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l'Europe. Je lui préfère mille fois le prince Alphonse, Espartero, n'importe qui, pourvu que ce soit un roi. » Les Unionistes eux-mêmes ne poussèrent pas les hostilités à fond; une forte majorité se constitua autour de Prim, dont le pouvoir gagna en vigueur ce qu'il perdait en surface.

Lothar Bucher et Versen furent reçus avec un empressement, une cordialité exceptionnels, promenés, endoctrinés, cajolés. Prim détourna les soupçons que leur présence aurait pu inspirer par une amusoire aussi bien combinée que celle par laquelle Bismarck avait empêché Benedetti de pénétrer la cause réelle de la présence des princes de Hohenzollern à Berlin. Il affectait de n'être préoccupé que des difficultés d'organiser l'intérim; il dissertait gravement avec Mercier sur les conditions dans lesquelles on le consoliderait et sur le Régent qui serait placé à la tête. « Ce doit être, disait-il, Serrano. Il s'est parfaitement conduit au pouvoir, son patriotisme n'est pas douteux, je m'entendrai toujours bien avec lui. Mais, mon parti n'a pas la même confiance, il se rappelle 1856; il croit que les généraux unionistes ne sont rien moins que libéraux, qu'ils n'attendent qu'une occasion pour détruire la liberté, et qu'ils la trouveront bientôt, si Serrano reste maître de la Régence. Il veut donc que ce soit moi, et non lui, qui occupe cette position. Mais voyez dans quel embarras cela me mettrait. On ne manquerait pas de dire, et tout le monde de croire que je sa

crifie tout à mon ambition et que je n'ai travaillé qu'à me débarrasser de Serrano pour prendre sa place. Je suis habitué à tous les déboires des luttes politiques, et je sais les affronter; mais il y a, dans le jeu que l'on veut me faire jouer, quelque chose qui répugne à ma délicatesse et à ma loyauté, jamais je ne me suis trouvé dans une plus grande perplexité'. » Et Mercier berné ne se doutait de rien.

Lothar Bucher et Versen virent les choses comme Prim les leur montra et ils rentrèrent à Berlin convaincus que la candidature présentait les meilleures chances: il n'y avait aucune raison de ne la point accepter (6 mai). Mais ils ne retrouvèrent plus Bismarck à Berlin. Exténué par ses travaux, par sa mangeaille à la Gargantua, il avait dû abandonner provisoirement les affaires et aller restaurer son estomac à Varzin (21 avril). Ce fut au Roi, à défaut de Bismarck, que Versen fit son rapport. Le Roi, livré à lui-même, revint à sa répugnance primitive et n'attacha qu'une importance minime à ses conclusions favorables; il en attribua << la couleur rose » aux bons procédés dont ses envoyés avaient été comblés. Cependant il interrogea de nouveau Fritz, et le jeune prince renouvela sa réponse : « Si le Roi avait ordonné, j'aurais obéi; il ne le fait pas, je refuse. »

Prim, comptant sur l'effet du rapport des

1. Notes sur la vie de Charles de Roumanie, 12/24 mars

envoyés prussiens, avait déjà annoncé à la Tertullia progressista (cercle de 700 membres dont il était le président) que l'édifice serait couronné avant la fin de mai. Quoique déconcerté par un télégramme négatif du prince Antoine, il répondit qu'il n'acceptait pas cette renonciation. et qu'il espérait que, mieux renseignés, les princes reviendraient sur leur refus.

Ottokar Lorenz a dit : « On avait beau s'efforcer, du côté prussien, de tenir secrète la mission de ces deux envoyés, la personnalité de Lothar Bucher était trop connue de tous les Cabinets d'Europe, pour que l'on puisse s'étonner, qu'en France personne alors ne voulût plus croire que le gouvernement prussien et le chancelier n'étaient nullement mêlés à la question du trône espagnol (p. 247). » Si l'on avait connu cette ambassade, on en eût tiré, en effet, la conclusion qu'indique l'historien prussien. Mais à ce moment personne en France n'en fut informé et, par conséquent, n'y fit attention. Mercier ne la mentionne dans aucune de ses dépêches. Et dans la presse française nul ne s'occupa de la candidature Hohenzollern.

CHAPITRE III

LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE DU CABINET
PENDANT LE MINISTÈRE DE DARU

I

Mettons en regard de cette politique conspiratrice de Bismarck la conduite loyale du Cabinet du 2 janvier.

Le jour même de son installation, Daru avec l'Empereur s'était occupé d'éteindre le seul tison qui pût mettre le feu à l'Europe, l'affaire des Danois du Sleswig, et il avait été entendu que le souverain lui-même et son ministre adresseraient à notre ambassadeur à Pétersbourg, le général Fleury, qui brûlait de se distinguer par un haut fait diplomatique, l'un une lettre confidentielle, l'autre une dépêche officielle dans le même sens. La lettre confidentielle disait «... Vos dernières dépêches me prouvent que vous aviez bien compris la nécessité d'une grande réserve; j'ai attendu sans inconvénient que le nouveau ministère soit formé pour vous répéter ce que déjà La Tour d'Auvergne vous a écrit. N'oubliez pas que ce que vous dites à l'Empereur ou à Gortchacow est

répété à Berlin. Quant à la question du Sleswig, il faut n'en plus parler, comme vous le comprenez vous-même; mais, si l'on amène de nouveau la conversation sur ce sujet, il faut bien faire comprendre que, si je désire l'exécution fidèle de l'article 5 du traité de Prague, c'est dans le but unique de faire disparaître une cause d'irritation qui pourrait un jour créer des embarras. C'est donc aux puissances qui désirent la paix à chercher à aplanir les difficultés et à effacer les souvenirs irritants; ce n'est point un service que j'ai demandé à l'empereur Alexandre, je n'ai fait qu'appeler son attention sur une question qu'il est de son intérêt de voir définitivement résolue... » (5 janvier.)

La dépêche officielle de Daru donnait des instructions conformes: « Le Cabinet actuel est arrivé au pouvoir avec l'intention de suivre au dehors une politique de paix et de concorde, et d'éviter toute parole ou toute démarche qui tendrait à susciter gratuitement des difficultés entre les gouvernements. Or, en insistant davantage auprès de la Cour de Russie, sur l'affaire du Sleswig, nous risquerions, je le crains, de nous écarter beaucoup de ce plan de conduite, sans qu'aucune nécessité nous le commande.» (6 janvier.)

Fleury parut adhérer à ces instructions: « Averti par le prince de La Tour d'Auvergne des susceptibilités très vives éveillées à Berlin, et informé par la presse européenne du bruit qui s'était fait à la seule pensée d'une immix

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