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raisonnable et imprévoyant de décréter l'immuabilité d'une législation au milieu du changement constant des intérêts et des mœurs. La crainte de Desprez n'était pas cependant imaginaire et il fallait en tenir compte. Je conciliai les deux intérêts en proposant que la législation ne serait pas immuable, mais qu'elle ne pourrait pas être modifiée par la volonté seule du Khédive: aucun pouvoir législatif n'existant en Égypte, il serait contraint de subordonner tout changement à l'approbation préalable de la Cour d'appel. Le projet fut adopté avec cette modification et je le présentai à l'agrément de l'Empereur, puis je le communiquai sans retard aux puissances. (12 mai.)

Toutes semblaient très bien disposées à l'examiner lorsque, fin juin, le Vice-Roi, s'étant rendu à Constantinople, télégraphia à Nubar d'interrompre la négociation et d'attendre de nouveaux ordres gagné par l'intolérance du Sultan, il désavouait son œuvre au moment où elle touchait au succès. Mais après la communication aux puissances il était trop tard pour reculer. Le Khédive allait être obligé de désavouer encore son désaveu, lorsque surgit la guerre avec l'Allemagne, et tout fut arrêté1.

3. En Angleterre, aucune affaire sérieuse. La

1. Après le 4 septembre le gouvernement français repoussa d'abord la solution libérale que j'avais adoptée. Mais, on ne tarda pas, sur l'initiative de la Prusse, d'être obligé, par l'anarchie judiciaire de plus en plus grande en Egypte, de reprendre l'œuvre de Nubar. Une conférence des ambassa

Valette me pria seulement de la part de Brunnow, l'ambassadeur russe à Londres, nommé à Paris à la place de Stackelberg décédé, d'être auprès de Leurs Majestés l'interprète de son respect et de la joie qu'il éprouve de représenter son pays près le Cabinet des Tuileries. « Il est assez difficile, ajoutait La Valette, de lire au fond du cœur d'un vieux diplomate russe, mais il m'a paru réellement enchanté : on le trouve encore jeune et vaillant, à ce point de vue son orgueil et sa vanité sont d'accord. Vous le connaissez, c'est un homme doux et conciliant, craignant pardessus tout les affaires et la responsabilité. On le regrettera ici; il y a représenté la Russie pendant vingt-six ans. Il n'a jamais blessé personne, s'est fait beaucoup d'amis. Il compte aller voir son souverain à Ems et n'ira pas prendre possession de son poste avant six semaines 1. »

Je n'eus pas à m'occuper des affaires d'Allemagne. Bismarck étant à Varzin, la politique

deurs en délibéra à Constantinople. La France, comme elle l'avait fait avant mon ministère, s'opposa de toute sa force, et, n'ayant pu parvenir à empêcher la réforme, s'efforça de la restreindre. Telle quelle, elle fut présentée par le ministre Decazes à l'Assemblée nationale le 23 décembre 1874, votée malgré l'opposition de Rouvier et de Gambetta, porte-voix des doléances intéressées des fripons d'Alexandrie et du Caire. Le 1er février 1873, les nouveaux tribunaux entrèrent en fonctions. Tout le monde reconnaît aujourd'hui qu'ils ont contribué puissamment à la prospérité de l'Égypte, sauvegardé les intérêts des étrangers autant que ceux des indigènes, refréné l'autorité arbitraire du Khédive et à un certain moment empêché la banqueroute.

1. Lettre de La Valette à Émile Ollivier, 19 mai.

chômait à Berlin, et le seul fait intéressant qui me vint de là fut le récit d'une démarche de Benedetti auprès de Thile, faite spontanément sans aucune instruction de ma part. Depuis qu'on avait détourné l'attention de notre ambassadeur sur l'objet du voyage des princes de Hohenzollern à Berlin, en lui faisant accroire qu'il s'agissait du rétablissement de la dignité impériale et de l'annexion hâtée des États du Sud, il ne regardait que de ce côté et courait après toutes les informations relatives à ce chimérique projet. Le voyage à Berlin du Grand-duc de Hesse l'avait inquiété. Le motif de ce voyage était des plus naturels. C'était un acte de simple courtoisie: le roi Guillaume, étant allé plusieurs fois à Darmstadt, se montrait froissé de ce que sa visite ne lui eût jamais été rendue; le Grand-duc ne se souciait pas du tout, en effet, de venir saluer ses spoliateurs; pourtant il ne pouvait pas ne pas s'exécuter du moment qu'on lui rappelait, directement ou indirectement, cette obligation de courtoisie. On voulut donner à sa démarche un caractère politique: il venait négocier l'annexion de la partie de la Hesse encore restée en dehors de la Confédération. Benedetti alla demander à Thile ce qu'il devait penser de ce bruit. Interrogation bien inutile, car si le projet eût été réellement ourdi, Thile, expert en mensonges officiels, ne le lui aurait pas avouée. Il lui répondit qu'il pouvait démentir ces bruits avec toute sûreté, qu'aucune négociation ne préparait l'entrée de l'un ou de l'autre des États du

Midi dans la Confédération ni la conversion du titre de président de la Confédération en celui d'Empereur d'Allemagne. Le lendemain Thile lui dit encore «< qu'il avait rapporté leur entretien à Sa Majesté et qu'il était autorisé à maintenir dans toute leur étendue les assurances qu'il lui avait données1».

Cette fois Thile ne mentait pas : Bismarck ne songeait à aucune entreprise sur le Sud à ce moment. Cependant Benedetti me fit remarquer avec perspicacité qu'il ne s'agissait que du présent: «A Berlin on est résolu et prêt à méconnaître les stipulations du traité de Prague, dès qu'on croira pouvoir le tenter impunément. On n'y est pas seulement poussé par des calculs ambitieux et par des nécessités intérieures, on y est. en outre excité par les sollicitations des États secondaires du Nord qui s'imaginent qu'il leur sera moins difficile de sauvegarder le peu qui leur reste de leur indépendance quand les États du Midi feront comme eux partie de la Confédération et qu'il leur sera permis de réunir leurs efforts dans un intérêt commun 2. >>

III

Je ne me serais occupé d'aucune manière des affaires d'Espagne qui ne sollicitaient pas mon

1. Dépêche de Benedetti du 1er mai et lettre confidentielle à Émile Ollivier du 6 mai 1870.

2. Benedetti à É. Ollivier, 1er mai. Benedetti n'a inséré dans son livre ni son rapport du 1er mai, ni sa lettre du 6.

TOME XIII.

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attention, si l'ambassadeur, Salustiano Olozaga, ne m'avait prié de nous engager dans deux négociations, l'une de l'ordre juridique, l'autre relative aux candidatures royales. Olozaga avait, comme ambassadeur, une situation toute particulière. Il entretenait des relations très fréquentes avec le prince Napoléon, jouissait de la confiance de l'Empereur qui le considérait comme un ami, et me témoignait beaucoup de sympathie. Il avait suivi ma lutte avec intérêt. Mon succès le réjouit. Il me le témoigna en m'offrant la Toison d'or au nom du Régent. I insista longtemps avec une chaleur qui me toucha sans m'ébranler. Désolé de n'avoir pu vaincre ma résistance, il voulut offrir un hommage chevaleresque d'attachement à ma jeune femme. Un soir qu'il devait dîner avec nous en cercle intime il arriva un peu en avance, se fit annoncer et lui demanda d'accepter les insignes de Dame Noble d'Espagne. Une distinction ainsi offerte ne pouvait se refuser, bien qu'elle n'eût été souhaitée ni par moi ni par celle qui l'acceptait.

La première négociation qu'Olozaga voulut engager concernait l'exécution des jugements. La situation légale entre la France et l'Espagne était vraiment sauvage: ce qui avait été jugé dans un pays n'était d'aucune valeur dans l'autre ; tout était à recommencer si l'on voulait rendre exécutoire une décision judiciaire en dehors de l'une ou l'autre frontière. Olozaga me proposa de modifier cette situation par un traité, et il me démontra que l'organisation judiciaire de son pays

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