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moi. Il faut qu'il dise: Vous avez tort de m'avoir cru sur mes soumissions vous deviez sentir que j'en savois plus que vous, et que mieux et plus finement qu'aucun autre homme du monde, je savois donner de belles paroles à un homme simple. Que M. de Meaux étoit innocent de s'amuser à mes promesses! Comment n'avoit-il pas l'esprit de songer que le temps les demandoit alors que je saurois bien en un autre temps reprendre mes avantages, et me relever après être venu à mon but? Non, il ne faut rien donner à l'amitié, à la confiance, à la réputation où étoit un homme : vous deviez me pousser à bout, et n'attendre pas que je vous fisse un crime de votre douceur.

8. Voilà dans le fond le raisonnement qu'il faut faire pour nous condamner: mais en même temps voilà de quoi rendre les hommes défians à toute outrance, et leur procédé le plus dur, le plus inhumain, le plus odieux. Pour moi je n'en sais pas tant, je le confesse; je ne suis pas politique : je ne connois pas les raffinemens qui font les esprits que les gens du monde veulent nommer supérieurs. Simple et innocent théologien, je crus avoir assez fait pour la vérité, en liant M. de Cambray par des articles théologiques; mais j'ignorois que certains esprits se mettent au-dessus de tout qu'ils introduisent un nouveau langage qui fait dire tout ce qu'on veut; et que pleins de distinctions et de défaites, en trompant visiblement le monde, ils savent encore se donner des approbateurs.

9. Tournons néanmoins la médaille : faisons que j'aie suivi ces nobles conseils que sans égard à promesses, soumissions, inconvéniens, j'aie dénoncé M. de Cambray, brûlé madame Guyon de mes propres mains, toute renonçante qu'elle étoit à ses visions et à ses erreurs ; que ne diroit pas M. de Cambray contre un procédé si inique? Je vois donc bien ce que c'est : j'ai affaire à un homme enflé de cette fine éloquence qui a des couleurs pour tout; à qui même les mauvaises causes sont meilleures que les bonnes, parce qu'elles donnent lieu à des tours subtils que le monde admire; à des inventions délicates qui ne subsistent sur rien, et dont on est l'artisan et le créateur. Que lui dirai-je, sinon l'Evangile?« Nous avons chanté d'un ton agréable, et vous n'avez

point dansé : nous avons entonné des chants lugubres, et vous n'avez point pleuré. Jean est venu, ne mangeant, ni ne buvant (avec une austérité et un jeûne effroyable), et ils disent : Il est possédé du malin esprit. Le Fils de l'Homme est venu (dans une vie plus commune), buvant et mangeant (avec les hommes, et ne dédaignant pas leurs festins), et ils ont dit : C'est un homme de bonne chère1. » Ils sont prêts à tout contredire. Quoi! vous aviez peur de madame Guyon? cette pauvre femme affligée, captive, que personne ne soutenoit?? Mais quoi! d'autre part, vous ne la brûliez pas avec ses livres 3? Quoi! vous m'avez épargné moi-même pendant que j'étois entre vos mains? vous n'avez point publié mes erreurs cachées? Quoi! vous ne voulez pas m'aider à les couvrir de subtiles excuses, après que je les ai déclarées? Quoi que vous fassiez, vous aurez tort. Mais malgré la subtilité et l'esprit de contradiction qui anime les sages du monde, il n'y aura que la paille qui soit emportée, « et la véritable sagesse sera justifiée par ses enfans *. »

10. Quel est le vrai caractère de cet homme contentieux, dont l'Apôtre a dit : « Nous n'avons pas cette coutume, ni l'Eglise de Dieu ?» Et n'en est-ce pas un trait visible, de faire un crime à un ami, d'avoir voulu vous gagner le cœur, et le prendre par la confiance? C'est ce que j'avois espéré, en refusant l'offre que reconnoît M. de Cambray, de me laisser quelques-uns de ses manuscrits, pour le convaincre en cas qu'il vint à changer. Il est vrai naturellement que je fus touché de ce moyen qu'il trouva d'assurer sa sincérité, en me laissant contre lui de telles preuves. Mais moi, tant j'étois simple, plein de candeur et de confiance; moi, dis-je, qui ne voulois mettre ma sûreté que dans son bon cœur, je refusai toute autre assurance; et après que pour gage de sa bonne foi je n'ai voulu qu'elle-même, il me vient dire aujourd'hui : Vous sortez de la vraisemblance, quand vous vous vantez de vous être fié à mon bon cœur, et le mien n'étoit pas tel que vous le pensiez.

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Troisième point: sur les papiers que j'ai rendus.

11. Il me reproche qu'en lui rendant ses papiers, j'ai gardé ses lettres, sans vouloir comprendre ma juste réponse 1: que la différence est extrême entre les lettres qu'on ne vous écrit que pour être à vous, et des papiers qu'on dépose entre vos mains pour les rendre après la lecture. On n'a au reste à rendre aucune raison pourquoi on garde des lettres : M. de Cambray en a gardé des miennes, dont il produit des extraits, sans que je lui en demande aucune raison. Mais supposé même qu'il m'ait peut-être, et sans l'assurer, passé dans l'esprit une pensée, un soupçon qu'il lui pouvoit arriver d'être tenté sur ses soumissions, j'ai bien voulu dire sans façon que ses lettres auroient pu servir à lui en rappeler le souvenir: et il me fait un procès sur cette parole. C'est pourtant autre chose d'être tenté, ce qui peut arriver au plus vertueux, autre chose de succomber à la tentation : et quoi qu'il en soit, j'ai voulu marquer à M. de Cambray que si j'ai été capable de garder entre mes mains des moyens pour le rappeler en secret à ses soumissions, positivement j'ai voulu m'ôter le moyen de le convaincre en public de ses erreurs. Que peut-il trouver mauvais dans ce procédé, si ce n'est trop d'honnêteté et de confiance? «N'étoit-il pas, dit-il, plus important, de garder les preuves de mes erreurs, que celles de mes soumissions?? » Oui sans doute, si j'avois songé à le convaincre d'erreur dans le public. «Ma soumission, poursuit-il, ne prouve que ma docilité, peutêtre excessive. Pourquoi étoit-il (M. de Meaux) si précautionné et si défiant sur les soumissions qui ne prouvent rien contre moi, pendant qu'il l'étoit si peu sur la preuve des erreurs qui étoient le point capital? » La raison est évidente : quand sur ce point capital on ne songe à rien; et que loin de désirer d'en avoir la preuve, on consent par une absolue confiance à s'en priver, on ne veut point qu'un ami sente de la défiance. On rend les hommes défians en l'étant soi-même tout mon but étoit de gagner M. l'abbé de Fénelon : ainsi ce qu'il me reproche avec tant d'amertume, c'est sur le sujet de ses erreurs d'avoir autant que j'ai 1 Relat., 111 sect., n. 15. 2 Rép., chap. 11, p. 53.

TOM. XX.

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pu tout remis à sa bonne foi: content d'avoir satisfait à la vérité par les Articles, je n'en voulois pas davantage. L'événement m'a trompé si mon procédé sincère avoit eu un meilleur succès, ma joie auroit peut-être été trop humaine : quoi qu'il en soit, voilà mon crime envers ce prélat : comme s'il vouloit avouer qu'il falloit le connoître mieux que je n'ai fait; et qu'y a-t-il qui ressente plus l'esprit de contention, qu'une chicane aussi malhonnête que celle de m'accuser de trop de crédulité en sa faveur ?

Quatrième point.

12. Pendant que nous parlons tant des écrits que M. de Cambray nous avoit confiés, et que nous lui avons rendus par les motifs qu'on vient de voir, il est impossible que le lecteur ne soit curieux de savoir quels ils étoient. Mais pour abréger cette discussion, M. de Cambray va nous l'apprendre lui-même. Car encore que ces Mémoires fussent écrits avec tout le soin et avec toute la finesse dont il est capable, comme le peuvent témoigner ceux qui les ont lus, et comme aussi il seroit aisé de le justifier par mes extraits; ce prélat les appelle partout, et dès l'abord quatre fois de suite, « des recueils informes, écrits à la hâte et sans précaution: dictés avec précipitation et sans ordre à un domestique, et qui passoient sans avoir été relus, dans les mains de M. de Meaux1. » Il devoit du moins ajouter qu'il les confioit également à M. de Châlons et à M. Tronson, qui comme moi peuvent témoigner que quelques-uns étoient de sa main et digérés à loisir, et tous les autres d'un caractère aussi bien que d'un style élégant, correct, où rien ne sentoit la négligence. M. Tronson nous en fit d'abord des extraits qu'on ne lisoit point sans frayeur, tant les propositions en étoient étranges et inouïes. Sans doute il en a parlé à M. de Cambray à qui il aura laissé quelque forte impression contre ces Mémoires étonnans, surtout contre celui où l'auteur traitoit de saint Clément d'Alexandrie: c'est donc pour en excuser les erreurs palpables qu'il les traite d'ouvrages informes, mal digérés et précipités. Et il sent si bien que c'étoit le fond même de la doctrine qui y étoit à reprendre, qu'il ne les 1 Rép. à la Relat., chap. II, p. 40-43, 48, etc.

sauve qu'en disant que « ce n'étoit que des recueils secrets et informes, tant des preuves du vrai que des objections qu'on pourroit faire pour le faux1. » C'est ainsi qu'en use ce prélat. Quand il parle comme Molinos, ce n'est qu'une objection: quand M. l'évêque de Chartres le convainc par son propre écrit, d'avoir avoué le mauvais sens de son livre sur l'extinction du motif de l'espérance, c'est un argument ad hominem: quand il pousse les choses trop loin, c'est qu'il exagère. Quand est-ce donc qu'il aura parlé naturellement? Il est vrai que dans ces mémoires manuscrits il propose des sentimens si outrés, qu'il est contraint d'avouer qu'il y a de certains endroits d'exagération, principalement sur saint Clément d'Alexandrie: mais il ne sauroit nier qu'ordinairement les plus grands excès ne soient ses dogmes: et nous savons positivement que sa gnose, comme il l'appeloit, en traduisant le grec de saint Clément d'Alexandrie, quoique pleine des sentimens les plus outrés, est encore aujourd'hui la règle secrète du parti. 13. Dans sa Réponse latine à M. l'archevêque de Paris qu'il voudroit bien nous cacher, quoiqu'à Rome il la distribue imprimée à ceux qu'il croit affidés, il ne cesse de répéter que ses « mémoires manuscrits étoient indigestes; imprudemment, mal à propos et précipitamment dictés; indigesta, incomposita, properè, præpostere, incautè et inconditè dictata: » et qu'ils contenoient une matière informe et mal digérée : rudem indigestamque materiam. Dieu est juste: j'avois voulu de bonne foi m'ôter la preuve que me fournissoient les manuscrits de M. de Cambray : mais sa conscience le trahit, et ce qu'il en dit justifie assez tout ce que j'en ai raconté dans ma Relation.

14. Bien plus contre sa pensée et contre la mienne, je l'avoue, ses propres lettres servent encore à le convaincre. Une bonne et sùre conduite, une conscience assurée et ferme, n'oblige jamais à consulter avec tant d'angoisse : à proposer « de tout quitter, et même sa place de s'aller cacher pour faire pénitence le reste de ses jours, après avoir abjuré et rétracté publiquement la doctrine égarée qui l'aura séduit 3. » C'est ainsi que parle un homme qui

1 Rép. à la Relat., Conclus., p. 167. - 2 Ibid., chap. II, p. 47, etc. — 3 Mém. de M. de Cambray, Relat., IIIe sect., n. 4.

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