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M. de Cambray fût connue de plus en plus de tout le monde. Je mis mon livre en manuscrit entre les mains de cet archevêque: j'attendois ses difficultés pour me corriger sur ses avis: je me sentois pour lui, ce me semble, la même docilité qu'il m'avoit témoignée avant son sacre: mais trois semaines après, l'approbation me fut refusée par une raison que j'étois bien éloigné de prévoir. Un ami commun me rendit dans la galerie de Versailles une lettre de créance de M. l'archevêque de Cambray qui étoit dans son diocèse. Sur cette créance on m'expliqua que ce prélat ne pouvoit entrer dans l'approbation de mon livre, parce que j'y condamnois madame Guyon qu'il ne pouvoit condamner.

17. En vain je représentois à cet ami le terrible inconvénient où M. de Cambray alloit tomber. Quoi! il va paroître, disois-je, que c'est pour soutenir madame Guyon qu'il se désunit d'avec ses confrères? Tout le monde va donc voir qu'il en est le protecteur? Ce soupçon, qui le déshonoroit dans tout le public, va devenir une certitude. Que deviennent ces beaux discours que nous avoit faits tant de fois M. de Cambray, que lui et ses amis répandoient partout, que bien éloigné de s'intéresser dans les livres de cette femme, il étoit prêt à les condamner s'il étoit utile? A présent qu'elle les avoit condamnés elle-même; qu'elle en avoit souscrit la condamnation entre mes mains, et celle de la mauvaise doctrine qui y étoit contenue, les vouloit-il défendre plus qu'elle-même? Quel seroit l'étonnement de tout le monde, de voir paroître à la tête de mon livre l'approbation de M. l'archevêque de Paris et de M. de Chartres sans la sienne? N'étoit-ce pas mettre en évidence le signe de sa division d'avec ses confrères, ses consécrateurs, ses plus intimes amis? quel scandale? quelle flétrissure à son nom? de quels livres vouloit-il être le martyr? pourquoi ôter au public la consolation de voir dans l'approbation de ce prélat le témoignage solennel de notre unanimité? Toutes ces raisons furent sans effet mon manuscrit me fut rendu après être demeuré, comme on a vu, trois semaines entières au pouvoir de M. l'archevêque de Cambray : l'ami qui s'étoit chargé de me le rendre, prit sur lui tout le temps qu'on l'avoit gardé: M. de Cambray, disoitil, ne l'avoit tenu que peu de jours, et le rendoit sans en avoir lu

que très peu de chose. J'écrivis un mot à ce prélat pour lui témoigner mes justes craintes. Je reçus une réponse qui ne disoit rien, et dès lors il préparoit ce qu'on va voir.

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18. On voudra peut-être savoir auparavant ce qu'étoit devenue alors madame Guyon. Elle avoit. demandé d'être reçue dans mon diocèse pour y être instruite : elle fut six mois dans le saint couvent des filles de Sainte-Marie, à condition de ne communiquer avec qui que ce soit ni au dedans ni au dehors, ni par lettres ni autrement, qu'avec le confesseur que je lui nommai à sa prière, et avec deux religieuses que j'avois choisies, dont l'une étoit la vénérable Mère le Picard, très-sage supérieure de ce monastère. Comme toutes ses lettres et tous ses discours ne respiroient que la soumission et une soumission aveugle, on ne pouvoit lui refuser l'usage des saints sacremens. Je l'instruisis avec soin: elle souscrivit aux articles où elle sentit la destruction entière de toute sa doctrine je rejetai ses explications, et sa soumission fut pure et simple. Un peu après elle souscrivit aux justes censures que M. de Châlons et moi publiâmes de ses livres et de la mauvaise doctrine qui y étoit contenue, la condamnant de cœur et de bouche, comme si chaque proposition étoit énoncée. On en spécifia quelques-unes des principales, auxquelles tout aboutissoit : elle y renonça expressément. Les livres qu'elle condamna furent le Moyen court, et le Cantique des Cantiques, qui étoient les seuls imprimés qu'elle avouât : je ne voulus point entrer dans les manuscrits que le peuple ne connoissoit pas : elle offroit à chaque parole de les brùler tous; mais je jugeai ce soin inutile, à cause des copies qui en resteroient. Ainsi je me contentai de lui défendre de les communiquer, d'en écrire d'autres, d'enseigner, dogmatiser, diriger, la condamnant au silence et à la retraite comme elle le demandoit. Je reçus la déclaration qu'elle me fit contre les abominations dont elle étoit accusée, la présumant innocente, tant qu'elle ne seroit point convaincue par un examen légitime, dans lequel je n'entrai jamais. Elle me demanda la permission d'aller aux eaux de Bourbon; après ses soumissions, elle étoit libre: elle souhaita qu'au retour des eaux on la reçût dans le même monastère, où elle retint son appartement. Je le permis 8

TOM. XX.

dans le dessein de l'instruire et de la convertir à fond, sans lui laisser s'il se pouvoit la moindre teinture des visions et illusions passées. Je lui donnai cette attestation que ses amis vantent tant, mais qu'elle n'a jamais osé montrer, parce que j'y spécifiois expressément « qu'au moyen des déclarations et soumissions de madame Guyon, que nous avions par devers nous souscrites de sa main, et des défenses par elle acceptées avec soumission, d'écrire, d'enseigner et dogmatiser dans l'Eglise, ou de répandre ses livres imprimés ou manuscrits, ou de conduire les ames dans les voies de l'oraison ou autrement; je demeurois satisfait de sa conduite et lui avois continué la participation des saints sacremens, dans laquelle je l'avois trouvée. » Cette attestation étoit du premier de juillet 1695. Je partis le lendemain pour Paris, où l'on devoit aviser à la conduite qu'on tiendroit dorénavant avec elle. Je ne raconterai pas comme elle prévint le jour que j'avois arrêté pour son départ; ni comme depuis elle se cacha; comment elle fut reprise, et convaincue de beaucoup de contraventions aux choses qu'elle avoit signées. Ce que je ne puis dissimuler, c'est qu'elle fait toujours la prophétesse : j'ai dans des mémoires notés de sa main, que Dieu lui laisse la disposition de la vie de ceux qui s'opposent à ses visions: elle a fait des prélats et des archevêques bien différens de ceux que le Saint-Esprit avoit choisis: elle a fait aussi des prédictions dont le récit feroit horreur. On a vu ce qu'elle avoit prédit sur la protection de son oraison par le Roi même depuis elle a débité qu'après ce qu'elle appelle persécution, son oraison revivroit sous un enfant la prophétie a été marquée à cet auguste enfant, sans faire aucune impression dans son esprit. A Dieu ne plaise que j'accuse M. de Cambray, ni les sages têtes qui environnent cet aimable prince, du discours qu'on lui en a fait mais il y a dans tous les partis des esprits outrés qui parlent sans ménagement: ceux-là répandent encore que les temps changeront, et intimident les simples. On voit donc assez les raisons qui me font écrire ces circonstances: on voit sous les yeux de qui je les écris, et pourquoi enfin je fais connoître une femme qui est cause encore aujourd'hui des divisions de l'Eglise. 19. M. l'archevêque de Cambray en parloit très-diversement

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durant le temps de nos examens. Il nous a souvent épouvantés, en nous disant à deux et à trois ensemble, qu'il avoit plus appris d'elle que de tous les docteurs d'autres fois il nous consoloit, en disant que loin d'approuver ses livres il étoit prêt à les condamner, pour peu qu'on le jugeât nécessaire. Je ne doutai non plus de son retour sur ce point que sur les autres; et ne cherchant autre chose que de ramener à fond un homme d'esprit, d'une manière d'autant plus sincère qu'elle seroit plus douce et moins forcée, je souhaitois qu'il revînt de lui-même comme d'un court éblouissement; et nous crùmes tous qu'il falloit attendre à lui proposer l'expresse condamnation des livres de cette femme dans un temps qui ne lui feroit aucune peine. Voilà ces impitoyables, ces envieux de la gloire de M. l'archevêque de Cambray, ces gens qui l'ont voulu perdre : qui ont poussé si avant leur rigueur, que le récit n'en trouveroit point de croyance parmi les hommes. Qu'on nous marque du moins un temps où cette manie nous ait pu prendre. On pourroit bien nous reprocher trop de ménagement, trop de douceur, trop de condescendance. Qu'il soit ainsi, je le veux; et pour ne parler que de moi seul, que j'aie poussé trop avant la confiance, l'amour de la paix et cette bénigne charité qui ne veut pas soupçonner le mal: jusques ici tout au moins il demeurera pour certain que M. l'archevêque de Cambray s'est désuni le premier d'avec ses confrères pour soutenir contre eux madame Guyon.

IV SECTION.

Quelles furent les excuses de M. de Cambray.

1. Ce prélat prévit bien les inconvénients que j'avois marqués à celui qui étoit chargé de sa créance; et voici ce qu'il envoya écrit de sa main à la personne du monde auprès de laquelle il vouloit le plus se justifier. Je rapporterai l'écrit entier sans en retrancher une parole: que le lecteur s'y rende attentif, il y va voir la cause véritable de tous les troubles de l'Eglise : l'écrit commence en cette sorte.

2. « Quand M. de Meaux m'a proposé d'approuver son livre, je lui ai témoigné avec attendrissement que je serois ravi de donner

cette marque publique de ma conformité de sentiment avec un prélat que j'ai regardé depuis ma jeunesse comme mon maître dans la science de la religion. Je lui ai mème offert d'aller à Germigny pour dresser avec lui mon approbation. J'ai dit en même temps à messeigneurs de Paris et de Chartres, et à M. Tronson, que je ne voyois aucune ombre de difficulté entre M. de Meaux et moi sur le fond de la doctrine: mais que s'il vouloit attaquer personnellement dans son livre madame Guyon, je ne pourrois pas l'approuver. Voilà ce que j'ai déclaré il y a six mois. » (Je n'en avois jamais rien su, non plus que de ce qui suit).

3. « M. de Meaux vient de me donner un livre à examiner : à l'ouverture des cahiers j'ai trouvé qu'ils sont pleins d'une réfutation personnelle : aussitôt j'ai averti messeigneurs de Paris et de Chartres, avec M. Tronson, de l'embarras où me mettoit M. de Meaux. »

4. Expliquons-nous s'il prend pour réfutation personnelle la condamnation de la personne, je ne songeois pas seulement à condamner la personne de madame Guyon, qui s'étoit soumise : s'il appelle réfutation personnelle celle de son livre, ce n'étoit donc pas sa personne, mais son livre qu'il vouloit défendre. Il

continue.

5. « On n'a pas manqué de me dire que je pouvois condamner les livres de madame Guyon sans diffamer sa personne et sans me faire tort: mais je conjure ceux qui parlent ainsi, de peser devant Dieu les raisons que je vais leur représenter. Les erreurs qu'on impute à madame Guyon ne sont point excusables par l'ignorance de son sexe : il n'y a point de villageoise grossière qui n'eût d'abord horreur de ce qu'on veut qu'elle ait enseigné. Il ne s'agit pas de quelque conséquence subtile et éloignée, qu'on pourroit contre son intention tirer de ses principes spéculatifs et de quelques-unes de ses expressions; il s'agit de tout un dessein diabolique, qui est, dit-on, l'ame de tous ses livres. C'est un système monstrueux qui est lié dans toutes ses parties, et qui se soutient avec beaucoup d'art d'un bout jusqu'à l'autre. Ce ne sont point des conséquences obscures qui puissent avoir été imprévues à l'auteur; au contraire elles sont le formel et unique but de tout

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