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M. l'archevêque de Cambray se verra contraint de l'abandonner aussitôt qu'on lui aura fait cette courte réflexion. Il n'est pas vrai que de reconnoître qu'on mérite la peine éternelle soit acquiescer à sa juste condamnation de la part de Dieu : car loin d'y acquiescer, ce qui est d'un désespéré, on demande pardon au juste Juge on le prie de changer sa justice en miséricorde, et de ne nous pas traiter selon nos mérites, mais de nous sauver par grace au nom de Jésus-Christ Notre-Seigneur; loin de consentir par cet acte à sa juste condamnation de la part de Dieu, c'est au contraire y opposer sa miséricorde qui en empêche l'effet.

4. Ainsi, et c'est la seconde remarque, ces explications changeoient tous les jours: celle à laquelle M. de Cambray en général semble se tenir, est celle de l'amour naturel et celle du terme de motif, auquel il demeure d'accord qu'il donne maintenant un nouveau sens tout différent de celui de l'Ecole. Je n'entame point cette matière, dont M. l'évêque de Chartres, par qui les explications ont passé à nous, dira selon sa prudence ce qu'il trouvera à propos mais je marquerai seulement ces faits publics. La lettre au Pape parut peu de mois après le livre, pour en adoucir les expressions; mais sans qu'il y fût parlé d'amour naturel ni du nouveau sens des motifs. Tôt après il vint en nos mains par M. de Chartres, une autre explication où ce prélat pourra dire qu'il n'y avoit nulle mention d'amour naturel, et que le motif y avoit encore un sens tout contraire à celui qu'on a proposé depuis. A la fin l'amour naturel, dont on n'avoit point encore entendu parler, est venu; et c'est cette explication qui fut étalée dans l'Instruction pastorale.

5. Pour tourner de ce côté-là toute la dispute, M. de Cambray publia à Rome et ailleurs, où il voulut, la version latine de son livre. Il l'altéroit d'une étrange sorte en le traduisant: presque partout où l'on trouve dans le livre le mot de propre intérêt, commodum proprium, le traducteur a inséré le mot de désir et d'appétit mercenaire: appetitionis mercenario. Mais l'intérêt propre n'est pas un désir : l'intérêt propre manifestement est un objet au dehors, et non pas une affection au dedans, ni un principe intérieur de l'action: tout le livre est donc altéré par ce changement.

C'est à M. de Cambray une vaine excuse, de dire que c'est ainsi qu'il l'entendoit, puisque dans une version il faut traduire simplement les mots, et non pas y insérer des gloses.

6. Il a aussi partout inséré le terme de mercenaire sans l'avoirjamais défini, et pour avoir lieu d'insinuer dans le livre tout ce qu'il voudroit par un double sens qui règne partout.

7. Dans la même version latine on traduit le mot de motif, par celui d'affection intérieure: appetitus interior: contre la signification naturelle de ce mot, qui est celle que l'on doit suivre dans une fidèle version. C'étoit pourtant cette version que M. l'archevêque de Cambray avoit supplié le Pape de vouloir attendre pour juger de son livre: il vouloit donc être jugé sur une infidèle version: il y ajoutoit des notes latines qui n'étoient pas moins discordantes de son livre; et c'est ce qu'il proposoit pour éluder l'examen du livre françois, par des explications non-seulement ajoutées à son livre, mais encore qui n'y cadroient pas.

8. Ceux qui n'ont pas vu cette version ni ces notes, en peuvent juger par l'Instruction pastorale. On a montré par tant de preuves démonstratives le peu de conformité de cette Instruction avec le livre, qu'il n'y a plus que le seul M. de Cambray qui l'ose nier : tant ses explications visiblement sont forcées. Mais ce qui prouve l'incertitude de ces explications, c'est que leur auteur en paroît lui-même si peu content, qu'il ne cesse de donner de nouveaux sens à son Instruction pastorale. Il y avoit reconnu, comme il a été démontré dans ma préface 2, que son amour naturel ne s'arrêtoit point à lui-même, qu'il tendoit à Dieu comme au bien suprême, qu'aussi les imparfaits, qui agissoient encore par cet amour, « vouloient les mêmes objets, et que toute la différence n'étoit pas du côté de l'objet, mais du côté de l'affection avec laquelle la volonté le désire 3: » mais il a vu l'inconvénient de cette doctrine, et dans les lettres qu'il m'a adressées, il ne veut plus que son amour naturel soit un amour naturel de Dieu en lui-même, ni autre chose que l'amour naturel d'un don créé, qui est la béatitude formelle.

1 Ep. ad Innoc. XII, p. 49, 59. - 2 Préf., n. 106, propos. 15, 18. prop. 7; Inst. past., p. 90, 91, 100. — ↳ Lett. II, p. 5, 7, 13.

3 Ibid.,

9. Mais en cela il se trompe encore. Il n'est pas permis de croire que, pour être un don créé, la béatitude formelle, c'est-à-dire la jouissance de Dieu, puisse être désirée naturellement, parce que ce don créé est surnaturel, et que l'amour n'en est inspiré que par la grace, non plus que l'amour de Dieu de sorte que la raison qui l'obligeoft à se corriger, porte contre sa correction comme contre son premier discours.

10. Je n'apporte que cet exemple, quoiqu'il y en ait beaucoup d'autres de cette nature, parce qu'il suffit de voir ici par quelque preuve sensible, que s'engager aux explications de M. de Cambray, c'étoit entrer dans des détours qui n'ont point de fin, puisqu'il ne cesse d'y ajouter quelques nouveaux traits.

11. En voici néanmoins encore une autre preuve. M. l'archevêque de Cambray a donné à Rome deux éditions de sa Réponse à la Déclaration des trois évêques: l'une de 1697, sans aucun nom ni de l'imprimeur ni de la ville; l'autre de 1698, à Bruxelles, chez Eugène Henry Frick. Il y a de quoi remplir cinq ou six pages des additions ou restrictions qui se trouvent dans la dernière édition; et lorsqu'il l'a présentée à Rome, il a prié qu'on lui rendît l'autre, quoique donnée de sa part: ce qui montre qu'il vouloit couvrir ces changemens et il s'étonne que nous n'en

trions pas dans des explications si variables?

12. Une dernière raison qui démontre l'inconvénient d'y entrer, c'est que souvent ces explications ne sont que de nouvelles erreurs. Je n'en rapporterai qu'un seul exemple, mais bien clair. M. de Cambray ne sait comment distinguer son amour du quatrième degré d'avec celui du cinquième; ni comment conserver à ce dernier la prééminence qu'il lui veut donner, puisque le quatrième amour, comme le cinquième, «cherche Dieu pour l'amour de lui-même, et le préfère à tout sans exception, » portant même la perfection et la pureté jusqu'à « ne chercher son propre bonheur que par rapport à Dieu : » ce qui est si pur, qu'on ne peut aller au delà, ni pousser plus loin le désintéressement de l'amour.

13. Je ne dis ces choses qu'en abrégé, parce qu'elles sont assez 1 Max. des SS., p. 6. 2 Ibid., p. 10.

expliquées ailleurs, et qu'on ne peut pas toujours répéter. Embarrassé de cette remarque, qui renverse tout son système par le fondement, M. de Cambray répond que l'amour du quatrième degré, quoiqu'il soit justifiant, remarquez ce mot, rapporte véritablement tout à Dieu, mais habituellement et non pas actuellement1, comme le cinquième; de même, dit-il, que l'acte du péché véniel est rapporté à Dieu, selon saint Thomas, habituellement et non pas actuellement.

14. Cette réponse est inouïe dans l'Ecole, et contient deux manifestes erreurs la première, de ne faire l'amour justifiant rapporté à Dieu, que comme l'acte du péché véniel: la seconde, de faire rapporter habituellement à Dieu l'acte même du péché véniel, ce que personne n'a fait avant M. de Cambray.

15. L'erreur est énorme : car si l'acte du péché véniel est habituellement rapporté à Dieu, il s'ensuit qu'on le peut commettre pour l'amour de Dieu, ce qui ôte toute la malice du péché véniel. On peut donc bien dire avec saint Thomas, que le péché véniel n'empêche point l'homme, ni l'acte humain indéfiniment, d'être rapporté à Dieu comme fin dernière; mais que l'acte même du péché véniel où se trouve ce qui s'appelle le désordre, inordinatio, soit rapporté habituellement à Dieu, c'est contre la nature de tout péché, et du véniel par conséquent.

16. La règle que donne ici M. de Cambray n'est pas moins erronée cette règle est que des actes qui n'ont aucun rapport à la fin dernière, et qui ne sont pas rapportés à Dieu, du moins habituellement, sont des péchés mortels: mais de là il s'ensuit en premier lieu, que tous péchés sont mortels, puisque nul péché ne peut être en aucune sorte rapporté à Dieu; et secondement, comme l'a remarqué M. de Paris, que tous les actes des païens sont péchés mortels, puisque ce qui empêche le péché véniel de rompre dans le juste qui le commet le rapport du moins habituel à Dieu, c'est l'habitude de la charité qu'il a dans l'ame: d'où par une contraire raison il s'ensuit que le païen n'ayant pas en lui ce principe de charité habituelle ni rien qui l'unisse à Dieu; par 3 Resp.

1 Resp. ad Summa, p. 48-50.— 2] Il q. LXXXVIII, a. 1, resp. ad 2. ad Summam, p. 50; Lett. IIe à M. de Meaux, p. 13.

la règle de M. de Cambray, quoi qu'il fasse, il péche toujours mortellement.

17. Ainsi les nouvelles explications étant de nouveaux détours pour s'éloigner de plus en plus de la vérité, y entrer c'étoit se jeter dans un labyrinthe d'erreurs qui n'est pas encore fini. L'auteur ne fait point de livres qu'il ne produise quelque nouveauté contre la saine théologie: il sembloit avoir rejeté l'involontaire qu'il avoit admis dans le trouble de la sainte ame de Jésus-Christ, mais il est plus clair que le jour que dans ses derniers écrits il rétablit ce dogme impie : j'en ai fait la démonstration', que je ne répète pas : c'est-à-dire qu'il marche sans route et sans principes, selon que le pousse le besoin présent.

18. Il est évident par ces faits, que nous ne pouvions recevoir les explications : il est donc d'une pareille évidence que nous ne pouvions pas ne pas rejeter le livre, ni nous empêcher de désavouer publiquement l'auteur, qui publiquement nous en avoit attribué la doctrine. Car que faire, et que nous pourroit conseiller M. de Cambray lui-même? de nous taire? c'est consentir: c'est manquer à l'essentiel de l'épiscopat, dont toute la grace consiste principalement à dire la vérité : c'est contrevenir à la sentence du pape saint Hormisdas: « Ipse impellit in errorem qui non instruit ignorantes : c'est pousser les simples dans l'erreur que de ne les pas instruire: » surtout dans le cas où l'on vous prend à témoin, et qu'on se sert de votre nom pour les tromper. Quoi donc ? de parler? c'est ce que nous avons fait en toute simplicité dans notre Déclaration. Mais, dit-on, c'est une censure anticipée : point du tout; c'est une déclaration nécessaire de nos sentimens, quand on nous force à les dire. Qui obligeoit M. de Cambray à expliquer nos Articles sans notre aveu? à nous citer en notre propre nom; et enfin à nous faire accroire que son livre, où nous trouvions tant d'erreurs, n'est qu'une plus ample explication de notre doctrine? Lui est-il permis de tout entreprendre, et n'avons-nous qu'à nous taire quoi qu'il avance contre nous ? Ce ne sont pas là des prétextes : ce sont des raisons plus claires que le soleil. M. de Cambray n'est pas moins injuste quand il dit que 1 Rép. à quatre Lett., n. 20. 2 Ep. ad Poss.

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