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et aller chercher chez l'étranger des ressources ou des dupes qu'ils ne pouvaient plus trouver impunément sur le sol natal.

Il fallait donc distinguer les émigrés de cette première espèce, des émigrés de la seconde; et (cette distinction établie) en appeler loyalement à la justice et à la générosité de la nation. Les Français, si accessibles aux nobles sentimens, n'auraient point voulu laisser dans la pauvreté les fidèles et vertueux serviteurs de leur roi. J'en ai pour garant l'assentiment universel qu'obtint la proposition du duc de Tarente, de consacrer annuellement dix millions à indemniser les émigrés et les militaires dotés, de la perte de leurs biens et de leurs dotations.

Mais il ne fallait pas venir au secours des émigrés par des voies injurieuses à la nation et attentatoires à la Charte. Il ne fallait pas surtout leur inspirer de folles et orgueilleuses espérances. Abandonnés à eux-mêmes, ils se seraient rapprochés des acquéreurs de leurs biens, leur auraient proposé des arrangemens à l'amiable, et seraient rentrés successivement,

arrêts de surséauce, à l'aide desquels ils se jouaient impunément de leurs engagemens et des poursuites de leurs créanciers,

sans secousse et sans scandale, dans l'héritage de leurs pères.

La partialité qu'on affectait sans cesse en faveur des émigrés, fit un autre mal plus grand encore; ce fut de contribuer, beaucoup plus que la malveillance, à persuader aux paysans qu'on voulait les attacher à la glèbe, et les rendre tributaires de la noblesse et du clergé.

Les paysans avaient été habitués par la révolution à être quelque chose dans l'état; la révolution les avait enrichis et libérés de la double servitude dans laquelle ils rampaient autrefois sous les nobles et les prêtres. Ils ne pouvaient donc songer sans effroi à un autre avenir. Chaque jour ils entendaient répéter, ou ils lisaient (car tout le monde lit en France maintenant ) qu'on voulait ramener l'ancien régime : et ramener l'ancien régime signifiait pour eux, comme pour beaucoup d'autres, rétablir le vasselage, les dîmes et les droits féodaux. Les prétentions outrées des émigrés, les déclamations des prêtres lés fortifiaient encore dans cette inquiétante et dangereuse opinion en vain cherchait-on à les rassurer: leur confiance avait été déjà trahie, et rarement les paysans se laissent attraper deux fois. On leur avait annoncé l'abolition de la conscription, et tous les jours ils voyaient garotter

sous leurs yeux les conscrits réfractaires, et condamner leurs familles à l'amende. On leur avait promis de supprimer les droits réunis, et non-seulement ils étaient perçus avec plus de hauteur et de dureté que précédemment, mais quelques-uns même avaient subi de fortes augmentations.

Telle était en général la fatalité attachée aux procédés du gouvernement, que les choses les plus simples, les plus raisonnables, se dénaturaient, s'envenimaient dans ses mains; et qu'au lieu de produire le bien qu'on pou vait en attendre, elles ne faisaient qu'augmenter le désordre, la méfiance et le mécontentement.

Ce mécontentement, résultat inévitable du mépris du gouvernement pour les hommes et pour leurs intérêts, (1) s'accrut encore par la

(1) Un gouvernement peut quelquefois sans danger attaquer les principes: mais il n'attaque jamais impunément les hommes et les intérêts. L'intérêt personnel (et cette vérité quoique affligeante n'en est pas moins incontestable) est le premier (j'ai presque dit le seul) mobile des opinions et des sentimens.

Ce funeste égoïsme se fait particulièrement sentir après les grandes catastrophes des états. Les passions nobles, n'ayant plus alors d'alimens, s'éteignent peu à peu; l'esprit, sans occupation au-dehors, se replie sur soi-même et engendre l'intérêt personnel, vrai fléau de l'âme. Quand ce mal attaque une

violation manifeste et successive des droits publics que le pacte national semblait devoir préserver de toute atteinte.

La Charte avait proclamé la liberté de conscience et cette liberté fut presque aussitôt anéantie par une ordonnance de police, (1) qui faisait revivre les réglemens rendus dans les tems de l'intolérance, sur l'observation rigoureuse et générale des fêtes et dimanches.

Elle le fut encore par le rétablissement des processions extérieures, que Napoléon, jaloux de tenir une balance exacte entre les Catholiques et les Protestans, avait prohibées, dans les lieux où des temples de l'une et de l'autre communion se trouvaient en présence.

Les prêtres Catholiques jouirent de ces processions comme un vainqueur des honneurs du triomphe; et au lieu de rassurer les sec

nation, le gouvernement qui blesse les intérêts individuels est perdu.

(1) C'était avec le secours des ordonnances de toute nature, que le ministère statuait, quand bon lui semblait, sur des objets d'administration publique qui ne devaient être réglés que par les lois; en sorte que la plupart des lois soumises aux chambres «< étaient déjà créées et exécutées en vertu d'ordonnances, « et que les fonctions des chambres se réduisaient à légitimer «<les usurpations du ministère, en métamorphosant en lois ses « décisions et ses actes arbitraires. » ( Censeur.)

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taires, et d'édifier les fidèles par une modestie du moins apparente, ils les scandalisèrent par leur orgueil, et les irritèrent par leurs violences (1).

La victoire qu'ils venaient de remporter enflamma leur pieuse imagination. Ils se persuadèrent qu'ils avaient déjà recouvré la plénitude de leur puissance; et ils voulurent en faire un second usage, en interdisant l'inhumation d'une actrice du Théâtre Français, morte sans avoir obtenu et songé qu'il fallait obtenir la révocation de l'excommunication lancée jadis contre les comédiens français; excommunication, il faut le rappeler, qui priva Molière de la sépulture.

Le peuple, attiré par la curiosité au convoi de cette actrice célèbre, fut informé de l'injure faite à ses cendres; transporté d'une soudaine indignation, il se précipite sur le char funéraire, et l'entraîne: en un instant les portes de l'église interdite sont assiégées et forcées. On demande un prêtre; il ne paraît point. Le tumulte augmente, l'église et les rues adja

(1) Plusieurs personnes, à Paris même, furent maltraitées et recurent des coups de baïonnettes, pour avoir refusé de se découvrir et de plier le genou au moment où passaient les pro

cessions.

T. 1.

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