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qui le devançait de proche en proche, excitait partout un sentiment mêlé de joie, de surprise et d'inquiétude. Les paysans bénissaient son retour et lui offraient, dans leur naïf langage, l'expression de leurs voeux; mais quand ils voyaient sa petite troupe, ils le regardaient avec une tendre commisération et n'espéraient plus qu'il pût triompher avec de si faibles moyens.

Le 5, Napoléon fut coucher à Gap, et ne conserva près de lui que six hommes à cheval et quarante grenadiers.

Ce fut dans cette ville, qu'il fit imprimer, pour la première fois, ses proclamations; elles se répandirent avec la rapidité de l'éclair et enflammèrent toutes les têtes et tous les cœurs d'un dévouement si violent et si prompt, que toute la population du pays voulait se lever en masse et marcher à l'avant-garde.

Il n'emprunta point dans ses proclamations, comme on l'a prétendu, ni la qualité de Général en Chef, ni celle de Lieutenantgénéral de son fils. Avant de quitter l'île d'Elbe, il s'était déterminé à reprendre, aussitôt son débarquement, le titre d'Empereur des Français.

Il avait reconnu que toute autre qualification diminuerait sa force et son ascendant sur

le peuple et l'armée, jeterait de l'incertitude sur ses intentions, ferait naître des scrupules, des hésitations, et le constituerait d'ailleurs en état d'hostilité contre la France.

Il avait reconnu enfin qu'il serait toujours le maître de se faire légitimer Empereur des Français, si les suffrages de la nation lui étaient nécessaires, pour lui rendre, aux yeux de l'Europe et même de la France, les droits que son abdication aurait pu lui faire perdre momentanément.

Les autorités supérieures de Gap s'étaient retirées à son approche. Il n'eut à recevoir d'autres félicitations que celles du maire, des conseillers municipaux et des officiers à la demi-solde. Il s'entretint avec eux des bienfaits de la révolution, de la souveraineté du peuple, de la liberté, de l'égalité, et surtout des émigrés et des Bourbons. Avant de les quitter, il adressa aux habitans des hautes et basses Alpes des remercimens publics, ainsi conçus :

CITOYENS, j'ai été vivement touché de tous les sentimens que vous m'avez montrés; vos vœux seront exaucés; la cause de la nation triomphera encore. Vous avez raison de m'appeler votre père; je ne vis que pour l'honneur et le bonheur de la France. Mon retour dissipe vos inquiétudes; il garantit la conser

vation de toutes les propriétés, l'égalité entre toutes les classes; et ces droits, dont vous jouissiez depuis vingt-cinq ans, et après lesquels nos pères ont tant soupiré, forment aujourd'hui une partie de votre exis

tence.

Dans toutes les circonstances où je pourrai me trouver, je me rappellerai toujours avec un vif intérêt ce que j'ai vu en traversant votre pays.

Le 6, à deux heures après midi, l'Empereur partit de Gap: la ville toute entière était sur son passage.

A Saint-Bonnel, les habitans, voyant le petit nombre de ses soldats, eurent des crainte et lui proposèrent de faire sonner le tocsin pour réunir les villages, et l'accompagner en masse. Non, dit l'Empereur, vos sentimens me font connaître que je ne me suis point trompé; ils sont pour moi un sûr garant des sentimens de mes soldats; ceux que je rencontrerai se rangeront de mon côté; plus ils seront, plus mon succès sera assuré. Restez donc tranquilles chez vous. »

Le même jour, l'Empereur vint coucher à Gorp; le général Cambronne et quarante hommes formant l'avant-garde poussèrent jusqu'à Mure.

Cambronne, le plus souvent, marchait seul en avant de ses grenadiers, pour éclairer leur

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route et leur faire préparer d'avance des logemens et des subsistances. A peine avait-il prononcé le nom de l'Empereur, qu'on s'empressait de lui témoigner la plus vive et la plus tendre sollicitude. Un seul maire, celui de Sisteron, M. le marquis de***, voulut essayer de soulever les habitans de cette commune, en leur dépeignant les soldats de Napoléon comme des brigands et des incendiaires. Confondu par l'apparition subite du général Cambronne, seul, et sans autre arme que son épée, il changea de langage, et parut n'avoir éprouvé que la crainte de n'être point payé (1). Cambronne lui jeta froidement sa bourse, en

(1) Les écrits publiés depuis la seconde restaurátion n'ont point manqué de prétendre que les troupes de l'Empereur pillèrent odieusement les communes qu'elles traversèrent. Cette imputation est, comme tant d'autres, une lâche calomnie. L'Empereur avait recommandé à ses grenadiers (et l'on sait qu'ils ne lui désobéirent jamais) de ne rien exiger des habitans; et pour prévenir jusqu'au moindre désordre, il avait pris luimême le soin de régler les moyens de constater et de payer toutes les fournitures. Il avait chargé de cette opération un Inspecteur en chef aux revues, M. Boinot, et un commissaire des guerres, M. Ch. Vauthier, dont il estimait particulière, ment le zèle et l'intégrité. Les fournitures, aussitôt leur li– vraison, étaient acquittées par le trésorier, M. Peyruse, sur ún décompte arrêté par M. Vauthier et au prix que les maires avaient eux-mêmes fixés.

lui disant: Payez-vous!» Les habitans, indignés, s'empressèrent à fournir plus de vivres qu'on n'en avait demandé; et quand le bataillon de l'île d'Elbe parut, ils lui offrirent un drapeau tricolor en signe d'estime et de dé

vouement.

En sortant de la mairie, le général Cambronne et ses quarante grenadiers se rencontrèrent avec un bataillon envoyé de Grenoble pour leur fermer le passage. Cambronne voulut parlementer, et ne fut point écouté. L'Empereur, informé de cette résistance, se porta sur le champ en avant; så garde, abîmée par une longue marche à travers la neige et des chemins rocailleux, n'avait pu le suivre entièrement. Mais quand elle apprit l'affront fait à Cambronne et les dangers que pouvait courir l'Empereur, elle oublia ses fatigues et vola sur ses traces. Les soldats qui ne pouvaient plus traîner leurs pieds meurtris ou ensanglantés, étaient soutenus par leurs camarades où portés sur des brancards faits avec leurs fusils: tous juraient, comme les soldats de Fabius, non point de mourir ou de vaincre, mais d'être vainqueurs. Quand l'Empereur les apperçut, il leur tendit la main, et s'écria:

Avec vous, mes braves, je ne craindrais pas dix mille hommes ! »

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