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C'est à ceux qui commencent qu'il faut songer: ce sont encore les vrais mineurs et c'est eux surtout qu'il faut protéger. Presque toujours ils ne font pas les conditions, ils les subissent.

Quand ils ont le bonheur de vendre leur premier tableau, leur première statue, ne sachant pas si la reproduction sera un jour une mine féconde, car c'est leur renommée ultérieure qui en décidera, ils ne peuvent encore en fixer la valeur ; c'est pour cela qu'il ne faut pas imposer la nécessité de faire une réserve de ce droit de reproduction. Que la loi l'assure implicitement à l'artiste, qu'elle dise: «Si le contrat n'est pas nécessaire pour acquérir une œuvre d'art, il l'est absolument pour acquérir le droit de la reproduction », et nous dormirons tranquilles; il n'arrivera plus que, sans notre consentement, on puisse faire de notre œuvre une reproduction capable de la déprécier; de même qu'il n'arrivera plus qu'on la puisse reproduire et que le profit nous en soit ravi, sans que nous le sachions, sans que nous puissions l'empêcher.

Il faudra au contraire qu'on vienne à nous pour nous demander le droit de le faire. Alors nous ne serons plus en présence de celui qui, je le disais tout à l'heure, immobilise un capital par amour pour notre œuvre; nous serons en présence de celui qui veut, en l'acquérant, rendre un capital productif. Notre œuvre n'est plus une chose dont il peut se passer, il en a besoin pour en tirer un bénéfice, et c'est une affaire qu'il veut faire; nous sommes à deux de jeu ; là, nous pourrons débattre nos intérêts et faire intervenir les stipulations du contrat, comme cela doit avoir lieu quand il s'agit de la cession d'une œuvre littéraire ou musicale. L'éditeur fait toujours une affaire; il n'achète pas le manuscrit pour le mettre dans son tiroir, il ne le pourrait même pas si la fantaisie lui en prenait, et je le défierais bien de trouver un auteur qui consentît, quelque somme qu'on pût lui offrir, à ne pas soumettre son œuvre au jugement du public et à la laisser lettre privée, par conséquent lettre morte.

Messieurs, bien que nous soyons obligés par notre famille même de penser à sauvegarder nos intérêts matériels, nous poursuivons tous un but plus élevé. Ce n'est pas la fortune que nous cherchons; c'est l'honneur. Et pour ma part, Messieurs, je suis fier de dire qu'une des plus chères récompenses de mes travaux, c'est d'avoir mérité de vous parler aujourd'hui à cette place et de mériter peut-être les paroles bienveillantes qu'a bien voulu m'adresser M. le Ministre, que je remercie du fond du cœur. (Applaudissements.)

M. LE PRÉSIDENT. La parole est à M. Adrien Huard, chargé de vous présenter, au nom du Comité d'organisation, le Rapport sur les travaux prépara

toires du Comité.

RAPPORT

DE M. ADRIEN HUARD.

M. Adrien HUARD. Messieurs, au moment où Paris a l'honneur de compter parmi ses hôtes un si grand nombre d'hommes éminents, le Comité d'organisation a pensé qu'il fallait saisir avec empressement cette occasion exceptionnelle pour soumettre à un Congrès diverses questions qui intéressent tous les artistes en général.

Ces questions, énumérées dans le programme que nous vous avons adressé, peuvent se diviser en trois catégories bien distinctes. Les premières sont les questions juridiques, c'est-à-dire celles qui ont trait à la réglementation légale du droit des artistes. Les secondes sont les questions internationales ou diplomatiques; elles ont pour objet la protection des droits des artistes dans les pays étrangers. Les troisièmes peuvent être appelées les questions sociales, parce qu'elles concernent l'amélioration du sort des artistes, soit par des associations, soit par des institutions de prévoyance.

Permettez-moi d'entrer dans quelques détails sur chacun de ces ordres

d'idées.

I.

QUESTIONS JURIDIQUES.

Au point de vue juridique, le problème qu'il importe de résoudre tout d'abord, c'est celui de la nature du droit que l'artiste peut revendiquer sur son œuvre. Est-ce un droit de propriété? N'est-ce qu'un droit à une récompense pour le service rendu? Vous savez qu'à cet égard les opinions sont divisées. Les uns soutiennent non seulement que c'est un véritable droit de propriété, mais encore que c'est la propriété la plus sacrée et la plus respectable, car elle n'a qu'une origine, la plus pure de toutes, le travail. D'autres prétendent, au contraire, que l'artiste puise dans le fonds commun de l'humanité au moins autant que dans son propre génie; que, d'ailleurs, l'œuvre artistique, une fois publiée, appartient désormais à tous et ne peut être confisquée par un seul; qu'enfin l'intérêt de la société s'oppose à cette appropriation exclusive et doit l'emporter sur l'intérêt individuel.

J'ignore, Messieurs, quelle solution vous donnerez à ce problème; mais ce qui est certain, c'est qu'il est impossible d'en éluder la discussion. En effet, il ne s'agit pas là d'une discussion de pure métaphysique, d'une simple controverse philosophique; il s'agit de poser le principe qui doit servir de fondement à la loi tout entière. Or, suivant le principe que l'on adoptera, les dispositions de cette loi seront nécessairement très différentes.

Si, par exemple, on admet que l'artiste a un droit de propriété sur ses œuvres, il s'ensuivra naturellement que les atteintes à ce droit doivent être considérées comme délictueuses et qu'il faut les réprimer par la loi pénale. Il

s'ensuivra également que la durée de ce droit ne pourra être limitée qu'autant que l'intérêt social exigerait impérieusement cette expropriation. Il en résultera encore que, même dans les cas non prévus par la loi, l'artiste aura tous les privilèges d'un propriétaire et que ces privilèges ne lui seront refusés que si le législateur a expressément indiqué sa volonté à cet égard.

Si l'on se prononce, au contraire, contre le droit de propriété, la contrefaçon cesse de pouvoir être assimilée au vol; la rémunération accordée à l'artiste devient forcément temporaire; l'artiste ne pourra plus réclamer que les privilèges inscrits à son profit dans la loi.

Je pourrais multiplier ces exemples; mais ceux qui précèdent suffisent pour montrer l'intérêt pratique de la question que nous avons mentionnée en tête de notre programme. Il me reste à vous faire connaître, à titre de renseignement, que le Congrès tenu en France au mois de juillet sur la propriété littéraire a voté la résolution suivante :

Le droit de l'auteur sur son œuvre constitue, non une concession de la loi, mais une des formes de la propriété que la loi doit garantir.»

Le Congrès de la propriété industrielle, qui vient de terminer ses travaux, s'est exprimé dans des termes analogues. Voici sa résolution :

Le droit des inventeurs et des auteurs industriels sur leurs œuvres est un droit de propriété. La loi civile ne le crée pas; elle ne fait que le réglementer. »

Vous déciderez, Messieurs, s'il convient de vous prononcer dans le même

sens.

Il y a une autre question juridique sur laquelle nous appelons particulièrement votre attention; c'est celle-ci :

« L'acquisition d'une œuvre d'art, sans conditions, donne-t-elle à l'acquéreur le droit de la reproduire par un procédé quelconque ? »

L'importance de cette question n'échappera à personne. Le droit de reproduction a une valeur souvent égale, quelquefois même supérieure, à celle de l'objet matériel qui a été vendu. Or, le plus souvent, les ventes se font verbalement, et il est rare que l'artiste ou l'acquéreur stipule son droit de reproduction. Si donc l'acquéreur devient, dans le silence du contrat, propriétaire du droit de reproduction, l'artiste sera presque toujours, sans le vouloir et sans le savoir, dépouillé d'un droit dont il eût pu quelquefois obtenir un grand prix.

Au point de vue de l'art, les conséquences sont plus graves encore. Si l'acquéreur, par le seul fait de l'achat, devient propriétaire du droit de reproduction, il pourra, sans le consentement de l'artiste, sans même le consulter, faire faire une reproduction défectueuse, indigne de l'œuvre et de l'artiste. L'artiste y perdra donc, et l'art n'y gagnera rien non plus. Ce danger est d'autant plus à redouter que celui qui achète un tableau pour le reproduire n'est presque jamais qu'un spéculateur, c'est-à-dire un homme que l'intérêt de l'art touche beaucoup moins que son intérêt personnel. Mû par cet intérêt seul, il fera faire à bon marché une gravure médiocre qui, se vendant moins cher, ne

se vendra que mieux, tandis que si l'artiste eût conservé ses droits, jamais il n'eût consenti à une pareille mutilation de son œuvre.

Cette question si grave n'a pas été tranchée par la loi française. Pendant longtemps les tribunaux se sont prononcés en faveur de l'artiste. Mais en 1842, la Cour de cassation a décidé que la vente du tableau emportait le droit de reproduction.

Cette décision a provoqué des objections sérieuses. On a fait remarquer qu'elle était contraire à l'intention première des parties contractantes, qui n'ont songé d'abord, l'une qu'à acheter, l'autre qu'à vendre un objet matériel, tableau, statue ou dessin, sans se préoccuper de sa reproduction; autrement on l'eût formellement stipulé. L'artiste avait deux droits: un droit de propriété sur son tableau et un droit de reproduction de ce même tableau. Pourquoi conclure de la vente de l'un qu'il a entendu céder l'autre? Généralement l'abandon d'un droit ne se suppose pas; il doit être exprimé.

On a invoqué, en outre, contre cette thèse, les nécessités de la pratique. Si chaque acquéreur devient, par le fait seul de son acquisition, propriétaire du droit de reproduire, il en résultera une confusion inextricable. En effet, si le deuxième acquéreur a concédé le droit de reproduction à un tiers, comment le troisième, le quatrième, le cinquième acquéreur en seront-ils avertis? Chacun pourra céder ce droit à autant de tiers de bonne foi, et plusieurs se trouveraient ainsi avoir le même droit exclusif.

Malgré ces objections, la jurisprudence a persisté. Nous pensons qu'il est utile que les législations s'expliquent sur ce point, et nous vous proposons une solution semblable à celle qu'a adoptée la loi allemande du 9 janvier 1876. L'article 8 porte ceci :

JJ

Lorsque l'auteur d'un ouvrage des arts plastiques en cède la propriété à autrui, cette cession n'implique pas le transfert du droit de reproduction.»

La loi norwégienne du 12 mai 1877 contient une disposition identique. Si vous vous rangez à cet avis, vous aurez à rechercher, Messieurs, s'il ne convient pas de prendre certaines précautions pour concilier le droit de l'artiste et celui de l'acquéreur, et pour que la possession de ce dernier ne soit pas troublée par l'exercice du droit de reproduction.

II.

QUESTIONS INTERNATIONALES.

Heureusement, nous ne sommes plus au temps où chaque peuple vivait chez lui et pour lui, et où l'étranger était volontiers considéré comme un ennemi. Aujourd'hui les barrières se sont abaissées; l'isolement a fait place à la vie commune, et, s'il était nécessaire de prouver que la fraternité humaine n'est pas un mot vide de sens, il suffirait, pour s'en convaincre, de jeter les yeux sur cette réunion d'hommes venus de tous les pays pour essayer de poser les bases d'une législation uniforme.

Sous l'influence de cet esprit moderne, les nations ont été amenées à conclure des traités pour la protection réciproque des droits de leurs artistes, de

leurs écrivains, de leurs industriels. Mais combien il est difficile de déraciner les préjugés! La plupart de ces traités ont apporté au droit de l'étranger des restrictions qui en ont trop souvent paralysé l'exercice. A la faveur des exceptions introduites sous prétexte d'adaptations ou d'arrangements, de graves abus se sont produits; les auteurs et compositeurs dramatiques surtout se sont vus impunément dépouillés, et l'on a pu dire sans exagération, en parlant de quelques-unes de ces conventions, qu'elles retiraient d'une main ce qu'elles donnaient de l'autre. N'était-il pas pourtant bien facile de déclarer tout simplement que partout les étrangers seraient complètement assimilés aux nationaux? C'est ce que le récent Congrès sur la propriété littéraire a décidé; c'est ce que nous vous demanderons de décider à votre tour.

En outre, beaucoup de traités internationaux exigent encore des dépôts et des enregistrements, imposent des délais et prononcent des déchéances qui nous paraissent profondément regrettables. Nous espérons que vous vous joindrez à nous pour réclamer la suppression des formalités qui seront reconnues inutiles, la simplification de celles qui paraîtront indispensables, et généralement l'extension des délais accordés pour les accomplir.

III.

QUESTIONS SOCIALES.

Nous serons certainement d'accord pour reconnaître combien il est désirable que l'artiste puisse vivre sans dépendre de la générosité des Mécènes ou de la protection des gouvernements. Sinon il lui faut dire adieu à la dignité et à l'indépendance. Pour lui assurer la conservation de ces biens précieux, il y a deux moyens il faut d'abord que le législateur proclame ses droits et les défende contre les usurpateurs. C'est ce qui fait l'objet de la première partie de notre programme. Il faut, en outre, que l'artiste n'hésite pas à recourir à l'une des grandes puissances de ce monde, à l'association.

:

La France est entrée résolument dans cette voie et elle peut, non sans fierté, montrer les résultats qu'elle a déjà obtenus.

Nous avons des sociétés considérables, comme la Société des gens de lettres, la Société des auteurs et compositeurs dramatiques, la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, dont le but est de surveiller la reproduction et la représentation des œuvres des sociétaires et d'encaisser les droits qui leur sont dus. Avec l'aide des agents de ces sociétés, les auteurs sont certains qu'aucune de leurs œuvres n'est reproduite ou représentée sans leur consentement; ils perçoivent les sommes auxquelles ils ont droit et ils n'ont ni les embarras d'un contrôle, ni les ennuis d'une comptabilité.

Comme institution de prévoyance et de secours, nous avons les admirables associations fondées par notre président d'honneur, M. le baron Taylor. Soutenir l'artiste sans l'abaisser; exiger de lui une modeste cotisation de 6 francs par an; ne lui accorder de secours que quand il a lui-même, par cette cotisation, contribué à secourir les autres; ôter ainsi à l'assistance qu'il reçoit le caractère humiliant de l'aumône; ne lui demander compte ni de son talent, ni de ses opinions, mais s'enquérir seulement de sa misère telle a été la

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