études de philosophie au collège du Plessis; M. Tronson, supérieur de Saint-Sulpice, qui avoit dirigé ses premiers pas dans le sacerdoce et l'entoura toujours d'une charitable sollicitude; enfin Bossuet, qui l'avoit introduit à Versailles et l'honoroit d'une tendre amitié. Après avoir défini les vrais principes de la spiritualité, les évêques, de retour dans leur diocèse, donnèrent des Ordonnances pour les porter à la connoissance des fidèles confiés à leur sollicitude pastorale. L'Ordonnance de l'évêque de Meaux, datée du 16 avril 1695, fut réimprimée la même année, à Paris, chez Anisson; elle se trouve au commencement de ses œuvres sur le quiétisme. L'évêque de Châlons éleva la voix quelques jours après; et dans le mois de novembre l'évêque de Chartres, qui avoit Saint-Cyr sous sa juridiction, condamna soixantetrois propositions tirées des écrits de Madame Guyon. Bien qu'il eût signé les articles d'Issy, l'archevêque de Cambray garda le silence, et resta sous le poids de fâcheux soupçons, qui troubloient les consciences on le crut toujours attaché à Madame Guyon, toujours dévoué à ses erreurs, toujours entaché de quiétisme. Bossuet voulut dissiper ces soupçons, non moins douloureux pour son cœur que dangereux pour la religion; il voulut arracher à la défiance publique un prince de l'Eglise et le plus cher de ses amis. Dans l'Ordonnance dont on a parlé tout à l'heure, il avoit promis une instruction plus ample, qui devoit traiter de l'union mystique de l'ame avec Dieu; il pria Fénelon d'approuver, pour faire éclater la pureté de sa doctrine, cet ouvrage avec M. de Chartres et M. de Châlons, devenu archevêque de Paris. Fénelon répondit avec son enthousiasme habituel : « Quand vous voudrez, dit-il, je me rendrai à Meaux et à Germigny,... pour prendre à votre ouvrage toute la part que vous voudrez bien m'y donner. Je serai ravi, non pas d'en augmenter l'autorité, mais de témoigner publiquement combien je révère votre doctrine 1. » Ce zèle empressé ne dépassa point le ravissement; Fénelon fit rendre le manuscrit de Bossuet, « après ne l'avoir tenu que peu de jours, et sans en avoir lu que très-peu de choses : » Il ne pouvoit l'approuver, dit-il, et pourquoi? parce qu'il auroit condamné Madame Guyon. Mais Madame Guyon avoit elle-même prononcé sa propre condamnation; mais Bossuet ne la nommoit pas une seule fois dans son ouvrage, et prenoit l'engagement d'y faire tous les changemens qu'on voudroit. N'importe Fénelon sentit le piége 3, dit un historien, et comLettre du 18 décembre 1695. 2 Relation sur le quiétisme. 3 Le piége? comment! Ah! Fénelon connoissoit la spiritualité mieux que personne, il avoit donné des leçons de mysticisme aux membres de la commission d'Issy : et l'on prétendoit lui faire jouer le rôle de simple approbateur! Le piége! c'est écrit en toute lettre; Hist. univ. de l'Egl. cath., par Rohrbacher, liv. LXXXVIII, § 4. Un écrivain, qui publie dans ce moment de savantes recherches sur la Condamnation du livre des MAXIMES DES SAINTS, dit: Rohrbacher copie le récit de M. de 2 mença lui-même l'œuvre de sa justification. Eclaircir et dégager la science mystique, ramener les expressions trop fortes dans de justes limites et les erreurs à la vérité, recueillir les maximes qui fondent l'union de l'ame avec Dieu, élever avec ces matériaux un monument durable à la spiritualité : voilà la tâche qu'il se proposa de remplir, voilà l'ouvrage qui devoit faire éclater la pureté de sa foi. Avant de donner son livre au public, il le soumit à l'examen de trois censeurs; et si nous l'en croyons, lui et ses apologistes, il obtint l'approbation du docteur Pirot, de M. Tronson et du cardinal de Noailles. Cependant le docteur Pirot a toujours combattu son ouvrage. Quant à M. Tronson, tout en gardant les égards qu'il devoit à un prince de l'Eglise, il prononca ces paroles: «Je n'admire que ce que je comprends. » Enfin le cardinal de Noailles déclara que « le projet étoit hardi,» manifesta le désir « qu'il montrât son livre à quelque théologien de l'Ecole, » et refusa de lui donner son approbation par écrit. Et plus tard, après la publication, il lui écrivit : « J'ai trouvé des choses changées ou ajoutées dans votre livre, que je n'avois point vues dans le manuscrit que vous m'aviez communiqué, comme le trouble involontaire; et les nouvelles réflexions que j'ai faites depuis la publication de votre livre (que certainement je désirois revoir encore), m'y ont fait trouver des endroits trop durs 2. » Bossuet dit avec raison que M. de Cambray prit les politesses pour des encouragemens, et les sages ménagemens pour des approbations. L'explication des Maximes des Saints sur la vie intérieure parut tout à coup, sans aucune trace d'approbation, dans le mois de février 1697 3. Fénelon avoit pris l'engagement, comme il le reconnoît lui-même, de ne pas publier son livre avant celui de Bossuet; mais de fâcheux contre-temps vinrent ici, comme dans presque toutes ses publications, déconcerter ses meilleurs desseins: pendant qu'il étoit à Cambray, son ami le duc de Chevreuse, craignant, dit-il, les intrigues de Bossuet et la suppression du manuscrit, hâta l'apparition de l'ouvrage à son insu, contre sa volonté la plus formelle. Et ce n'est pas tout. Le livre des Maximes renferme une proposition singulièrement étrange, que voici : « La partie inférieure (de Jésus-Christ) ne communiquoit à la partie supérieure ni son trouble involontaire, ni ses défaillances senBausset..., avec quelques citations nouvelles... Ces citations sont uniquement de son héros... Il croit pouvoir bâtir tout son résumé avec la rhétorique de Fénelon (Ann. de Philos, chrét,, septembre 1863, p. 224; ibid., p. 228; ibid., janvier 1864, p. 70.) Inutile, après cela, de citer Rohrbacher. 1 Fénelon, Rép. à la Rei, sur le quiét. 2 Lettre du 29 mars 1697. M. de Bausset, Hist. de Fénel., vol. II, p. 49, cite le commencement de cette lettre, mais il supprime le passage qu'on vient de lire. Les précautions de ce genre ne sont pas rares dans le même auteur. 3 Cette date est donnée par Bossuet; les historiens disent à la fin de janvier, même année. 4 Bausset, Hist. de Fénel., vol. II, p. 18; édit. de Vers. sibles; » eh bien, cette phrase qui divise la personne du Verbe incarné, cette proposition non moins absurde qu'impie, c'est encore le duc de Chevreuse qui l'inséra de son chef dans l'ouvrage. Pourquoi donc le malheureux auteur ne signala-t-il l'intercalation dans l'errata? pourquoi ne désavoua-t-il la malheureuse proposition qu'après les réclamations de l'opinion publique? Pourquoi le Saint-Siége lui attribuat-il l'erreur dans la condamnation de l'ouvrage? La défaite dépasse les bornes de l'invention. Quoi qu'il en soit, le livre des Maximes souleva la réprobation générale; la ville, la Cour, la Sorbonne, les communautés, les savans, les ignorans, tous les ordres furent indignés de l'audace de l'entreprise, de la singularité métaphysique du langage et de la nouveauté inouïe de la doctrine. Bossuet seul garda le silence; il se tint enfermé dans son cabinet, à Versailles, puis à Paris, ne recevant personne, sans dire un mot de la nouvelle publication. Cependant c'est Bossuet qui souleva les esprits contre son rival; c'est lui qui, par de sourdes manœuvres, faisant jouer des ressorts imperceptibles, remua tout Paris, tout le royaume! Hélas! nous concevons les plaintes et les soupçons de l'écrivain déconcerté : triste habileté de l'orgueil! ce n'est jamais nous qui commettons nos fautes. Cependant l'ouvrage contraire, un des chefs-d'œuvre de son auteur, qui lui avoit coûté dix-huit mois de travail, s'imprimoit lentement; l'Instruction sur les états d'oraison parut avec l'approbation de l'archevêque de Paris et celle de l'évêque de Chartres, six semaines après l'Explication des Maximes des Saints, dans le mois de mars 1697, chez Anisson. L'évêque de Meaux déposa, comme avoit fait l'archevèque de Cambray, son ouvrage au pied de la Chaire apostolique; le souverain Pontife, dans ses réponses, ne disoit à Fénelon pas un mot du livre des Maximes; mais il écrivit à Bossuet, sous la date du 6 mai, que la nouvelle Instruction sur la vie mystique « avoit beaucoup augmenté la bienveillance qu'il lui portoit. » L'ouvrage devoit renfermer cinq traités; le premier seul est sorti de la plume du grand écrivain. Dans ce traité divisé en dix livres, l'auteur expose les principes de la nouvelle spiritualité; il démêle le vrai du faux, l'utile du nuisible; il réfute l'erreur et confirme la vérité par l'Ecriture et la tradition; il prépare une nourriture saine à la piété chrétienne, et rejette les poisons qui peuvent corrompre le cœur. Sa doctrine «< est restée, dit un écrivain non suspect de partialité, la véritable règle à laquelle on doit s'attacher pour la croyance et se conformer pour la pratique 1.» Bossuet se trouve souvent en face de Fénelon; mais il ne l'attaque jamais directement. Cependant l'ouvrage du théologien augmenta le mécontentement public contre l'ouvrage du nouveau mystique; selon le rapport d'un auteur contemporain, « le dog 1 Bausset, Hist. de Finel., vol. II, p. 40. matique de l'Instruction, clair, net, concis, appuyé de passages sans nombre et partout de l'Ecriture et des Pères ou des conciles, modeste, mais serré et pressant, parut un contraste du barbare, de l'obscur, de l'ombragé, du nouveau et du ton décisif de vrai et de faux des Maximes des saints 1. » Ce scandale ne devoit point subsister devant l'Eglise. Bossuet, qui avoit toujours pour Fénelon les plus tendres sentimens, écrivoit à son neveu: « Je ne puis me dispenser de parler, puisqu'il dit dans son Avertissement qu'il ne veut qu'expliquer nos Articles; mais j'ai agi et je continuerai d'agir avec toute la modération possible 2. » Et encore : << Il sera question de s'expliquer; et quelqu'envie qu'on ait de le soulager, on ne veut point que la vérité en souffre 3. » Déjà des conférences se réunissoient, par ordre du Roi, à l'archevêché de Paris, pour examiner le livre des Maximes; les commissaires reconnurent, d'une voix unanime, qu'il renfermait de nombreuses erreurs; M. de Paris << marqua à l'auteur plusieurs articles qu'il falloit retoucher; » M. de Meaux et le docteur Pirot « lui communiquèrent de longues observations *;» et M. de Chartres lui écrivit : « Je suis sûr, et j'en répondrois, que votre intention n'a pas été de faire un partage dans la doctrine de l'Eglise; il est pourtant certain que votre livre y en fait. Ne l'excusez donc pas, car il est insoutenable. » (( Pendant les premières réunions de la nouvelle conférence, Fénelon promit de se soumettre à sa décision: il alloit (déposer «< sans peine son sentiment particulier pour se conformer à celui de ses confrères, » il étoit prêt « à se dédire et à recevoir la correction de ses fautes ; » mais dès qu'il se vit menacé d'une condamnation, il changea de langage: «Doit-on vouloir, dit-il, qu'un évêque rétracte ni abandonne un livre où il peut montrer avec évidence qu'il n'a pu vouloir rien dire que de très-catholique? De ma part, je ne crois devoir consentir à rien qui ressemble à une rétractation". » Il avoit obtenu, comme on sait, la dignité épiscopale; sa défense modérée dans le principe mitigeoit en sa faveur le jugement de l'opinion publique; l'éloge et le blâme adroitement répandus par cent bouches fortifioient son parti; l'étendue de son érudition mystique le faisoit croire à l'orthodoxie de sa doctrine; le cardinal de Bouillon, ambassadeur du gouvernement françois, lui promettoit à Rome une puissante protection : il prit le parti de soumettre son livre à l'examen du Saint-Siége, pour le soustraire à la condamnation des évêques. Louis XIV, tout en lui défendant de sortir du 1 Saint-Simon, Mém., tom. I, ch. XXVII, p. 432, édit. Chéruel. 2 Lettre de Bossuet à son neveu, 4 mars 1697. 3 Idem., 31 mars; voir aussi 24 mars 1697. Phelipeaux, Relation, part. I, liv. 2, p. 254. - Lettre rapportée par Phelip., ibid., p. 284. - 6 Lettre à l'abbé Boileau, et au P. Lami. 7 Lettre à M*, 2 mai. - Phelipeaux, Rel., part. I, liv. II, p. 254. royaume, lui permit d'en appeler au souverain Pontife; et Fénelon fit partir, le 18 avril, la lettre de recours qu'il avoit préparée dès le 12. Dans cette lettre il protestoit de sa soumission sans bornes à la Chaire apostolique : « C'est à vous, très-saint Père, disoit-il, à juger et à moi d'écouter avec respect comme vivant et parlant en vous saint Pierre, dont la foi ne manquera jamais... Je soumets mes ouvrages à l'Eglise romaine, mère et maîtresse de toutes les autres 1. » Tout en portant le différend à Rome, Fénelon gardoit l'espoir de le terminer en France, et c'étoit aussi le vœu des prélats qui continuoient de se réunir à l'archevêché de Paris. Chaque semaine, pour ne pas dire chaque jour, l'infatigable écrivain leur envoyoit, tantôt des explications plus longues et pires que le livre, tantôt des milliers de questions dont une seule auroit fourni matière à discuter jusqu'à la fin du monde': on lui proposa d'aller s'expliquer verbalement dans la réunion. Fénelon discuta, parlementa, parut accepter l'invitation: mais après avoir posé plusieurs conditions plus ou moins justes, qui lui furent accordées successivement, il demanda que Bossuet fût exclu des conférences. De ce moment on comprit qu'il fuyoit la science et redoutoit la lumière; on perdit l'espoir de toute explication franche et de tout accommodement amiable; Bossuet, si confiant dans l'amitié, disoit lui-mème : « Je ne sais plus que penser, voyant ses tortillemens 3. » Cependant les théologiens du Saint-Siége examinoient, avec une sage maturité, le livre des Maximes; et le souverain Pontife le condamna, le 16 octobre 1698, « dans ses principes et ses conséquences. » Tant que le jugement fut pour ainsi dire suspendu à Rome, pendant dix-huit mois, on vit se succéder en France, avec une étonnante rapidité, dans une lutte sans relâche, plusieurs écrits qui affligèrent l'Eglise « par la division de deux hommes dont l'union lui auroit été aussi glorieuse qu'utile, » comme le remarque le chancelier d'Aguesseau, mais qui répandirent un grand jour sur une foule de sujets, particulièrement sur les questions mystiques. Disons d'abord quelque chose d'un ouvrage qui précéda cette époque, du moins dans sa composition. Pendant les conférences d'Issy, Fénelon envoya aux commissaires, comme on l'a vu, de longues remarques intitulées le Gnostique, pour justifier Madame Guyon. Dans la suite de la controverse, voyant son ouvrage criblé de toute part, il crut prudent de le déprécier lui-même; il en parle dans la Réponse à la relation sur le quiétisme, comme d'un recueil · informe, écrit à la hâte : » Mais ses longues recherches pour découvrir 1 M. de Cambray « faisoit litière, dit Saint-Simon, de l'épiscopat et des maximes du royaume. » Voilà sans doute pourquoi le cardinal de Bausset ne cite pas un seul mot de son appel. · 2 Bossuet, Lettre à son neveu, 24 juin 1697; et Relation sur le quiétisme. 3 Lettre à son neveu, 1er juillet 1697. |