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peut nier que M. de Cambray ne fut obligé de désabuser ces personnes de l'estime qu'il leur avoit donnée, laissé prendre si l'on veut, de madame Guyon et de ses livres? Il ne s'agit donc en aucune sorte de leur réputation que l'autorité de M. de Cambray mettoit à couvert : mais il s'agit de savoir si M. de Cambray luimême n'a pas trop voulu conserver sa propre réputation dans leurs esprits, et dans l'esprit de tant d'autres qui savoient combien il recommandoit madame Guyon à ceux qui se confioient à sa conduite s'il n'a pas trop voulu sauver l'approbation qu'il avoit donnée à des livres pernicieux et réprouvés partout où ils paroissoient.

43. C'est de quoi M. de Cambray ne peut s'excuser après son aveu, qu'on vient d'entendre, puisqu'il paroît maintenant par là, en second lieu, qu'il veut encore aujourd'hui soutenir ces livres, et qu'il n'y trouve de douteux que ce langage mystique dont se sert madame Guyon dans ses écrits. C'est un langage mystique d'avoir dit dans son Moyen court que l'acte d'abandon fait une fois ne se doit jamais réitérer 1 : c'est un langage mystique d'avoir renvoyé aux états inférieurs de la contemplation, celle des attributs particuliers et des personnes divines, sans en excepter Jésus-Christ 2: c'est un langage mystique de supprimer tout désir jusqu'à celui du salut et des joies du paradis, pour toute volonté d'acquiescer à la volonté de Dieu connue ou inconnue, quelle qu'elle soit pour notre salut et celui des autres, ou pour notre damnation. Tout le reste, qui est tiré du Moyen court et de l'Interprétation du Cantique dans le livre des Etats d'Oraison, quoiqu'il ne soit pas moins mauvais, est un langage mystique selon M. de Cambray. Il est vrai; mais ce langage mystique est celui des faux mystiques de nos jours, d'un Falconi, d'un Molinos, d'un Malaval, auteurs condamnés: mais non celui d'aucun mystique approuvé. Voilà comme M. de Cambray excuse les livres de madame Guyon. Prendre à la lettre, et selon la suite de tout le discours, ce qu'on en vient de rapporter et tout ce qui est de même esprit, c'est suivre le sens que ce prélat veut appeler

1 Voyez Inst. sur les Etats d'Or., liv. I, n. 25. — n. 4, 5, etc.

2 Liv. II, n.

2.

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3 Liv. III,

rigoureux, quoiqu'il soit le sens naturel, et qu'il entreprend d'excuser pour laisser en autorité ces mauvais livres; encore qu'il sente si bien en sa conscience qu'il ne les peut justifier, que pour les sauver il a recours à cette méthode inouie de juger du sens d'un livre par la connoissance particulière qu'on a des sentimens de l'auteur, et non pas des sentimens d'un auteur par les paroles de son livre. C'est à quoi aboutissent toutes les belles excuses de M. de Cambray. Mais enfin ce sens rigoureux, comme il l'appelle, est celui qui avoit frappé et scandalisé toute la chrétienté et répondre si hautement que madame Guyon n'y avoit jamais pensé, c'est encore un coup vouloir juger de ses paroles par ses pensées, et non pas de ses pensées par ses paroles; c'est ouvrir la porte aux équivoques les plus grossières et fournir des excuses aux plus mauvais livres.

14. Il est vrai que c'est là encore aujourd'hui la méthode de M. de Cambray, qui veut qu'on devine ce qu'il a pensé dans son livre des Maximes, sans avoir daigné en dire un seul mot; et il ne faut pas s'étonner qu'après avoir justifié madame Guyon par une méthode aussi fausse que celle qu'on vient d'entendre, il la fasse encore servir à se justifier lui-même. Mais venons à ce qu'il ajoute sur la bienséance.

45. « Je l'ai connue: je n'ai pu ignorer ses écrits. J'ai dù m'assurer de ses sentimens, moi prêtre, moi précepteur des princes, moi appliqué depuis ma jeunesse à une étude continuelle de la doctrine, j'ai dù voir ce qui est évident. Il faut donc que j'aie du moins toléré l'évidence de ce système impie? ce qui fait l'erreur, et qui me couvre d'une éternelle confusion. Tout notre commerce n'a même roulé que sur cette abominable spiritualité dont on prétend qu'elle a rempli ses livres, et qui est l'ame de tous ses discours. En reconnoissant toutes ces choses par mon approbation, je me rends infiniment plus inexcusable que madame Guyon. Ce qui paroîtra du premier coup d'œil au lecteur, c'est qu'on m'a réduit à souscrire à la diffamation de mon amie, dont je n'ai pu ignorer le système monstrueux qui est évident dans ses ouvrages, de mon propre aveu. Voilà ma sentence prononcée et signée par moi-même à la tête du livre de M. de Meaux, où ce système est

étalé dans toutes ses horreurs. Je soutiens que ce coup de plume donné contre ma conscience par une lâche politique me rendroit à jamais infâme et indigne de mon ministère.

16. >> Voilà néanmoins ce que les personnes les plus sages et le plus affectionnées pour moi ont souhaité et préparé de loin. C'est donc pour assurer ma réputation qu'on veut que je signe que mon amie mérite d'être brûlée avec ses écrits, pour une spiritualité exécrable qui fait l'unique lien de notre amitié. Mais encore comment est-ce que je m'expliquerai là-dessus? Sera-ce librement selon mes pensées, et dans un livre où je pourrai parler avec plus d'étendue? Non j'aurai l'air d'un homme muet et confondu on tiendra ma plume on me fera expliquer dans l'ouvrage d'autrui : par une simple approbation j'avouerai que mon amie est évidemment un monstre sur la terre, et que le venin de ses écrits ne peut être sorti que de son cœur. Voilà ce que mes meilleurs amis ont pensé pour mon honneur. Si les plus cruels ennemis vouloient me dresser un piége pour me perdre, n'est-ce pas là précisément ce qu'ils me devroient demander? »

:

17. Comment ne songe-t-il pas qu'au milieu de ses excuses, chacun lui répond secrètement Non, votre amie ne méritoit point d'être brûlée avec ses livres, puisqu'elle les condamnoit. Votre amie n'étoit pas même un monstre sur la terre? mais une femme ignorante, qui éblouie d'une spécieuse spiritualité, trompée par ses directeurs, applaudie par un homme de votre importance, a condamné son erreur, quand on a pris soin de l'instruire. Cet aveu ne pouvoit qu'édifier l'Eglise et désabuser de ses livres ceux qu'ils avoient séduits M. l'archevêque de Cambray n'eût fait qu'approuver une conduite si juste; mais une crainte mal entendue de diffamer son amie, et de se diffamer, lui tenoit trop au cœur. Ce qu'il appelle diffamer son amie, c'est d'entendre ses livres naturellement comme faisoient ses confrères, comme faisoit tout le monde qui les condamnoit. Il ne vouloit pas faire sentir à ses amis qu'il leur avoit mis en main un si mauvais livre. C'est là ce qu'il appeloit se diffamer: et on s'étonnera à présent de lui voir faire tant de pas en arrière sans le vouloir avouer? Il craint trop, non pas de se diffamer, mais d'avouer

une faute. Ce n'est pas là se diffamer : c'est s'honorer, au contraire, et réparer sa réputation blessée. Etoit-ce un si grand malheur d'avoir été trompé par une amie? M. l'archevêque de Cambray sait bien encore aujourd'hui faire dire] à Rome qu'à peine il connoît madame Guyon. Quelle conduite! à Rome il rougit de cette amie en France où il n'ose dire qu'elle lui est inconnue, plutôt que de laisser flétrir ses livres, il en répond et se rend garant de leur doctrine, quoique déjà condamnée par leur au

teur.

18. Que dire done? que madame Guyon a souscrit par force sa condamnation? Est-ce une force de la souscrire dans un monastère, où elle s'étoit renfermée volontairement pour y être instruite? Est-ce une force de céder à l'autorité des évêques qu'on a choisis pour ses docteurs? Mais pouvoit-on condamner plus expressément ces mauvais livres, que de souscrire à leur juste et sévère censure? C'étoit, dit-on, faire avouer à M. de Cambray une tromperie trop forte. Quel remède? il est constant par la commune déclaration de toute la chrétienté, et par la reconnoissance de madame Guyon, que sa spiritualité est condamnable. Il est certain par l'aveu présent de M. de Cambray, que tout son commerce avec madame Guyon rouloit sur cette spiritualité qu'elle avoit elle-même condamnée, et qu'elle faisoit l'unique lien de cette amitié tant vantée : quelle réponse à un aveu si formel? que dire à ceux qui objecteront: Ou ce commerce uni par un tel lien étoit connu, ou il ne l'étoit pas s'il ne l'étoit pas, M. de Cambray n'avoit rien à craindre en approuvant le livre de M. de Meaux s'il l'étoit, ce prélat n'en étoit que plus obligé à se déclarer; et il n'y avoit à craindre que de se taire, ou de biaiser sur ce sujet ?

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19. M. l'archevêque de Cambray semble avoir prévu cette objection, et c'est pourquoi il continue en cette sorte; car je n'omets aucune de ses paroles. « On ne manquera pas de dire que je dois aimer l'Eglise plus que mon amie et plus que moi-même : comme s'il s'agissoit de l'Eglise dans une affaire où la doctrine est en sûreté, et où il ne s'agit plus que d'une femme que je veux bien laisser diffamer sans ressource, pourvu que je n'y prenne aucune

part contre ma conscience. Oui, je brûlerois mon amie de ma propre main, et je me brûlerois moi-même avec joie, plutôt que de laisser l'Eglise en péril. C'est une pauvre femme captive, accablée de douleurs et d'opprobres personne ne la défend ni ne l'excuse, et on a toujours peur. » Hé, bon Dieu! n'est-ce done rien dans l'Eglise de flétrir un livre séduisant répandu partout le royaume et au delà, surtout quand on a été pour peu que ce soit soupçonné de l'approuver ? N'est-ce rien encore un coup de remarquer, de mettre au jour, de réfuter les erreurs d'un tel livre? C'est à quoi M. de Cambray ne veut pas entendre. Pourquoi se séparer d'avec ses confrères, et ne montrer pas à toute l'Eglise le consentement de l'épiscopat contre un livre en effet si pernicieux? On a toujours peur, dit M. de Cambray : on le voit bien il voudroit qu'on fùt à repos contre cette pauvre captive dont il déplore le sort, et qu'on laissât par pitié fortifier un parti qui ne s'étend déjà que trop. Que sert de dire: Oui, je brûlerois mon amie de mes propres mains, je me brûlerois moi-même ? Ceux qui brûlent tout de cette sorte, le font pour ne rien brûler: ce sont de ces zèles outrés où l'on va au delà du but pour passer par-dessus le point essentiel. Ne brûlez point de votre main madame Guyon, vous seriez irrégulier; ne brùlez point une femme qui témoigne se reconnoître, à moins encore une fois, que vous soyez assuré que sa reconnoissance n'est pas sincère: ne vous brûlez pas vousmême sauvez les personnes, condamnez l'erreur, proscrivez avec vos confrères les mauvais livres qui la répandent par toute la terre, et finissez une affaire qui trouble l'Eglise.

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20. « Après tout, poursuit M. de Cambray, lequel est le plus à propos ou que je réveille dans le monde le souvenir de ma liaison passée avec elle, et que je me reconnoisse ou le plus insensé de tous les hommes pour n'avoir pas vu des infamies évidentes, ou exécrable pour les avoir tolérées, ou bien que je garde jusqu'au bout un profond silence sur les écrits et sur la personne de madame Guyon, comme un homme qui l'excuse intérieurement sur ce qu'elle n'a pas peut-être assez connu la valeur de chaque expression, ni la rigueur avec laquelle on examineroit le langage des mystiques dans la suite du temps sur l'expérience de l'abus

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