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Ferry au calme. Celui-ci reprend en accusant le ministère «< de n'être pas intervenu directement, comme c'était son devoir, auprès de la Confédération helvétique pour se faire rendre compte des mesures que cette confédération songeait à prendre pour sauvegarder sa neutralité. » Et revenant encore à Sadowa, il déclare au milieu des exclamations «< que c'est par une bonne politique (sans dire laquelle) que nous pourrons, je ne dis pas guérir, vous ne guérirez jamais la plaie de Sadowa, c'est un malheur irréparable, du moins l'atténuer ». Si nous avions fait,nôtre une seule de ces propositions, si, avec Estancelin, Kératry, Emmanuel Arago, nous avions parlé avec menace du traité de Prague, si, avec Ferry, nous avions exigé d'être parties à la Convention de Berne, dès le lendemain un cri de colère se fût élevé en Allemagne et la guerre eût éclaté aussitôt. Et ils se sont prétendus pacifiques, et ils nous ont accusés d'avoir été belliqueux !

Prévost-Paradol, venu pour prendre congé de l'Empereur et de l'Impératrice, eut à ce moment avec l'un et l'autre une intéressante conversation. (26 juin.) L'Empereur l'entretint de nos intérêts en Amérique, causant à bâtons rompus, avec ce naturel captivant et doux qui donnait tant d'attrait à ses entretiens. Il fit l'éloge de Clarendon qu'il jugeait fin et habile autant qu'aimable. Il parla du rôle de la Prusse et de l'influence du Times en Angleterre. Pendant les discussions du Congrès de Paris, un article de ce journal suffi

sait à modifier complètement le langage et les opinions de Clarendon. « Mais hier, lui disait-on. vous pensiez autrement. C'est vrai, mais il y a ce matin dans le Times un article qui m'oblige à modifier mon point de vue. » - «En France poursuivait l'Empereur, nous avons tous les inconvénients de la liberté de la presse sans jouir de ses avantages. Dix-huit ans de silence ont créé une presse littéraire diffamatoire, et dès que la liberté a été rendue à la presse politique, elle a immédiatement adopté les habitudes de commérage et de calomnie de la presse littéraire. Et même en dehors de ces détestables habitudes, elle va bien loin au point de vue politique. Ainsi cette lettre de Gambetta, publiée ce matin dans les journaux (et l'Empereur montrait un journal tout grand ouvert sur son bureau). Cette lettre, elle est incroyable! c'est la république proclamée. On ne peut corriger ce pays de la manie de discuter la forme du gouvernement. Que voulez-vous, Sire? répondit Paradol, il y a trois ou quatre gouvernements qui attendent, le chapeau à la main, la grande faute qui leur permettra d'entrer. L'Empereur rit, chargea son ministre de tous ses compliments pour le général Grant, et l'on se sépara.

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La question extérieure fut surtout traitée avec

1. Lettre sur le suffrage universel adressée à un certain Vogel, rédacteur en chef du Réveil du Dauphiné, se résumant en ces termes : « Le suffrage universel est sorti de la République, il doit nous la rendre et il nous la rendra.

l'Impératrice. Après quelques interrogations sur la famille de Paradol, elle parla de l'Amérique. « Je n'y suis jamais allée, malgré mon goût, ma passion pour les voyages; c'est trop loin. » Puis elle s'expliqua sur le traité postal, les douanes, les tarifs, la prohibition, les intérêts français, comme quelqu'un très au courant, et tout à coup passa sans transition à la Prusse. Elle était très inquiète de ses progrès; un grand choc était inévitable, son insolence était intolérable, un jour ou l'autre, il faudrait en finir: « La France est menacée de perdre son rang dans le monde. Il faut qu'elle le reprenne, il le faut. » C'était dit avec une extrême passion et une abondance de paroles qui coulaient de source et partaient du cœur. (( Pourquoi l'Impératrice m'a-t-elle tant parlé de la Prusse? » demanda PrévostParadol à son ami Halévy qui l'attendait au dehors. Celui-ci aurait pu lui répondre : « Parce qu'elle a lu les discours d'Estancelin, de Kératry, de Jules Ferry et vos belles pages de la France nouvelle sur le péril d'un abaissement consenti. » Je ne connus ces sentiments de l'Impératrice que par le récit de Paradol. Elle ne nous les manifestait pas, et d'ailleurs, d'une manière générale, ses opinions ne pesaient pas sur la politique du Cabinet.

VIII

Une démarche de l'Empereur, faite en dehors de nous dans ce mois de juin, pourrait seule, mal connue et mal interprétée, donner lieu de croire qu'à l'abri des déclarations pacifiques de son ministère, il préparait sous main une offensive belliqueuse. Un mois environ après le départ de l'archiduc Albert, il appela Le Boeuf et lui dit qu'il venait de recevoir de ce prince une lettre embarrassante. Pendant son séjour à Paris, en mars, on lui avait communiqué le plan d'organisation éventuelle des armées de Niel. L'archiduc en blamait certaines dispositions, notamment la subdivision en trois armées: il préférait une seule armée, divisée en plusieurs corps, sous le commandement suprême de l'Empereur. Maintenant il demandait d'envoyer à Vienne un officier de confiance chargé d'arrêter les détails d'une coopération militaire de la France et de l'Autriche. Le Bœuf observa que cette démarche serait bien grave, et ressemblerait à une entente en vue de la guerre, qui contredirait la politique du Cabinet. L'Empereur en convint, et dit qu'il ferait une réponse évasive. L'archiduc réitéra sa demande en ajoutant que François-Joseph connaissait sa démarche et l'approuvait. L'Empereur appela encore Le Bouf: quoique peu enclin à accéder au désir de l'archiduc, il ne pouvait cependant s'y refuser et repousser ses avances,

sans blesser l'archiduc et l'empereur d'Autriche. Il se décidait donc à envoyer à Vienne le général Lebrun dans le plus strict incognito. Une conférence militaire lui paraissait indispensable avant le départ du général; elle eut lieu le 19 mai entre l'Empereur, Le Boeuf, les généraux Frossard et Jarras. L'Empereur répéta que « son gouvernement s'efforçait de maintenir la paix et que rien dans ses relations avec les puissances étrangères ne faisait présager qu'elle pût être troublée, au moins prochainement1 » ; c'était académiquement qu'il s'agissait de discuter un plan de coopération avec l'Autriche. Il présenta les idées de l'archiduc, les siennes; les généraux firent leurs remarques, et la plus grande latitude de discussion fut laissée à Lebrun sur le plan à adopter, en partant de cette donnée du maréchal Niel que la France pouvait mobiliser 400 000 hommes en quinze jours.

Lebrun se rendit à Vienne en faisant un détour par Cologne, Berlin, Dresde, Prague (28 mai). Il n'emportait aucun document, de peur que les Prussiens ne le fissent arrêter sous un prétexte et ne saisissent ses papiers, comme cela était arrivé déjà à plusieurs officiers d'état-major. On les lui envoya directement à l'ambassade. Le lendemain de son arrivée à Vienne, il commença ses entretiens avec l'archiduc Albert (7 juin) au château de Bader. Un plan fut étudié et établi en détail. L'Empereur eût voulu que l'Autriche

1. JARRAS, Souvenirs, p. 42.

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