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CHAPITRE IX

Comment l'État doit-il se séparer de l'Église?

On a dit gravement que l'abrogation du Concordat fera perdre à l'État les moyens d'agir en tout temps, par les évêques, sur le langage et les actes du clergé. Mais le Concordat proprement dit ne donne à l'Etat aucun moyen d'action sur ses évêques. Les Organiques, non reconnus par le Pape, donnent au gouvernement le droit de faire déclarer par les canonistes du Conseil d'État que si un évêque agit contrairement aux lois de la République, il y a abus, ce que ni l'évêque, ni ses fidèles ne croient, parce que le Conseil d'État n'a point pour eux d'autorité en matière de discipline ecclésiastique et que d'ailleurs l'appel comme d'abus est prohibé par l'article 41 du Syllabus. Le gouvernement se donne un autre droit que la curie ne reconnaît pas davantage. Il retire aux évêques et aux curés séditieux leur traitement concordataire, leur infligeant de la sorte, sans élégance, une peine sans efficacité, puisque ce traitement est rendu à l'évêque et aux curés par les contributions des fidèles. Voilà ce que peut un ministre des Cultes sur un évêque.

En donnant les raisons de dénoncer le Concordat,

j'ai oublié la meilleure : C'est qu'il n'y a pas de Concordat, qu'il n'y en a jamais eu.

Et Rome le sait bien. Pour elle, le Concordat ne fut jamais un traité. C'est un passeport. C'est le papier qui lui donne ses sûretés et la libre circulation dans la République. Elle y tient pour cela. Sans ce papier, elle perd son signalement et son nom en France.

En son allocution consistoriale du 27 septembre 1852 et par l'article 55 du Syllabus du 8 décembre 1864, le pape Pie IX a mis au rang des principales erreurs de notre temps cette proposition que l'Eglise doit être séparée de l'Etat, et l'Etat de l'Eglise.

L'Eglise,en effet, ne peut volontiers se laisser exclure des Etats où elle prétend dominer. Si, par le Concordat, elle ne dirige pas les affaires de la France, tout au moins elle y participe. Le Concordat est le dernier et précieux vestige de son antique union avec l'Etat et l'endroit par lequel elle peut espérer encore reprendre le gouvernement des mœurs et ramener le bras séculier à l'obéissance. En vertu du Concordat, M. Loubet, successeur de Charlemagne, est, dans la Gaule chrétienne, le vicaire temporel du Pape. Si la soumission du Président de la République à l'Eglise n'est pas entière et pleine, s'il ne tire pas l'épée pour restituer à Pierre son patrimoine, sa malice et le malheur des temps en sont cause. Cette calamité peut cesser. Mais si le Concordat est déchiré, le SaintSiège perd le seul titre qui lui reste à participer au gouvernement de la République. Il n'a plus de prise sur la France.

Rome veut maintenir le principe concordataire comme un reste de son vieux droit inquisitorial et parce que la séparation l'effraye. Léon XIII considérait la rupture comme un désastre (1). Ici, quelquesuns de ses amis politiques eurent d'abord la finesse de cacher leurs craintes. Mais, le péril approchant, ils ne songèrent plus qu'à le conjurer. Le Clergé est unanime à demander le maintien d'une loi qu'il n'observe pas et les évêques français déplorent à l'envie une rupture qu'ils ont rendue inévitable. M. Fuzet pense que c'est la fin du culte et M. Dubillard croit que ce sera la perte de la foi pour les âmes tièdes. Il est vrai qu'il espère que les âmes ardentes en deviendront plus ardentes. Mais il y en a peu.

Quand on affirme que l'Eglise sera plus forte après la séparation qu'elle ne l'était avant, il faudrait montrer d'abord ce qu'elle gagnera à perdre un budget de cinquante millions. Ces cinquante millions les retrouvera-t-elle ? Elle recueillera plus encore dans les premiers temps. Mais ensuite ? Les paysans sont économes, les bourgeois sont déjà accablés de charges pieuses; le denier de Saint-Pierre, les congrégations, l'enseignement ultramontain pèsent sur eux. Une association fondée dans le diocèse de Quimper fournit déjà cinquante mille francs aux ecclésiastiques privés de traitement. Et combien il sera pénible au clergé de quêter chez les hobereaux, chez les douairières ! Un prêtre de Laval, tout en gardant sa belle et vaillante humeur, en a d'avance le frisson: (1) G. NOBLEMAIRE, loc. cit., page 184.

« Aujourd'hui, dit-il, l'Etat nous remet le mandat sans nous demander aucun compte. Demain, quand nous aurons affaire aux comités, il faudra s'expliquer à chaque instant avec le président, contenter Pierre et ne pas déplaire à Paul. Malheur à nous si nous nous mettons à dos quelque dévote influente. La tyrannie de la République sera remplacée par la tyrannie des grenouilles de bénitier. » (1)

M. de Lanessan pense que le peuple de France n'est pas assez croyant pour faire de grands sacrifices à sa foi. Il est bien difficile d'évaluer le nombre des fidèles. Je ne sais où Taine a pris que sur trente-huit millions de Français, il y a quatre millions de catholiques pratiquants, parmi lesquels un grand nombre de femmes et d'enfants. C'est possible. M. Dupanloup, évêque d'Orléans, sur les trois cent cinquante mille catholiques de son diocèse, en comptait trente-sept mille qui faisaient leurs pâques. M. l'abbé Bougrain, dans ses estimations plus récentes, trouve un chiffre approchant..

Un très distingué député de la droite, M. Jules Delafosse, a observé que, dans une partie du Limousin, entre l'Indre et la Creuse, les paysans étaient étrangement détachés des pratiques religieuses.

<< Il y a encore dans chaque commune une église et un curé, dit-il; mais il est à peu près seul à y entrer. Dans la commune où je me trouvais, il n'y avait guère que moi et les miens à la messe du dimanche. On n'y voit ni femmes, ni jeunes filles, ni garçons.

(1) Article de M. Éric Bernard dans le Siècle du 3 août 1904.

Les enfants même qui préparent leur première communion ne vont pas à la messe! Il n'y a pas trace, d'ailleurs, d'hostilité contre la religion. Ce n'est pas même une indifférence absolue. Car il y a certaines fêtes de l'année, comme Pâques, la Toussaint et Noël où tout le monde reparaît à l'église. On fait baptiser les enfants, on leur fait faire leur première communion, on se marie et l'on se fait enterrer suivant le rite catholique. Mais ce sont là des gestes purement ataviques, auxquels les gens d'aujourd'hui ne mêlent ni un sentiment, ni une croyance qui leur soit propre. » (1)

Une enquête, ouverte par le journal le Briard, s'étend sur 416 communes de la Brie et embrasse une population de 216.000 habitants. Il résulte de cette enquête que dans le nombre cinq mille deux cents pratiquent leur religion, soit deux pour cent (2).

Dans la partie de la Gironde que je connais, l'Entre-deux-Mers et la Benauge, toutes les femmes vont le dimanche à la messe avec les enfants. Les hommes restent presque tous sur la place de l'église et causent de leurs affaires.

Mais ce sont là, sur les consciences de plus de trente millions de Français, des clartés éparses et rares, et qui peuvent être trompeuses. Il y a plusieurs raisons d'aller à la messe, qui ne sont pas toutes des raisons pieuses. La vanité, la mode, l'intérêt, aussi bien que la dévotion, ont leurs chaises à la paroisse. Au con

(1) Cité par Clémenceau dans l'Aurore du 19 octobre 1904. (2) Pages libres du 1er octobre 1904.

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