Page images
PDF
EPUB

mais l'esprit libre, la parole chaude. Il me dit que l'affaire dont il voulait m'entretenir, c'était ma candidature à l'Académie. Je lui répondis que ce serait certainement un honneur dont je serais très flatté, mais qu'en ce moment d'autres soucis m'absorbaient, que j'étais jeune, et avais le temps d'attendre : «Oh! me dit-il, c'est précisément parce que vous êtes jeune, que cela a de l'intérêt. Je pense, ajouta-t-il, que votre nomination serait, pour l'Académie elle-même, un fait désirable; ce serait une adhésion éclatante donnée à la résurrection libérale qu'elle a appelée de ses vœux. En outre, elle lui fournirait l'occasion naturelle de rétablir des rapports interrompus avec le chef de l'Etat ils se renoueraient tout naturellement après la réception d'un de ses ministres. » Ces instances de Montalembert étaient accompagnées des paroles les plus affectueuses. Il me reprocha, l'ayant cité dans une session précédente, d'avoir dit M. de Montalembert tout court, et non, mon ami, M. de Montalembert. Je me laissai convaincre ; je promis d'écarter mes hésitations, et de poser ma candidature, puisqu'il la prenait sous son patronage. Et je le quittai, ne me doutant pas que je l'avais vu pour la dernière fois.

Le lendemain, un billet de Cochin m'annonçait qu'à huit heures et demie ce grand homme venait de rendre le dernier soupir. Grand homme véritablement, car ce qui constitue la grandeur, ce n'est pas les succès politiques et oratoires au milieu de contemporains plus ou

moins aveuglés par des passions éphémères ; c'est le mérite d'avoir légué à l'avenir une de ces vérités de principe ou de conduite qui brillent dès lors comme des flambeaux devant les pas des hommes. Je ne sais ce qui survivra de l'abondante production oratoire et littéraire de Montalembert, mais je suis sûr que tant qu'il y aura une église catholique aux prises avec une société moderne, son discours de Malines restera la seule loi raisonnable de leurs relations nécessaires. Si les catholiques adoptaient comme leur charte de combat politique les vérités qui y sont développées avec tant de puissance, ils obtiendraient dans la société moderne une place qu'ils perdront tant qu'ils s'obstineront à leur préférer des formules scolastiques de séminaire démodées et inintelligibles à l'esprit des générations actuelles.

Falloux me fit savoir qu'il remplirait un des derniers vœux de son ami : « Cher monsieur Ollivier, votre candidature est le dernier væu qui m'ait été exprimé par M. de Montalembert, et, à ce titre seul, elle serait sûre de mon plus ardent concours. Mais le lendemain même du fatal dimanche arrivait la réponse qui lui disait, pour vous les transmettre, tous les autres motifs de mon adhésion. Je ne vous les répète point en face parce que vous les reconnaîtrez bien à l'œuvre, si besoin en est. Malheureusement pour ma bonne volonté, votre majorité est toute faite d'avance et vos meilleurs amis n'auront point d'effort à faire pour remporter la

victoire. Je ne sais même pas si les aveuglements qui vous sont hostiles auront un représentant à l'Académie. Je dois ajouter que je remercie très sincèrement monsieur Ollivier de me donner une si bonne occasion pour témoigner ma reconnaissance au ministre et au ministère. J'ai été plusieurs fois tenté, depuis trois mois, de vous adresser mes patriotiques félicitations; mais ma situation devant la Chambre, tant que l'élection du baron Alquier n'était pas validée, ne me laissait pas une apparence assez désintéressée. Aujourd'hui je suis tout à fait à mon aise, et je vous remercie, en ami dévoué de mon pays, d'une entreprise et d'un succès pour lequel nul ne forme des vœux plus francs et plus fermes que les miens. Veuillez en agréer l'assurance, aussi chaleureuse que vraie. » (24 mars 1870.)

Le Père Hyacinthe Loyson m'écrivit aussi : « Les dernières lignes écrites sur son agenda par M. de Montalembert, la veille de sa mort, étaient pour vous : il y parlait de votre candidature dont il était l'ardent promoteur, moins pour votre honneur que pour celui de l'Académie.» La bonne volonté générale qui, en effet, accueillit ma candidature, me dispensa même de la plupart des démarches personnelles usuelles que je n'aurais pas eu le temps d'accomplir, et mon élection s'annonça assurée.

1. Le baron Alquier avait été le concurrent de Falloux dans une élection en Vendée.

1

III

Deux ministres se trouvaient placés en dehors de notre activité, celui de la Guerre et celui de la Marine. Ils nous avaient été imposés par l'Empereur et nous les avions acceptés tous deux par esprit de conciliation, pour ne pas prendre la responsabilité de l'organisation militaire ou en interrompre le développement. Nous savions seulement de Le Bœuf qu'il était peu libéral, mais instruit, honnête, courageux, et que Niel l'avait loué à la tribune comme «< un des plus brillants et des plus solides généraux de notre armée ». L'Empereur s'en portait garant vis-à-vis de nous, nous ne demandâmes rien de plus. Il tint lui-même à marquer toujours sa position spéciale, en indiquant qu'il ne se mêlait pas de politique. « Ma seule politique, la voici c'est d'être toujours prêt; quant à me mêler de la paix ou de la guerre, cela ne me regarde pas. » Il avait la haine de la Prusse; il n'en parlait qu'avec irritation. « Ah! me disaitil, si je pouvais la battre! Il me serait bien indifférent d'être emporté après par un boulet. » Il lui arriva même un jour, lorsque nos relations devinrent plus confiantes, de me dire « Ne vous montrez donc pas trop pacifique. » Mais il se convainquit que c'était peines perdues

1. 12 avril 1867.

avec moi; il n'y revint plus, et dans aucune occasion il ne contraria, même par sa parole au Conseil, la direction pacifique de notre Cabinet.

Il avait été d'abord effarouché de notre libéralisme. Nos relations faillirent se rompre dès le début à ce sujet. Le Conseil venait de finir; nous étions debout, en demi-cercle autour de l'Empereur appuyé à la cheminée; le général parla de la nécessité de prendre des mesures rigoureuses contre les journaux qui tentaient de débaucher l'armée. Sans refuser d'agir lorsqu'il y aurait péril, je répondis qu'il fallait être prudent, et ne pas ouvrir une campagne systématique non suffisamment motivée contre la presse. Le Bœuf insista d'un ton presque comminatoire, la discussion s'envenima et je dis avec énergie: « Est-ce que vous croyez que nous sommes ici pour continuer la politique de Rouher? s'il en était ainsi, nous ne serions dans cette salle ni les uns ni les autres. » Peu à peu, il avait constaté que notre libéralisme ne nous empêchait pas d'être des hommes d'ordre, et il s'était rallié à notre politique, la secondait loyalement. En situation de se mêler aux intrigues contre nous qui ne cessaient de se nouer à la Cour, il n'y participa point. Nous étions tous dans les meilleurs termes avec lui. L'Empereur lui écrivait : « J'ai demandé à M. Émile Ollivier si dans les conseils on cherchait à vous nuire. Il m'a assuré qu'il n'en était rien et que vos collègues apprécient vos éminentes qualités. J'en ai été enchanté. (19 janvier 1870.)

« PreviousContinue »