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elle ne pouvoit plus prier les Saints ni même la sainte Vierge: c'est déjà là un grand mal, de reconnoître de tels états si contraires à la doctrine catholique mais la raison qu'elle en rend est bien plus étrange. « C'est, dit-elle, que ce n'est pas à l'épouse, mais aux domestiques de prier les autres de prier pour eux : » comme si toute ame pure n'étoit pas épouse: ou que celle-ci fùt la seule parfaite ou que les ames bienheureuses, qu'il s'agissoit de prier, ne fussent pas des épouses plus unies à Dieu que tout ce qu'il y a de plus saint et de plus uni sur la terre.

20. Ce qu'il y a de plus répandu dans ce livre et dans tous les autres, c'est que cette dame est sans erreur. C'est la marque qu'elle donne partout de son état entièrement uni à Dieu et de son apostolat; mais quoique ses erreurs fussent infinies, celle que je relevai alors le plus, étoit celle qui regardoit l'exclusion de tout désir et de toute demande pour soi-même, en s'abandonnant aux volontés de Dieu les plus cachées, quelles qu'elles fussent, ou pour la damnation ou pour le salut. C'est ce qui règne dans tous les livres imprimés et manuscrits de cette dame, et ce fut sur quoi je l'interrogeai dans une longue conférence que j'eus avec elle en particulier. Je lui montrai dans ses écrits, et lui fis répéter plusieurs fois que toute demande pour soi est intéressée, contraire au pur amour et à la conformité avec la volonté de Dieu, et enfin très-précisément qu'elle ne pouvoit rien demander pour elle. Quoi, lui disois-je, vous ne pouvez rien demander pour vous? Non, répondit-elle, je ne le puis. Elle s'embarrassa beaucoup sur les demandes particulières de l'Oraison Dominicale. Je lui disois : Quoi! vous ne pouvez pas demander à Dieu la rémission de vos péchés? Non, repartit-elle. Eh bien, repris-je aussitôt, moi, que vous rendez l'arbitre de votre oraison, je vous ordonne, Dieu par ma bouche, de dire après moi : Mon Dieu, je vous prie de me pardonner mes péchés. Je puis bien, dit-elle, répéter ces paroles; mais d'en faire entrer le sentiment dans mon cœur, c'est contre mon oraison. Ce fut là que je lui déclarai qu'avec une telle doctrine je ne pouvois plus lui permettre les saints sacremens, et que sa proposition étoit hérétique. Elle me promit quatre et cinq fois de recevoir instruction et de s'y sou

mettre, et c'est par là que finit notre conférence. Elle se fit au commencement de l'année 1694, comme il seroit aisé de le justifier par les dates des lettres qui y ont rapport. Tôt après elle fut suivie d'une autre conférence plus importante avec M. l'abbé de Fénelon dans son appartement à Versailles. J'y entrai plein de confiance qu'en lui montrant sur les livres de madame Guyon toutes les erreurs et tous les excès qu'on vient d'entendre, il conviendroit avec moi qu'elle étoit trompée et que son état étoit un état d'illusion. Je remportai pour toute réponse que, puisqu'elle étoit soumise sur la doctrine, il ne falloit pas condamner la personne. Sur tous les autres excès, sur ces prodigieuses communications de graces, sur ce qu'elle disoit d'elle-même, de la sublimité de ses graces et de l'état de son éminente sainteté ; qu'elle étoit la femme enceinte de l'Apocalypse, celle à qui il étoit donné de lier et délier, la pierre angulaire, et le reste de cette nature, on me disoit que c'étoit le cas de pratiquer ce que dit saint Paul : Eprouvez les esprits. Pour les grandes choses qu'elle disoit d'ellemême, c'étoit des magnanimités semblables à celles de l'Apôtre, lorsqu'il raconte tous ses dons, et que c'étoit cela même qu'il falloit examiner. Dieu me faisoit sentir toute autre chose : si soumission ne rendoit pas son oraison bonne, mais faisoit espérer seulement qu'elle se laisseroit redresser : le reste me paroissoit plein d'une illusion si manifeste, qu'il n'étoit besoin d'aucune autre épreuve que de la simple relation des faits. Je témoignai mon sentiment avec toute la liberté, mais aussi avec toute la douceur possible, ne craignant rien tant que d'aigrir celui que je voulois ramener. Je me retirai étonné de voir un si bel esprit dans l'admiration d'une femme dont les lumières étoient si courtes, le mérite si léger, les illusions si palpables, et qui faisoit la prophétesse. Les pleurs que je versai sous les yeux de Dieu, ne furent pas du moins alors de ceux dont M. de Cambray me dit à présent: Vous me pleurez et vous me déchirez. Je ne songeois qu'à tenir caché ce que je voyois, sans m'en ouvrir qu'à Dieu seul à peine le croyois-je moi-même : j'eusse voulu pouvoir me le cacher; je me tâtois pour ainsi dire moi-même en tremblant, et à chaque pas je craignois des chutes après celle d'un esprit si

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lumineux. Mais je ne perdis pas courage, me consolant sur l'expérience de tant de grands esprits que Dieu avoit humiliés un peu de temps pour les faire ensuite marcher plus sûrement; et je m'attachai d'autant plus à ramener M. l'abbé de Fénelon, que ceux qui nous avoient écoutés étoient en sa main.

24. Un peu après cette conférence, j'écrivis une longue lettre à madame Guyon, où je m'expliquois sur les difficultés qu'on vient d'entendre ; j'en réservois quelques autres à un plus grand examen je marquois tous mes sentimens, tels que je les viens de représenter ces prodigieuses communications n'y étoient pas oubliées, non plus que l'autorité de lier et de délier, les visions sur l'Apocalypse et les autres choses que j'ai racontées. La lettre est du 4 de mars 1694: la réponse, qui suivit de près, est trèssoumise, et justifie tous les faits que j'ai avancés sur le contenu de ses livres. Elle acceptoit le conseil de se retirer sans voir ni écrire à personne autrement que pour ses affaires; j'estimois la docilité qui paroissoit dans sa lettre, et je tournai mon attention à désabuser M. l'abbé de Fénelon d'une personne dont la conduite étoit si étrange.

III SECTION.

Seconde partie de la Relation contenant ce qui s'est passé avec M. de Châlons, M. Tronson et moi.

1. Pendant que j'étois occupé de ces pensées, plein d'espérance et de crainte, madame Guyon tournoit l'examen à toute autre chose que ce qu'on avoit commencé. Elle se mit dans l'esprit de faire examiner les accusations qu'on intentoit contre ses mœurs, et les désordres qu'on lui imputoit. Elle en écrivit à cette future protectrice qu'elle croyoit avoir vue dans sa prophétie, pour la supplier de demander au Roi des commissaires, avec pouvoir d'informer et de prononcer sur sa vie. La copie qu'elle m'envoya de sa lettre, et celle qu'elle y joignit, marquent par les dates que tout ceci arriva au mois de juin de l'an 1694. C'étoit le cas d'accomplir les prédictions, et madame Guyon y tournoit les choses d'une manière assez spécieuse insinuant adroitement qu'il falloit la purger des crimes dont elle étoit accusée, sans quoi on entreroit

trop prévenu dans l'examen de sa doctrine. Mais il n'est pas si aisé de surprendre une piété éclairée. La médiatrice qu'elle avoit choisie vit d'abord que le parti des commissaires, outre les autres inconvéniens, s'éloignoit du but, qui étoit de commencer par examiner la doctrine dans les écrits qu'on avoit en main, et dans les livres dont l'Eglise étoit inondée. Ainsi la proposition tomba d'elle-même : madame Guyon céda: et ce fut elle qui fit demander, par ses amis, la chose du monde qui me fut la plus agréable : c'est que pour achever un examen de cette importance, où il falloit pénétrer toute la matière du quiétisme et mettre fin, si l'on pouvoit, à une sorte d'oraison si pernicieuse, on m'associàt M. de Châlons à présent archevêque de Paris, et M. Tronson supérieur général de la Congrégation de Saint-Sulpice. La lettre où madame Guyon m'informa de cette démarche, explique amplement toutes les raisons qui l'avoient portée à se soumettre comme à moi à ces deux Messieurs. Je ne connoissois le dernier que par sa réputation. Mais M. l'abbé de Fénelon et ses amis y avoient une croyance particulière. Pour M. de Châlons, on sait la sainte amitié qui nous a toujours unis ensemble. Il étoit aussi fort ami de M. l'abbé de Fénelon. Avec de tels associés j'espérois tout. Le Roi sut la chose par rapport à madame Guyon seulement, et l'approuva. M. l'archevêque de Paris a expliqué ce qui lui fut écrit sur ce sujet-là, et quelle fut sa réponse. On donna à ces Messieurs les livres que j'avois vus : M. l'abbé de Fénelon commença alors en grand secret à écrire sur cette matière. Les écrits qu'il nous envoyoit se multiplioient tous les jours: sans y nommer madame Guyon ni ses livres, tout tendoit à les soutenir ou bien à les excuser : c'étoit en effet de ces livres qu'il s'agissoit entre nous, et ils faisoient le seul sujet de nos assemblées. L'oraison de madame Guyon étoit celle qu'il conseilloit, et peut-être la sienne particulière. Cette dame ne s'oublia pas; et durant sept ou huit mois que nous employâmes à une discussion si sérieuse, elle nous envoya quinze ou seize gros cahiers que j'ai encore, pour faire le parallèle de ses livres avec les saints Pères, les théologiens et les auteurs spirituels. Tout cela fut accompagné de témoignages absolus de soumission. M. l'abbé de Fénelon prit la peine de venir

avec quelques-uns de ses amis à Issy, maison du séminaire de Saint-Sulpice, où les infirmités de M. Tronson nous obligèrent à tenir nos conférences. Tous nous prièrent de vouloir bien entrer à fond dans cet examen, et protestèrent de s'en rapporter à notre jugement. Madame Guyon fit la même soumission par des lettres très-respectueuses, et nous ne songeâmes plus qu'à terminer cette affaire très-secrètement, en sorte qu'il ne parùt point de dissension dans l'Eglise.

2. Nous commençâmes à lire avec plus de prières que d'étude, et dans un gémissement que Dieu sait, tous les écrits qu'on nous envoyoit, surtout ceux de M. l'abbé de Fénelon : à conférer tous les passages, et souvent à relire les livres entiers, quelque grande et laborieuse qu'en fùt la lecture. Les longs extraits que j'ai encore, font voir quelle attention nous apportions à une affaire où il y alloit en effet du tout pour l'Eglise, puisqu'il ne s'agissoit de rien moins que d'empêcher la renaissance du quiétisme, que nous voyions recommencer en ce royaume par les écrits de madame Guyon que l'on y avoit répandus.

3. Nous regardions comme le plus grand de tous les malheurs qu'elle eût pour défenseur M. l'abbé de Fénelon. Son esprit, son éloquence, sa vertu, la place qu'il occupoit et celles qui lui étoient destinées, nous engageoient aux derniers efforts pour le ramener. Nous ne pouvions désespérer du succès; car encore qu'il nous écrivit des choses (il faut l'avouer) qui nous faisoient peur, et dont ces Messieurs ont la mémoire aussi vive que moi, il y mêloit tant de témoignages de soumission, que nous ne pouvions nous persuader que Dieu le livrât à l'esprit d'erreur. Les lettres qu'il m'écrivoit durant l'examen, et avant que nous eussions pris une finale résolution, ne respiroient que l'obéissance; et encore qu'il la rendit toute entière à ces Messieurs, je dois avouer ici qu'outre que j'étois l'ancien de la conférence, il sembloit s'adresser à moi avec une liberté particulière, par le long usage où nous étions de traiter ensemble les matières théologiques : l'une de ces lettres étoit conçue en ces termes.

4. «Je reçois, Monseigneur, avec beaucoup de reconnoissance les bontés que vous me témoignez. Je vois bien que vous voulez

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