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il, que vous êtes malade, et que votre intention est de vous rendre en Corse, dans le sein de votre famille, aussitôt que vous pourrez supporter la mer. Je crois l'avoir tranquillisé : cependant, ne vous y fiez pas, et partez sans délai. Je partirai ce soir; mais comme il pourrait prendre d'ici là, à votre commandant ou à ses gendarmes, la fantaisie de m'arrêter, j'aime mieux me présenter chez lui de bonne volonté, et lui confirmer le conte que vous lui avez fait. Je m'y rendis immédiatement, et instruit par les détails que m'avait donnés le médecin, de l'homme à qui j'avais affaire, je parvins facilement à lui plaire et à le rassurer. Il me fit promettre, néanmoins, de lui apporter, le lendemain, mon passe-port. Je lui promis tout ce qu'il voulut : à minuit, nous mîmes clandestinement à la voile, et à la pointe du jour j'avais déjà perdu de vue le golfe de la Spezia et ses bords majestueux.

La barque qui me portait, moi et ma fortune, n'était qu'un bateau ordinaire, à quatre rames, avec une petite voile latine. Elle était montée par six hommes. Salviti seul parlait français; il avait bonne mine; les autres portaient sur leurs figures l'empreinte de la misère et de la plus profonde immoralité. Ils

me regardaient avec curiosité, et parlaient continuellement de moi. Salviti me traduisait leurs discours; j'y répondais de bonne grâce: on cherche à plaire, même à des matelots, quand on a besoin d'eux. Le mal de mer ne me laissait point un moment de repos, et pour comble de malheur, je n'avais point eu la précaution de me procurer des vivres. Il me fallut partager la nourriture de mes compagnons; elle consistait en salaisons avariées, et principalement en bacalat ou morue sèche, qui se mange toute crue.

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Le vent contrariant notre marche, ce ne fut que le matin du second jour, que nous aperçumés le phare de Livourne. Quelle fut ma surprise, mon indignation, lorsque je vis notre barque se diriger vers l'entrée du port! « Où me conduisez-vous, Salviti? A Livourne. Je ne veux point y aller, m'écriaije en blasphémant; ce n'est point là ce que vous m'aviez promis. » Salviti déconcerté, m'avqua qu'il n'était pas le maître du bâtiment ; qu'il le louait en commun avec les autres matelots; qu'ils faisaient la contrebande; et qu'ils se rendaient à Livourne pour se concerter avec d'autres contrebandiers, au sujet d'une expédition importante; que cela serait bientôt fait;

et qu'ils me conduiraient. ensuite à PortoFerrajo; qu'il m'en donnait sa parole, et que je pouvais m'y fier. Je ne veux pas de cet arrangement, lui répondis-je, en portant mes pistolets à sa poitrine; il faut aller droit à l'île d'Elbe, ou je te tue. - Tuez-moi, si vous voulez, cela ne vous servira à rien vous serez jeté à la mer par mes camarades, ou guillotiné à Livourne. » Le sang-froid de cet homme me désarma. «Eh bien, lui dis-je, juremoi donc que tu me conduiras demain à l'île d'Elbe. Je vous l'ai déjà dit, que je sois un... si je vous manque de parole. » Les matelots, qui ne nous comprenaient pas, ne savaient à quel motif attribuer ma fureur; l'un d'eux, déserteur de la marine anglaise, saisit un grand couteau en forme de stilet, les autres semblaient attendre l'événement pour se précipiter sur moi. Cette scène finie, je voulus essayer de faire rétrograder Salviti pour de l'argent : il résista, il avait donné sa parole de se trouver à Livourne, et sa parole était inviolable.

Je me vis donc conduit, malgré moi, dans le piége que j'avais voulu éviter. Mon dépit, ma colère étaient au comble : j'écumais de rage et de désespoir: ainsi donc, pensai-je, en me tordant les bras, ces scélérats vont me ravir

le fruit de tout ce que j'ai souffert. Et l'Empereur ! l'Empereur! si près de lui, sous ses yeux, au moment.... » Malheureux ! dis-je à Salviti, je ne te quitterai pas plus que ton ombre; et avant de me laisser prendre, je te ferai sauter la cervelle. C'est bon, reprit-il en haussant les épaules: en attendant, il faut ôter vos habits et vous mettre en matelot. -Pourquoi? Parce que vous n'avez point de papiers et qu'on vous mettrait dedans ». Je me soumis à cette nouvelle épreuve. L'un de ces misérables se dépouilla pour moi d'une grande veste à capuchon que j'endossai: un autre ôta de son col, et mit au mien un mouchoir de couleur tout ruisselant la sueur et la crasse; un troisième me donna son bonnet de laine, et malgré ma juste répugnance, il fallut me l'enfoncer jusqu'aux yeux... Ma barbe heureusement était aussi longue que celle de mes camarades, et pour que mes mains ne me trahissent point, je les imprégnai de l'eau bourbeuse qui croupissait sous le plancher de notre bateau. Ce n'est point tout; notre feuille de bord n'énonçait que six hommes d'équipage : nous étions sept; il fallait donc en cacher un (1):

(1) La feuille de bord ne portant que six hommes, ils avaient

nous choisîmes le plus petit et le plus mince d'entre nous. Il se blottit sous le bout du bateau, et nous jetâmes négligemment sur lui quelques vieilles nattes et deux ou trois vestes de matelot. Ces préparatifs terminés, on me plaça sur un banc de rameur, la rame en main, et à la nuit tombante nous fîmes notre entrée dans la rade.

Salviti présenta nos papiers; la date (1) en était trop ancienne; on lui fit des difficultés ; il s'emporta, et par châtiment et par précaution, on nous astreignit à faire la petite quarantaine : c'est-à-dire, à demeurer prisonniers dans la rade pendant trois jours.

Salviti revint tristement m'annoncer cette nouvelle infortune; notre bateau fit volte-face, et nous nous rendîmes au lieu de notre exil

pris un matelot en sus pour se retrouver six après mon débarquement sans cette précaution, ils auraient été obligés en arrivant à terre de prouver ce qu'ils avaient fait du matelot que je représentais.

(1) On connaît à-peu-près le tems nécessaire pour le trajet d'un port à l'autre. Si l'on excède ce tems sans motif plausible on suppose que vous avez pu relâcher en route dans un lieu infecté, et l'on vous oblige par excès de précaution, à faire la petite quarantaine. On inflige aussi la petite quarantaine, comme châtiment, aux patrons des barques, lorsqu'ils ne sont point soumis et respectueux envers les officiers de la santé.

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