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armée comme son trésor sacré; elle en a le culle, et sa colère serait terrible, ses représailles sanglantes contre les sacrilèges qui oseraient l'attaquer. Malgré l'intellectualisme qui fait profession de dédaigner la force, malgré les excès d'une liberté folle qui s'impatiente et se révolte contre la force, malgré les prétentions du civilisme, si j'ose employer ce mot barbare, qui veut se subordonner le militaire, malgré le cosmopolitisme qui méconnaît les lois de l'humanité que la Providence et la nature même des choses a voulu grouper en nations distinctes, malgré tous les sophismes, les aberrations d'esprits mal équilibrés, malgré les sacrifices que toute armée nationale impose, la France veut son armée, elle la veut forte, invincible, et met en elle ses plus chères, ses plus hautes espé

rances...

Avec une atroce fureur, ce langage exprime toute une doctrine; il prononce la condamnation des libertés politiques et de la liberté de penser. C'est la proclamation du Syllabus dans un appel à la guerre civile. Le généralissime des armées françaises écouta en silence le moine exciter les soldats à la révolte et au massacre. Ainsi, cette fois encore, la robe blanche de Lacordaire fut une liberté, la liberté de la théocratie garantie par l'épée de la France. Henri Brisson dura peu. Il ne dut qu'à son énergie de durer assez pour faire son devoir, et introduire la revision du procès de 1894, devenue nécessaire après les aveux et le suicide du colonel Henry.

Il n'y pas de mots pour peindre le ministère Dupuy qui lui succéda. Ce fut le chaos, l'écroulement et l'abîme. La République allait où l'emportait l'Affaire, que soulevaient en hurlant les nationalistes,

entraînés par les bandes romaines. Alors régnèrent dans les villes les matraques et les bayados, et une canne aristocratique défonça le chapeau du président Loubet.

Les républicains firent de sages réflexions et virent que le mal qui avait atteint tout à coup l'état aigu était un mal sourd et profond, un mal ancien, et ils trouvèrent à sa racine la loi du 15 mars 1850. Détruite en grande partie, ses effets duraient et ne cessaient de s'étendre. Certes, elle possédait, cette loi Falloux, une qualité que les lois ont rarement à ce point, l'efficacité. Il fallut, pour la faire, que les ultramontains d'alors fussent doués d'une rare prévoyance et d'une habileté singulière et qu'ils eussent ce sens de la continuité et de la durée qu'on trouve plus qu'ailleurs dans la politique de l'Eglise. Mais ils n'y seraient pas parvenus sans le secours de leurs adversaires qui ne leur fit pas défaut. Ils recurent l'aide des libéraux, et ce ne devait pas être pour la dernière fois. Les libéraux, comme les autres hommes, sont sujets à la crainte. La Révolution qui avait emporté la monarchie de Juillet grondait encore, et les orateurs des clubs prononçaient les mots effrayants de communisme et de partage. Les bourgeois éclairés qui, naguère, tranquilles, à l'abri du pouvoir, dénonçaient les intrigues des Jésuites, se donnèrent aux ultramontains par épouvante des rouges. La loi Falloux est fille du zèle et de la peur. Dans la commission préparatoire, l'abbé Dupanloup disait :

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- La cause des congrégations est celle de la justice et de la vertu.

Sur quoi ce vieux voltairien de Thiers, se tournant vers son compère Cousin:

Cousin, Cousin, il a raison l'abbé, nous avons combattu contre la justice, contre la vertu et nous leur devons réparation.

Et le philosophe Cousin s'écriait :

Courons nous jeter aux pieds des évêques ! Cette loi livrait les trois degrés de l'enseignement à l'Eglise et coiffait la France du trirègne de l'obscurantisme. Il n'y a pas lieu de rappeler ici l'oppression cruelle de l'enseignement supérieur, quand les évêques brisaient les doux philosophes de l'Ecole normale. Il n'y a pas lieu de rappeler que, pour une parole contraire à l'orthodoxie catholique, Renan fut mis à bas de sa chaire du Collège de France. Ce qu'il suffit d'indiquer, c'est le sort que la loi Falloux fit à l'enseignement primaire et à l'enseignement secondaire. Dans des milliers de communes, les écoles publiques furent données aux congréganistes. La lettre d'obédience l'emporta sur le brevet de capacité et une partie du peuple fut instruite dans l'ignorance et formée aux disciplines de l'erreur. Les Jésuites, les Marianistes, en possession de toute la clientèle noble, attirèrent dans leurs établissements les fils de la bourgeoisie riche et vaine, qui, jalouse de ressembler à la noblesse, pouvait du moins l'imiter dans ses préjugés. Ils s'attachèrent spécialement à former de bons candidats aux gran

des écoles navales et militaires. L'Université est une bonne mère mais quand ses nourrissons ont quitté son sein, elle ne les connaît plus. Les Pères, au contraire, n'abandonnent jamais leurs élèves. Beaucoup l'ont dit avant moi, notamment, en excellents termes, M. Joseph Reinach (1). Ils les suivent dans la vie, ils les marient. Ils les font avancer dans les administrations, dans l'armée, les poussent dans le grand commerce, dans l'industrie, dans le barreau, dans la médecine, dans les carrières scientifiques. Ils s'assurent ainsi des intelligences dans tous les rangs de la société et dans tous les organes de l'Etat. Ils forment une immense agence sociale. Un visiteur, étant entré dans la cellule du père Du Lac, ne vit qu'un seul livre sur sa table de travail, l'Annuaire de l'armée.

(1) Histoire de l'Affaire Dreyfus, 1903, t. III, p. 25.

CHAPITRE IV

Le Ministère Waldeck-Rousseau
et le Ministère Combes.

La Loi sur les Associations.

Un ministère de défense républicaine fut constitué, avec M. Waldeck-Rousseau pour chef. Ce n'étaient pas seulement son autorité de légiste, son expérience des affaires, sa rare intelligence et son grand talent oratoire qui le désignaient à tous comme défenseur des droits de la société civile et de l'indépendance de la République. En 1883, lors de la discussion de la proposition Dufaure sur les associations, étant ministre de l'Intérieur dans le cabinet Jules Ferry, il avait déjà combattu au Sénat l'invasion monastique et c'était à la politique, trop vite abandonnée, de Jules Ferry qu'on demandait au nouveau ministère de revenir. De plus, M. Waldeck-Rousseau était unanimement reconnu pour libéral et modéré ; l'on savait que, conduite par lui, la défense républicaine ne coûterait rien à la liberté. Enfin, si la majorité renfermait des radicaux et des socialistes, il s'y trouvait aussi des républicains de nuances pâles ou, si l'on aime mieux, de nuances douces, et il est plus facile, dans un parlement, de faire accepter aux

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