit., lib. 2, tit. 1, § 25.) Les Proculéiens, imbus des enseignements de la philosophie stoïcienne, s'attachant à cette idée que la forme donne l'être à l'espèce créée, attribuaient la propriété de l'ouvrage au spécificateur. Les Sabiniens, s'affranchissant des subtilités scolastiques, proclamaient le privilége de la matière employée (L.7, §7, D., lib. 41, tit. 1, de adquir. rer. domin.). Des jurisconsultes, qui avaient pris leur nom de leur habitude de chercher en toute chose un moyen terme (erciscundi), usaient d'une distinction: ou la matière, disaient-ils, peut être rendue à son premier état, comme le lingot qui, ciselé en vaisselle, peut retrouver dans le creuset sa forme première; ou bien au contraire le rétablissement de la matière dans ses conditions primitives est devenu d'une complète impossibilité; ainsi qu'il arriverait, par exemple, d'une chaire construite avec le bois d'autrui. Dans la première hypothèse, qu'importe une forme qu'il est si facile d'effacer? dans la seconde, il y a novation, absorption entière de l'élément employé. Au premier cas, la nou

velle espèce sera le partage du propriétaire; au second, de l'ouvrier, à la charge du remboursement soit de la main-d'œuvre, soit de la matière consommée. (L. 7, § 7, D., lib. 41, tit. 1, de adquir. rer. dom.) D'après cette règle adoptée par le droit de Justinien (Institut., lib. 2, tit. 1, de rer. divis., § 25), les chefs-d'œuvre de la statuaire en bronze, bien autrement riche chez les peuples de l'antiquité que la statuaire en pierre, devaient appartenir au maître du métal, tandis que la statue en marbre devait demeurer à l'ouvrier; doctrine contradictoire dans ses résultats, qui livrait le destin de la chose créée aux hasards de la matière employée. C'est, d'après la même distinction, qu'il fallait prononcer sur la propriété des travaux de la toreutique, de ces statues composées de la réunion des métaux les plus précieux, chefs-d'œuvre d'alliage et d'incrustation, particulièrement destinés à retracer les images des dieux, et qui firent longtemps la gloire des sanctuaires d'Athènes, d'Argos, d'Epidaure et d'Olympie. Assurément, cette différence de situation entre des artistes dont les droits sont évidemment les mêmes aux yeux de l'équité, ne saurait être justifiée.

Une conséquence nécessaire de la doctrine adoptée par Justinien, c'est que la toile animée par le pinceau, le papyrus enrichi par l'écriture, devaient demeurer la propriété du peintre et du calligraphe car enfin ni la toile ni le papyrus ne pouvaient, chez des peuples étrangers aux secrets de la chimie moderne, reprendre leur premier état.

Ce n'est cependant pas d'après ces idées que Tribonien prononce sur les créations du peintre et sur le travail du calligraphe. A ses yeux, la peinture et l'écriture accedaient à la matière, comme la plante au sol. C'était par exception, propter excellentiam artis (Lorry, Instit., lib. 2, tit. 1, § 55), que les chefs-d'oeuvre d'Apelle et de Parrhasius ne devenaient pas tributaires d'une toile sans valeur, immunité que le chancelier de Justinien refuse à la calligraphie dans des termes absolus: Litteræ, quoque, licet aureæ sint, perinde chartis membranisque cedunt; et comme s'il craignait que sa pensée ne fût pas comprise, il ajoute : ideoque si in chartis membranisve tuis carmen, vel historiam, vel orationem Tilius scripserit : hujus corporis, non Titius, sed tu dominus esse videris. (Institut., lib. 2, tit. 1, 35, de rer. divis.) Et cependant il ne faut pas oublier que, dans un temps où l'imprimerie n'existait pas, la copie d'un manuscrit était d'une valeur qui pouvait le disputer à celle d'un tableau. Le seul tempérament apporté par les Institutes à ces décisions rigoureuses, c'est d'armer d'une exception le calligraphe de bonne foi à qui l'on refuse le prix de ses peines. (Loc. cit.)

Ce n'était pas du reste une question facile à résoudre que celle de savoir s'il y avait spécifi

L'aspect d'une ruine excite naturellement nos regrets, et tout ce qui tend à une perte inutile est désavoué par la raison. Le légis

cation, c'est-à-dire création d'un produit nouveau. D'accord sur le vin et l'huile, les jurisconsultes ne l'étaient pas sur diverses natures de grains. A la différence du vin et de l'huile, dit Gaïus, le froment ne change pas de nature par l'opération qui le dépouille de son enveloppe; le battage des épis n'est donc pas, comme le pressoir, un moyen d'acquérir. Cette observation est fort juste (1.7, § 7, D., lib. 41, tit. 1, de adquir. rer. dom.) mais que penser d'une législation où de pareilles questions peuvent s'élever, et où il n'est pas reconnu que le pressoir, que le moulin à briser les olives, que le battage, que le crible et le vanage, ne sont que les instruments, que les opérations d'une utile industrie, mais non pas des moyens d'acquérir le domaine des choses soumises à leur action!

Une hésitation non moins grande se montre quand il s'agit de prononcer sur le sort du vêtement confectionné avec la laine d'un autre, ou sur la propriété du navire construit avec le bois d'autrui. Le tailleur, le constructeur, sont-ils propriétaires? Cette question est résolue, suivant un texte du droit romain, par une distinction: la laine dont on s'est servi était-elle déjà préparée? le navire n'a-t-il été construit que par l'assemblage de pièces façonnées et bonnes à mettre en place? la revendication du propriétaire de la laine et du bois est admise; car alors l'état primitif peut être rétabli. S'agit-il d'une laine encore brute et d'un bois pris directement dans la forêt? la revendication est inadmissible, quia cupressus non maneret sicuti nec lana. (L. 26, D., lib. 61, tit. 1, de adquir. rer. dom.) C'est par cette même raison que la pourpre accède au vêtement, alors même qu'elle serait plus précieuse que le tissu, licet pretiosior purpura, sauf l'action criminelle que le propriétaire de la pourpre peut intenter contre celui qui l'aurait frauduleusement privé de sa chose, action qui n'offre pas le caractère de la revendication (Institut., lib. 2, tit. 1, de rer. divis., § 26; — L. 23, § 5, D., lib. 6, tit. 1, de rei vindic.); car les choses éteintes, absorbées, ne sauraient être revendiquées, nam extinctæ res licet vindicari on possint, condici tamen a furibus et quibusque aliis possessoribus possunt. La doctrine transactionnelle, que l'on peut maintenant apprécier, ne pouvait pas être au surplus d'une bien fréquente application, puisqu'il suffisait d'une circonstance qui devait souvent se reproduire pour qu'il ne fût plus permis de l'invoquer. Si l'ouvrier n'avait pas seulement concouru par son travail à la formation de la nouvelle espèce, s'il avait aussi fourni une partie notable de la matière employée, à ce double titre

* Si quid, quod ejusdem naturæ est, ita confusum est atque commixtum, ut deduci et separari non possit, non totum sed pro parte esse vindicandum : ut puta neum et tuum argentum in massam redactum est, erit nobis commune, et unusquisque pro rata ponderis, quod in massa habemus, vindicabimus: etsi incertum sit quantum quisque ponderis in massa habet. L. 3, § 2, D., lib. 6, tit. 1, de rei vindicatione. Le dernier paragraphe de cette loi est peu compréhensible; comment,

lateur doit donc s'opposer aux actes de destruction: c'est pourquoi, lorsqu'un corps se trouve composé de parties provenant de dif

il pouvait conserver son œuvre. Dubitandum non est, hoc casu, dit la loi romaine, eum esse dominum qui fecerit : quum non solum operam suam dederit, sed et partem ejusdem materiæ præstiterit. (Institut., lib. 2, tit. 1, de rer. dívis., § 25.) Ainsi, ce que l'art de Michel-Ange ou de Benvenuto Cellini n'aurait pas obtenu, le plus maladroit fondeur se l'assurait en jetant dans le moule une portion quelque peu considérable d'or, d'argent

ou de bronze.

L'adjonction qui consiste dans l'union bien plus que dans la transformation des choses se régissait par d'autres idées que la spécification. L'accessoire accédait au principal, ce qui était fort rationnel; l'anse au vase ou à la coupe, le pied ou la main à la statue; et, tant que l'union subsistait, le maître dépossédé sans son consentement devait s'interdire toute revendication, sauf toutefois une singulière exception qu'il importe de signaler. Si les choses unies étaient homogènes, comme un ornement d'airain ou de bronze joint à un ouvrage de même métal, et que l'homogénéité se retrouvât dans la soudure, l'accession demeurait toute-puissante; mais si la matière employée à la formation du lien était d'une nature étrangère aux choses unies, la séparation pouvait être exigée. Si, du reste, la séparation venait à s'opérer par un événement fortuit, chacun des éléments désormais désunis retournait à son premier maître. (L. 23, § 5, D., lib. 6, tit. 1, de rei vindic.) Cette variation dans les résultats, suivant la différence du métal employé dans la soudure, s'expliquait sans doute par cette circonstance que, dans le premier cas, la fusion se continuait; que, dans le second, il y avait solution de continuité; mais cette vérité, puissante subtilitate juris, n'est d'aucune importance aux yeux de l'équité.

La fusion des métaux, opération difficile et dans laquelle excellaient les anciens, n'était pas non plus régie par les principes de la spécification. Si la séparation des matières mises en fusion n'était pas possible, le composé ne demeurait pas à l'ouvrier, mais restait indivis entre les propriétaires des métaux fournis; si la séparation était possible, chacun des intéressés pouvait la réclamer*; la décision relative à la première hypothèse contredit la distinction posee dans les Institutes.

Il faut ignorer, en effet, toute l'importance que les anciens attachaient à ce qu'on appelait un beau bronze, pour ne pas s'étonner de cette ditrence jetée par la loi romaine entre le fondeur et le statuaire. L'art des alliages, que Pline appelle in ære jus artis habere, était poussé fort si l'on ignore ce que chacun des deux propriétaires a fourni de matière, le composé sera-t-il réparti? La loi ne le dit pas, et devait le dire.

Si ære meo, et argento tuo conflato, aliqua species facta sit, non erit ea nostra communis: quia cum diversæ materiæ æs atque argentum sint, ab artificibus separari, et in pristinam materiam reduci solent. L. 12, S1, D., lib. 41, tit. 1, de adquirendo rerum dominio.— V. aussi L. 5, § 1, D., lib. 6, tit. 1, de rei vindicatione,

« PreviousContinue »