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charitablement mettre mon cœur en paix. Mais j'avoue qu'il me paroît que vous craignez un peu de me donner une vraie et entière sûreté dans mon état. Quand vous le voudrez, je vous dirai comme à un confesseur tout ce qui peut être compris dans une confession générale de toute ma vie, et de tout ce qui regarde mon intérieur. Quand je vous ai supplié de me dire la vérité sans m'épargner, ce n'a été ni un langage de cérémonie, ni un art pour vous faire expliquer. Si je voulois avoir de l'art je le tournerois à d'autres choses, et nous n'en serions pas où nous sommes. Je n'ai voulu que ce que je voudrai toujours, s'il plaît à Dieu, qui est de connoître la vérité. Je suis prêtre, je dois tout à l'Eglise, et rien à moi, ni à ma réputation personnelle. Je vous déclare encore, Monseigneur, que je ne veux pas demeurer un seul instant dans l'erreur par ma faute. Si je n'en sors point au plus tôt, je vous déclare que c'est vous qui en êtes cause, en ne me décidant rien. Je ne tiens point à ma place, et je suis prêt à la quitter, si je m'en suis rendu indigne par mes erreurs. Je vous somme au nom de Dieu, et par l'amour que vous avez pour la vérité, de me la dire en toute rigueur. J'irai me cacher et faire pénitence le reste de mes jours, après avoir abjuré et rétracté publiquement la doctrine égarée qui m'a séduit: mais si ma doctrine est innocente, ne me tenez point en suspens par des respects humains. C'est à vous à instruire avec autorité ceux qui se scandalisent faute de connoître les opérations de Dieu dans les ames. Vous savez avec quelle confiance je me suis livré à vous, et appliqué sans relâche à ne vous laisser rien ignorer de mes sentimens les plus forts. Il ne me reste toujours qu'à obéir. Car ce n'est pas l'homme ou le très-grand docteur que je regarde en vous : c'est Dieu. Quand même vous vous tromperiez, mon obéissance simple et droite ne me tromperoit pas, et je compte pour rien de me tromper en le faisant avec droiture et petitesse sous la main de ceux qui ont l'autorité dans l'Eglise. Encore une fois, Monseigneur, si peu que vous doutiez de ma docilité sans réserve, essayez-la sans m'épargner. Quoique vous ayez l'esprit plus éclairé qu'un autre, je prie Dieu qu'il vous ôte tout votre propre esprit, et qu'il ne vous laisse que le sien. >>

5. Voilà de mot à mot toute la lettre. On voit bien par les offres de tout quitter, et de faire la rétractation la plus solennelle, combien la matière étoit importante et combien il y étoit engagé. Ce n'étoit point encore par ses livres, puisqu'il n'en avoit écrit aucun en faveur de la nouvelle oraison. J'acceptois avec joie la prière qu'il faisoit pour moi, afin que je perdisse tout mon propre esprit qu'en effet je n'écoutois pas, et je tâchois de n'avoir d'oreilles que pour la tradition. Dans l'état de soumission où je voyois M. l'abbé de Fénelon, j'eusse regardé comme une injustice de douter pour peu que ce fùt de sa docilité. Il ne me vint jamais dans la pensée que les erreurs d'esprit où je le voyois, quoiqu'en elles-mêmes importantes et pernicieuses, pussent lui nuire, ou pussent même l'exclure des dignités de l'Eglise. On ne craignit point au quatrième siècle de faire évêque le grand Synésius, encore qu'il confessât beaucoup d'erreurs. On le connoissoit d'un esprit si bien fait et si docile, qu'on ne songea pas seulement que ces erreurs, quoique capitales, fussent un obstacle à sa promotion. Je ne parle point ainsi pour me justifier. Je pose simplement le fait, dont je laisse le jugement à ceux qui l'écoutent s'ils veulent le différer jusqu'à ce qu'ils aient pu voir l'effet du tout, ils me feront beaucoup de grace. Tout ici dépend de la suite; et je ne puis rien cacher au lecteur sans tout.envelopper de ténèbres. Au reste la docilité de Synésius n'étoit pas plus grande que celle que M. l'abbé de Fénelon faisoit paroître : une autre lettre contient ces paroles.

6. « Je ne puis m'empêcher de vous demander avec une pleine soumission si vous avez dès à présent quelque chose à exiger de moi. Je vous conjure au nom de Dieu de ne me ménager en rien; et sans attendre les conversations que vous me promettiez, si vous croyez maintenant que je doive quelque chose à la vérité et à l'Eglise dans laquelle je suis prêtre, un mot sans raisonnement me suffira. Je ne tiens qu'à une seule chose, qui est l'obéissance simple. Ma conscience est donc dans la vôtre. Si je manque, c'est vous qui me faites manquer faute de m'avertir. C'est à vous à répondre de moi, si je suis un moment dans l'erreur. Je suis prêt à me taire, à me rétracter, à m'accuser, et même à me retirer, si

j'ai manqué à ce que je dois à l'Eglise. En un mot, réglez-moi tout ce que vous voudrez; et si vous ne me croyez pas, prenezmoi au mot pour m'embarrasser. Après une telle déclaration je ne crois pas devoir finir par des complimens.:

7. Une autre lettre disoit : « Je vous ai déjà supplié de ne retarder pas un seul moment par considération pour moi la décision qu'on vous demande. Si vous êtes déterminé à condamner quelque partie de la doctrine que je vous ai exposée par obéissance, je vous supplie de le faire aussi promptement qu'on vous en priera. J'aime autant me rétracter aujourd'hui que demain, et même beaucoup mieux. » Tout le reste étoit de même sens, et finissoit par ces mots : << Traitez-moi comme un petit écolier, sans penser ni à ma place, ni à vos anciennes bontés pour moi. Je serai toute ma vie plein de reconnoissance et de docilité, si vous me tirez au plus tôt de l'erreur. Je n'ai garde de vous proposer tout ceci pour vous engager à une décision précipitée aux dépens de la vérité à Dieu ne plaise: je souhaite seulement que vous ne retardiez rien pour me ménager. »>

8. Ces lettres me furent écrites par M. l'abbé de Fénelon depuis le 12 de décembre 1694 jusqu'au 26 de janvier 1695, et pendant le temps qu'après avoir lu tous les écrits, tant de madame Guyon que de M. l'abbé de Fénelon, nous dressions les articles où nous comprenions la condamnation de toutes les erreurs que nous trouvions dans les uns et dans les autres, pesant toutes les paroles, et tàchant non-seulement à résoudre toutes les difficultés qui paroissoient, mais encore à prévenir par principes celles qui pourroient s'élever dans la suite. Nous avions d'abord pensé à quelques conversations de vive voix après la lecture des écrits; mais nous craignîmes qu'en mettant la chose en dispute, nous ne soulevassions plutôt que d'instruire un esprit que Dieu faisoit entrer dans une meilleure voie, qui étoit celle de la soumission absolue. Il nous écrivoit lui-même, dans une lettre que j'ai encore: « Epargnez-vous la peine d'entrer dans cette discussion: prenez la chose par le gros, et commencez par supposer que je me suis trompé dans mes citations. Je les abandonne toutes: je ne me pique ni de savoir le grec, ni de bien raisonner sur les

passages; je ne m'arrête qu'à ceux qui vous paroîtront mériter quelque attention; jugez-moi sur ceux-là, et décidez sur les points essentiels, après lesquels tout le reste n'est presque plus rien. »> On voit par là, que nous nous étions assez déclarés sur ses écrits. Il s'y étoit expliqué tellement à fond, que nous comprenions parfaitement toute sa pensée. On se rencontroit tous les jours: nous étions si bien au fait, qu'on n'avoit aucun besoin de longs discours. Nous recueillions pourtant avec soin tout ce que M. l'abbé de Fénelon nous avoit dit au commencement, et tout ce qu'il nous disoit dans l'occasion. On agissoit en simplicité comme on fait entre des amis, sans prendre aucun avantage les uns sur les autres, d'autant plus que nous-mêmes, qu'on reconnoissoit pour juges, nous n'avions d'autorité sur M. l'abbé de Fénelon que celle qu'il nous donnoit. Dieu sembloit lui faire sentir dans le cœur la voie que nous devions suivre pour le ramener doucement, et sans blesser la délicatesse d'un esprit si délié. L'examen duroit longtemps, il est vrai: les besoins de nos diocèses faisoient des interruptions à nos conférences. Quant à M. l'abbé de Fénelon, on aimoit mieux ne le troubler pas tout à fait sur ses sentimens, que de paroître les condamner précipitamment et avant que d'en avoir lu toutes les défenses. C'étoit déjà leur donner un coup que de les tenir pour suspects et soumis à un examen. M. l'abbé de Fénelon avoit raison de nous dire qu'après tout, nous ne savions ses sentimens que par lui-même. Comme il ne tenoit qu'à lui de nous les taire, la franchise avec laquelle il nous les découvroit nous étoit un argument de sa docilité; et nous les cachions avec d'autant plus de soin, qu'il avoit moins de ménagement à nous les montrer.

9. Ainsi durant tout le temps que nous traitions tous trois cette affaire avec lui, c'est-à-dire durant huit ou dix mois, le secret ne fut pas moins impénétrable qu'il l'avoit été durant le temps à peu près égal que j'y étois appliqué seul. Il le faut ici avouer, le moindre souffle venu au Roi des sentimens favorables de M. l'abbé de Fénelon pour madame Guyon et pour sa doctrine, eùt produit d'étranges effets dans l'esprit d'un prince si religieux, si délicat sur la foi, si circonspect à remplir les grandes places de l'Eglise;

et le moins qu'on en eût dù attendre eût été pour cet abbé une exclusion inévitable de toutes les dignités. Mais nous ne nous avisâmes seulement pas (au moins moi, je le reconnois) qu'il y eût rien à craindre d'un homme dont nous croyions le retour si sûr, l'esprit si docile et les intentions si droites: et soit par raison ou par prévention, ou si l'on veut, par erreur (car je me confesse ici au public plutôt que je ne cherche à me défendre), je crus l'instruction des princes de France en trop bonne main, pour ne pas faire en cette occasion tout ce qui servoit à y conserver un dépôt si important.

10. J'ai porté cette assurance jusqu'au point que la suite fera connoître. Dieu l'a permis, peut-être pour m'humilier: peut-être aussi que je péchois en me fiant trop aux lumières que je croyois dans un homme; ou qu'encore que de bonne foi je crusse mettre ma confiance dans la force de la vérité et dans la puissance de la grace, je parlois trop assurément d'une chose qui surpassoit mon pouvoir. Quoi qu'il en soit, nous agissions sur ce fondement; et autant que nous travaillions à ramener un ami, autant nous demeurions appliqués à ménager avec une espèce de religion sa réputation précieuse.

11. C'est ce qui nous inspira le dessein qu'on va entendre. Nous nous sentions obligés, pour donner des bornes à ses pensées, de l'astreindre par quelque signature: mais en même temps nous nous proposâmes, pour éviter de lui donner l'air d'un homme qui se rétracte, de le faire signer avec nous comme associé à notre délibération. Nous ne songions en toutes manières qu'à sauver un tel ami, et nous étions bien concertés pour son avantage.

12. Peu de temps après il fut nommé à l'archevêché de Cambray. Nous applaudimes à ce choix comme tout le monde, et il n'en demeura pas moins dans la voie de la soumission où Dieu le mettoit plus il alloit être élevé sur le chandelier, plus il me sembloit qu'il devoit venir à ce grand éclat et aux graces de l'état épiscopal par l'humble docilité que nous lui voyions. Ainsi nous continuâmes à former notre jugement; et lui-même nous le demandoit avec la même humilité. Les trente-quatre Articles furent dressés à Issy dans nos conférences particulières : nous les pré

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