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d'Ariftote. Ce philofophe dit, avec une clarté qui ne lui eft pas ordinaire, que la tragédie tâche de fe renfermer dans une révolution du foleil, ou de s'en écarter peu. Jamais une représentation n'a duré vingt-quatre heures, fi ce n'eft en Chine. Ainfi la durée de la représentation ne règle donc pas celle de l'action. La torture que fe donnent quelques critiques pour embrouiller & obfcurcir ce paffage fi clair, eft digne de compaffion & quelquefois de ridicule; il leur paroît détruire la vraisemblance de l'imitation. Ils ne peuvent pas ou ne veulent pas comprendre, que le vraisemblable & le vrai font deux chofes entièrement différentes; que le premier s'appelle vraisemblable, parce qu'il lui manque quelques nuances du dernier ; que s'il ne lui en manquoit aucune, ce feroit le vrai même; que le poète obligé à produire des chofes vraisemblables, ne l'eft pas reproduire le vrai; qu'il peut en omettre

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quelques circonstances; comme le ftatuaire n'eft pas moins un excellent imitateur, quoiqu'il s'éloigne de la vérité par le coloris, & par le brillant des yeux.

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Ainfi cette unité rigoureufe du temps borné à celui de la repréfentation, fi recommandée par les modernes, n'eft fondée ni fur la pratique des anciens ni fur l'autorité des maîtres les plus refpectés, ni fur la nature du vraisemblable. Ariftote a cependant donné des bornes à la durée de la tragédie, mais il les a plus étendues. Je crois que ce grand philofophe a penfé, que fi le poète n'étoit pas obligé, par la loi du vraisemblable, à fe renfermer dans des limites trop étroites & impraticables', il ne doit pas abufer de la faculté d'imaginer qu'il peut le promettre de fes fpectateurs. Cette faculté s'affoiblit, fe fatigue, se perd dans l'efpace. Tout ce qui ne paroît pas borné, femble néceffairement infini.

L'axiome eft d'Ariftote lui-même, au vingt-cinquième de fes problêmes, fection cinq.

L'expérience m'a prouvé que le terme d'une révolution du foleil, qu'Ariftote donne à la durée de la tragédie, eft également commode à l'imagination du poète & du fpectateur; & j'ai toujours cru pouvoir régler, fans reproche, mes ouvrages dramatiques d'après cette loi fondée fur l'autorité & la raifon. Mais pour éviter les conteftations que j'abhorre, j'ai toujours tâché que cette portion du temps qui, dans mes drames, eft cenfé excéder celui de la représentation, parût aux fpectateurs fe paffer dans les entr'actes, lorfque le théâtre refte vide, & qu'un changement de décoration offre aux yeux un nouveau fite. Chacun de ces actes eft une action féparée qui conduit à la principale. Or, puifqu'un peintre, qui voudroit repréfenter la mort de Didon avec toutes les circonftances qui l'ont caufée ou précé

dée, ne pouvant les rendre dans un même cadre, feroit louable de les exprimer dans plufieurs, dont l'un repréfenteroit , par exemple, l'arrivée d'Enée à Carthage; l'autre, le banquet; l'autre, la chaffe ; un quatrième, les efforts inutiles de la reine pour ne pas être abandonnée; le dernier enfin, fa mort; pourquoi blâmeroit-on un poète qui préfenteroit fucceffivement aux spectateurs, dans plufieurs actes, comme dans plufieurs cadres, les actions diverfes fans lefquelles la principale feroit invraisemblable? Chaque a&e nouveau étant diftin&t & féparé, peut, fans violer aucune règle, être fuppofé fe paffer pendant un autre temps, & dans un autre lieu. Les anciens ne fai foient-ils pas cette fuppofition, quand, après une tragédie, on repréfentoit fur le même théâtre un drame fatyrique? Ne le fuppofons - nous pas nousmêmes, quand une pièce bouffonne fuccède au férieux de la tragédie?

Le téméraire d'Aubignac, avec cet

air important dont il eft en poffeffion, nous oppose fa règle troifième de l'immutabilité du lieu, comme une barrière infurmontable. Il demande avec mépris aux pauvres poètes dramatiques, qui leur a donné le pouvoir magique de transformer, dans le cours d'une pièce, en jardin ou en cabinet, cette portion du théâtre qui, à l'ouverture de la toile, étoit une place ou un portique?

En adoptant même l'exiftence du befoin imaginaire de ce pouvoir tranfformateur & magique, les poètes répondroient à l'inftant, qu'ils le tiennent de la nature de leurs ouvrages, & de la pratique unanime d'environ vingt-trois fiècles; que cette puiffance magique, dont ils ufent dans le cours du drame, eft la même qu'ils ont employée au commencement, fans que leur févère réformateur s'en foit apperçu, quand, à l'ouverture de la toile, ils ont changé les planches d'un théâtre de Paris ou de

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