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que j'avois promise de notre doctrine, n'avois-je pas commencé par mettre le livre que je préparois en manuscrit entre les mains de M. de Cambray pour l'examiner? Ce sont des faits très-constans, et qu'on ne nie pas. Je suis donc manifestement innocent de la division survenue entre nous, moi qu'on accuse d'être l'auteur de tout le mal. Si au lieu d'expliquer nos principes, il se trouve qu'on nous implique dans des erreurs capitales: si on remplit tout un livre des maximes de Molinos, et qu'on ne fasse que de les couvrir d'apparences plus spécieuses, avons-nous dû le souffrir? Il n'y a donc qu'à examiner si dans le fond notre cause est aussi juste que nous l'avons démontré ailleurs mais en attendant il est justifié à la face du soleil, aux yeux de Dieu et des hommes, que nous ne sommes pas les agresseurs, que notre défense étoit légitime autant qu'elle est nécessaire, et que du moins cette partie du procédé, qui est le fondement de toute la suite, ne reçoit pas seulement une ombre de contestation.

6. Le reste n'est pas moins certain : mais afin de le faire entendre à tout le public, puisque c'est M. de Cambray qui nous y presse lui-même, et qu'il a cinq cents bouches par toute l'Europe à sa disposition pour y faire retentir ses plaintes, que pouvonsnous faire, encore un coup, que de reprendre les choses jusqu'à l'origine par un récit aussi simple qu'il sera d'ailleurs véritable et soutenu de preuves certaines?

II SECTION.

Commencement de la Relation : et premièrement ce qui s'est passé avec moi seul.

1. Il y avoit assez longtemps que j'entendois dire à des personnes distinguées par leur piété et par leur prudence, que M. l'abbé de Fénelon étoit favorable à la nouvelle oraison, et on m'en donnoit des indices qui n'étoient pas méprisables. Inquiet pour lui, pour l'Eglise et pour les princes de France dont il étoit déjà précepteur, je le mettois souvent sur cette matière, et je tâchois de découvrir ses sentimens dans l'espérance de le ramener à la vérité pour peu qu'il s'en écartât. Je ne pouvois me persuader qu'avec ses lumières et avec la docilité que je lui croyois,

il donnât dans ces illusions, ou du moins qu'il y voulût persévérer s'il étoit capable de s'en laisser éblouir. J'ai toujours une certaine persuasion de la force de la vérité quand on l'écoute, et je ne doutai jamais que M. l'abbé de Fénelon n'y fùt attentif. J'avois pourtant quelque peine de voir qu'il n'entroit pas avec moi dans cette matière avec autant d'ouverture que dans les autres que nous traitions tous les jours. A la fin Dieu me tira de cette inquiétude et un de nos amis communs, homme d'un mérite comme d'une qualité distinguée, lorsque j'y pensois le moins, me vint déclarer que madame Guyon et ses amis vouloient remettre à mon jugement son oraison et ses livres. Ce fut en l'année 1693, vers le mois de septembre, qu'on me proposa cet examen. De deviner maintenant pourquoi l'on me fit cette confidence, si ce fut là un de ces sentimens de confiance que Dieu met quand il lui plaît dans les cœurs pour venir à ses fins cachées, ou si l'on crut simplement dans la conjoncture qu'il se falloit chercher quelque sorte d'appui dans l'épiscopat, c'est où je ne puis entrer : je ne veux point raisonner mais raconter seulement des faits que me rappellent sous les yeux de Dieu, nonseulement une mémoire fraîche et sûre comme au premier jour, mais encore les écrits que j'ai en main. Naturellement je crains de m'embarrasser des affaires où je ne suis pas conduit par une vocation manifeste : ce qui arrive dans le troupeau dont je suis chargé, quoiqu'indigne, ne me donne point cette peine : j'ai la foi au saint ministère et à la vocation divine. Pour cette fois, en me proposant d'entrer dans cet examen, on me répéta si souvent que Dieu le vouloit, et que madame Guyon ne désirant que d'être enseignée, un évêque à qui elle prenoit confiance ne pouvoit pas lui refuser l'instruction qu'elle demandoit avec tant d'humilité, qu'à la fin je me rendis. Je connus bientôt que c'étoit M. l'abbé de Fénelon qui avoit donné le conseil; et je regardai comme un bonheur de voir naître une occasion si naturelle de m'expliquer avec lui. Dieu le vouloit : je vis madame Guyon: on me donna tous ses livres, et non-seulement les imprimés, mais encore les manuscrits, comme sa Vie qu'elle avoit écrite dans un gros volume, des commentaires sur Moïse, sur Josué, sur les

Juges, sur l'Evangile, sur les Epitres de saint Paul, sur l'Apocalypse et sur beaucoup d'autres livres de l'Ecriture. Je les emportai dans mon diocèse où j'allois; je les lus avec attention; j'en fis d'amples extraits comme on le fait des matières dont on doit juger; j'en écrivis au long de ma main les propres paroles : je marquai tout jusqu'aux pages; et durant l'espace de quatre ou cinq mois, je me mis en état de prononcer le jugement qu'on me demandoit.

2. Je ne me suis jamais voulu charger ni de confesser ni de diriger cette dame, quoiqu'elle me l'ait proposé, mais seulement de lui déclarer mon sentiment sur son oraison et sur la doctrine de ses livres, en acceptant la liberté qu'elle me donnoit de lui ordonner ou de lui défendre précisément sur cela ce que Dieu, dont je demandois perpétuellement les lumières, voudroit m'inspirer.

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3. La première occasion que j'eus de me servir de ce pouvoir fut celle-ci. Je trouvai dans la Vie de cette dame que Dieu lui donnoit une abondance de graces dont elle crevoit au pied de la lettre il la falloit délacer elle n'oublie pas qu'une duchesse avoit une fois fait cet office : en cet état on la mettoit souvent sur son lit: souvent on se contentoit de demeurer assis auprès d'elle: on venoit recevoir la grace dont elle étoit pleine, et c'étoit là le seul moyen de la soulager. Au reste elle disoit très-expressément que ces graces n'étoient point pour elle : qu'elle n'en avoit aucun besoin, étant pleine par ailleurs, et que cette surabondance étoit pour les autres. Tout cela me parut d'abord superbe, nouveau, inouï, et dès là du moins fort suspect, et mon cœur, qui se soulevoit à chaque moment contre la doctrine des livres que je lisois, ne put résister à cette manière de donner les graces. Car distinctement, ce n'étoit ni par ses prières, ni par ses avertissemens qu'elle les donnoit: il ne falloit qu'être assis auprès d'elle pour aussitôt recevoir une effusion de cette plénitude de graces. Frappé d'une chose aussi étonnante, j'écrivis de Meaux à Paris à cette dame que je lui défendois, Dieu par ma bouche, d'user de cette nouvelle communication de graces, jusqu'à ce qu'elle eût été plus examinée. Je voulois en tout et partout procéder modérément, et ne rien condamner à fond avant que d'avoir tout vu.

4. Cet endroit de la vie de madame Guyon est trop important pour être laissé douteux, et voici comme elle l'explique dans sa Vie. « Ceux, dit-elle, que Notre-Seigneur m'a donnés ( c'est un style répandu dans tout le livre), mes véritables enfans ont une tendance à demeurer en silence auprès de moi. Je découvre leurs besoins, et leur communique en Dieu ce qui leur manque. Ils sentent fort bien ce qu'ils reçoivent, et ce qui leur est communiqué avec plénitude; » un peu après : « Il ne faut, dit-elle, que se mettre auprès de moi en silence. » Aussi cette communication s'appelle la communication en silence, sans parler et sans écrire; c'est le langage des anges, celui du Verbe qui n'est qu'un silence éternel. Ceux qui sont ainsi auprès d'elle « sont nourris, dit-elle, intimement de la grace communiquée par moi en plénitude. » A mesure qu'on recevoit la grace autour d'elle, « je me sentois, dit-elle, peu à peu vider et soulager. » Chacun recevoit sa grace « selon son degré d'oraison, et éprouvoit auprès de moi cette plénitude de graces apportées par Jésus-Christ: c'étoit comme une écluse qui se décharge avec profusion: on se sentoit empli, et moi je me sentois vider et soulager de ma plénitude : mon ame m'étoit montrée comme un de ces torrens qui tombent des montagnes avec une rapidité inconcevable. »

5. Ce qu'elle raconte avec plus de soin, c'est, comme on a dit, qu'il n'y avoit rien pour elle dans cette plénitude de graces : elle répète partout « que tout étoit plein: il n'y avoit rien de vide en elle» c'étoit comme une nourrice qui crève de lait, mais qui n'en prend rien pour elle-même; « Je suis, dit-elle, depuis bien des années dans un état également nu et vide en apparence; je ne laisse pas d'être très-pleine. Une eau qui rempliroit un bassin, tant qu'elle se trouve dans les bornes de ce qu'il peut contenir, ne fait rien distinguer de sa plénitude: mais qu'on lui verse une surabondance, il faut qu'il se décharge, ou qu'il crève. Je ne sens jamais rien pour moi-même : mais lorsque l'on remue par quelque chose ce fond intimement plein et tranquille, cela fait sentir la plénitude avec tant d'excès qu'elle rejaillit sur les sens : c'est, poursuit-elle, un regorgement de plénitude, un rejaillissement d'un fond comblé et toujours plein pour toutes les ames qui ont

besoin de puiser les eaux de cette plénitude : c'est le réservoir divin où les enfans de la sagesse puisent incessamment ce qu'il leur faut. >>

6. C'est dans un de ces excès de plénitude, qu'environnée une fois de quelques personnes, « comme une femme lui eut dit qu'elle étoit plus pleine qu'à l'ordinaire; je leur dis, raconte-t-elle, que je mourois de plénitude, et que cela surpassoit mes sens au point de me faire crever: » ce fut à cette occasion que la duchesse qu'elle indique (a), et que personne n'apprendra jamais de ma bouche, «me délaça, dit-elle, charitablement pour me soulager: ce qui n'empêcha pas que, par la violence de la plénitude, mon corps ne crevât de deux côtés. » Elle se soulagea en communiquant de sa plénitude à un confesseur qu'elle désigne, et à deux autres personnes que je ne découvrirai pas.

7. C'est après avoir vu ces choses, et beaucoup d'autres aussi importantes que nous allons raconter, que M. l'archevêque de Cambray persiste à défendre madame Guyon en des termes dont on sera étonné, quand nous en serons à l'article où il les faudra produire écrits de sa main. On verra alors plus clair que le jour, ce qu'on ne voit déjà que trop, que c'est après tout madame Guyon qui fait le fond de cette affaire, et que c'est la seule envie de la soutenir qui a séparé ce prélat d'avec ses confrères. Puisqu'il m'attaque, comme on a vu, sur mon procédé tant avec madame Guyon qu'avec lui-même, d'une manière qui rendroit et mon ministère et ma conduite odieuse à toute l'Eglise, c'étoit à lui de prévoir ce que ces injustes reproches me contraindroient à la fin de découvrir mais une raison plus haute me force encore à parler. Il faut prévenir les fidèles contre une séduction qui subsiste encore une femme qui est capable de tromper les ames par de telles illusions, doit être connue, surtout lorsqu'elle trouve des admirateurs et des défenseurs, et un grand parti pour elle, avec une attente des nouveautés que la suite fera paroître. Je confesse que c'étoit ici en effet un ouvrage de ténèbres, qu'on doit désirer de tenir caché; et je l'eusse fait éternellement, comme je l'ai fait durant plus de trois ans avec un impénétrable silence, si (a) La duchesse de Mortemart.

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