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seroit arrivé à saint Augustin, comme à tant d'autres grands hommes, d'avoir manqué dans des minuties, il y a trop de petitesse à leur en faire un procès. Pour ce qui est du curieux et du recherché, où notre critique et ses semblables veulent à présent mettre toute l'érudition, il lui falloit préférer l'utile et le judicieux, qui constamment ne manquent point à saint Augustin; et pour ne parler pas davantage de l'érudition profane, ce Père a bien su tirer des saints docteurs qui l'ont précédé, les témoignages nécessaires à l'établissement de la tradition. Il ne falloit donc pas dire, comme fait notre auteur, « qu'il avoit beaucoup moins d'érudition que d'esprit ; car il ne savoit pas les langues, et il avoit fort peu lu les anciens'. » Il en avoit assez lu pour soutenir la tradition le reste mérite son estime, mais en son rang. Ces grandes éruditions ne font souvent que beaucoup offusquer le raisonnement, et ceux qui y sont portés plus que de raison, ont ordinairement l'esprit fort court. Je ne sais ce que veut dire notre auteur, « que saint Augustin s'étend ordinairement sur des lieux communs. » C'est ce que font, aussi bien que lui, tous ceux qui ont à traiter la morale, surtout devant le peuple; mais pour les ouvrages polémiques ou dogmatiques, on peut dire avec certitude que personne ne serre de plus près son adversaire que saint Augustin, ni ne poursuit plus vivement sa pointe. Ainsi les lieux communs seroient ici mal allégués.

Mais la grande faute de notre auteur sur le sujet de saint Augustin, est de dire qu'il a enseigné sur la grace et sur la prédestination, une doctrine différente de celle des Pères qui l'ont précédé. Il faudroit dire en quoi, et on verroit, ou que ce n'est rien de considérable, ou que ceux qui lui font ce reproche se trompent et n'entendent pas la matière.

M. Dupin dit crùment, après M. de Launoy, de qui il se glorifie de l'avoir appris, que « les Pères grecs et latins n'avoient ni parlé, ni raisonné comme lui sur la prédestination et sur la grace que saint Augustin s'étoit formé un système là-dessus qui n'avoit pas été suivi par les Grecs, ni goûté de plusieurs catholiques d'Occident, quoique ce Père se fùt fait beaucoup de dis1 Tom. III, part. 1, p. 819. 2 Ibid., part. II, p. 592. Rép. aux Rem., p. 144.

ciples, et que ces questions n'étoient pas de celles quæ hæreses inferunt, aut hæreticos faciunt. » Tout cela se pourroit dire peutêtre sur des minuties; mais par malheur pour M. de Launoy et pour ceux qui se vantent d'être ses disciples, c'est que par ces prétendues différences avec saint Augustin, ils font les Grecs et quelques Occidentaux de vrais demi-pélagiens, ainsi qu'on a déjà vu que l'a fait M. Dupin. On sait que ces catholiques d'Occident, qui ne goûtoient point la doctrine de saint Augustin, étoient demi-pélagiens, qu'ils ont été condamnés comme tels par l'Eglise, et surtout par le concile d'Orange; et néanmoins c'est de ceux-là que M. de Launoy et ses sectateurs disent qu'ils n'erroient pas dans la foi'.

Notre auteur tâche de répondre à ce qu'on lui a objecté, que <«<les savans de notre siècle se sont imaginé deux traditions contraires au sujet de la grace. » Il croit satisfaire à cette objection en répondant que « feu M. de Launoy, dont le censeur veut parler, lui a appris que la véritable tradition de l'Eglise est celle que décrit Vincent de Lérins : Quod ubique, quod semper, quod ab omnibus: qu'il n'avoit donc garde de dire qu'il y avoit deux traditions dans l'Eglise sur la grace. » Cela est vrai; mais M. Dupin ne nous dit pas tout le fin de la doctrine de son maître. Nous l'avons ouï parler, et on ne nous en imposera pas sur ses sentimens. Il disoit que les Pères grecs, qui avoient précédé saint Augustin, avoient été de la même doctrine que tinrent depuis les demi-pélagiens et les Marseillois que depuis saint Augustin, l'Eglise avoit pris un autre parti : qu'ainsi il n'y avoit point sur cette matière de véritable tradition, et qu'on en pouvoit croire ce qu'on vouloit. Il ajoutoit encore, puisqu'il faut tout dire, que Jansénius avoit fort bien entendu saint Augustin, et qu'on avoit eu tort de le condamner; mais que saint Augustin avoit tort lui-même, et que c'étoit les Marseillois ou demi-pélagiens qui avoient raison; en sorte qu'il avoit trouvé le moyen d'être tout ensemble demipélagien et janséniste. Voilà ce que nous avons ouï de sa bouche plus d'une fois, et ce que d'autres ont ouï aussi bien que nous, Rép. aux

1 Voyez ce qu'il dit sur saint Chrys., tom. III, part. 1, p. 130. Rem., p. 144.

et voilà ce qui suit encore de la doctrine et des expressions de M. Dupin.

Au reste il semble affecter de traiter ces matières de subtiles, de délicates et d'abstraites1; ce qui porte naturellement dans les esprits l'idée d'inutiles et de curieuses. La matière de la Trinité, de l'Incarnation, de l'Eucharistie et les autres ne sont ni moins subtiles, ni moins abstraites; mais on aime mieux dire qu'elles sont hautes, sublimes, impénétrables au sens humain. Il falloit parler de même de celle que saint Augustin a traitée contre les pélagiens et demi-pélagiens. Car après tout, de quoi s'agit-il? Il s'agit de savoir à qui il faut demander la grace de bien faire, à qui il faut rendre graces quand on a bien fait : il s'agit de reconnoître que Dieu incline les cœurs à tout le bien par des moyens très-certains et très-efficaces, et de confesser un pareil besoin de ce secours, tant dans le commencement des bonnes œuvres que dans leur parfait accomplissement: il s'agit de reconnoître que cette grace que Dieu donne dans le temps, a été préparée, prévue, prédestinée de toute éternité: que cette prédestination est gratuite à la regarder dans son total, et présuppose en Dieu une prédilection spéciale pour ses élus. Voilà l'abrégé de la doctrine de saint Augustin sur la grace, et tout le terme où il tend. C'est aussi ce qu'on enseigne unanimement dans toutes les écoles catholiques, sans en excepter aucune. Il n'y a rien là ni de si abstrait, ni de si métaphysique; tout cela est solide et nécessaire à la piété. C'est une manifeste calomnie de dire avec M. de Launoy rapporté par M. Dupin, que les Pères grecs et latins soient contraires à saint Augustin à cet égard. Ce saint docteur cite pour lui saint Cyprien ; et M. Dupin demeure d'accord que ce Père a très-bien parlé, non-seulement de la nécessité, mais encore de l'efficace de la grace: il cite saint Ambroise, qui n'est pas moins exprès, et il ne seroit pas malaisé d'ajouter une infinité de témoignages aux leurs. Il n'y a donc rien de plus constant dans l'antiquité que la doctrine de l'efficace de la grace; et la prédestination n'étant autre chose que la préparation éternelle de cette grace, ainsi que saint Augustin l'explique si nettement, surtout dans ses 1 Tom. III, part. II, p. 591. Tom. I, p. 463.

derniers livres, il n'y avoit rien de plus visible que l'erreur des Marseillois et de quelques Gaulois, qui attaquoient la grace et la prédestination.

Si saint Augustin est entré plus avant que les Pères ses prédécesseurs dans cette matière: s'il en a parlé plus précisément et plus juste, la même chose est arrivée dans toutes les autres matières, lorsque les hérétiques les ont remuées. Quand M. Dupin ose assurer que les Pères grecs et latins se sont peu mis en peine de rechercher les moyens d'accorder le libre arbitre avec la grace, ou que s'ils l'ont fait, ils l'ont fait d'une manière bien différente de saint Augustin',» avec sa permission, il ne parle pas correctement; car s'il veut dire que les anciens Pères sont contraires à saint Augustin dans la conciliation que proposoient les demi-pélagiens du libre arbitre et de la grace, en disant que le libre arbitre commence et que la grace achève le bien; ce n'est plus saint Augustin, mais la tradition et la foi qu'il fait attaquer aux Pères. S'il veut dire que saint Augustin n'a pas reconnu le libre arbitre dans la notion commune que tout le monde en avoit, il sait bien que cela est faux, s'il veut dire que saint Augustin ne reconnoît point d'autre secours que celui qui est donné aux prédestinés, ou qu'il ne confesse pas qu'il y a des graces pour les réprouvés, avec lesquelles ils pourroient, s'ils vouloient, faire le bien; ou que selon la doctrine de ce Père, la grace nécessite tellement le libre arbitre, qu'il ne puisse y résister, ou qu'il n'y a point d'occasion où on la rejette, il se dément lui-même, puisqu'il fait dire le contraire à saint Augustin. Si ce Père établit ces vérités aussi bien, ou peut-être mieux que les anciens: si M. Dupin en est d'accord, il ne restoit donc autre chose à dire, sinon que toute la diversité qui se trouve dans les Pères vient de celle des temps et des personnes auxquelles ils avoient affaire, et de l'obligation de traiter les choses différemment, quant à la manière, après que les questions sont agitées. Mais quand on entend M. Dupin dire d'un côté, que la lettre de Célestin, les capitules qui la suivent et les canons du concile d'Orange sont d'illustres approbations de la doctrine de saint Augustin, » et dire ailleurs indiscrètement, que les

1 Rép. aux Rem., p. 145. - Tom. III, part. I, p. 812, 813.-3 Ibid., 816.

Pères grecs et latins, anciens et modernes, sont contraires à saint Augustin, c'est vouloir donner l'idée que les Pères détruisent les Pères, et que la tradition s'efface elle-même.

Saint Jérôme.

En général, il fait passer saint Jérôme pour un esprit emporté, outré, excessif, qui ne dit rien qu'avec exagération, même contre les hérétiques. Il y avoit ici bien des correctifs à apporter, qui auroient donné des idées plus justes de ce Père. On auroit pu contre-balancer ces défauts, en remarquant la précision et la netteté admirable qui accompagnent ordinairement son discours, et les marques qu'il a données de sagesse et de modestie en tant d'endroits. Il eût été bon de ne pas dire si crùment, « que le travail, les jeunes, les austérités et les autres mortifications, la solitude et les pèlerinages sont le sujet de presque tous ses conseils et de ses exhortations; » comme s'il n'avoit pas insisté incomparablement davantage sur les autres vertus chrétiennes et cléricales. Il semble qu'on ait voulu le faire passer pour un bon moine, qui n'avoit en tête que les pratiques de la vie monastique; ce qui est encore confirmé par ce qu'on ajoute, qu'il parle souvent de la virginité et de l'état monastique, d'une manière qui feroit presque croire qu'il est nécessaire de mener cette vie pour être sauvé. En général on ne doit pas supporter dans M. Dupin la liberté qu'il se donne de condamner si durement les plus grands hommes de l'Eglise. Le monde est déjà assez porté à critiquer et à croire que les dévots de tous les siècles sont gens foibles ou excessifs. Que si l'on rabat l'estime des Pères jusque dans l'esprit du peuple, on ne laisse aucune ressource à la piété contre les préventions des gens du monde. Les hommes s'attacheront toujours, selon leur coutume, à ce qu'on leur aura montré de défectueux dans les saints docteurs : les hérétiques en triompheront; et il est indigne d'un théologien d'aider leur malignité, et celle du siècle et du genre humain.

1 Sur S. Gr. de Naz., tom. II, p. 598, 655; sur S. Basil., ibid., p. 553.

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