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CHAPITRE XV.

LE TRAVAIL ET LES SALAIRES.

II. LA LOI ÉCONOMIQUE DES SALAIRES.

Le salariat critique et défense. Coopération. Participation aux bénéfices. Loi économique des salaires. Influence du capital et de la population sur la rémunération de l'ouvrier. Salaires agricoles et salaires industriels. Accroissements comparés des capitaux et de la population. Salaire nécessaire. La LOI D'AIRAIN. Intervention des ouvriers-propriétaires, ses effets. Législation relative au travail. Régime du Code pénal. Liberté de coalition (loi du 25 mai 1864). Syndicats professionnels (loi du 21 mars 1884). Les grèves industrie et agriculture.

La partie de la population agricole active qui vit surtout de son travail représente trois millions et demi d'existences. C'est moins, peut-être, qu'on ne semble disposé à le croire, c'est encore beaucoup. Ses représentants n'ont à compter que sur leurs bras pour assurer leur subsistance et celle de leur famille; leur aisance dépend presque exclusivement de la rémunération qu'ils obtiennent comme prix de leurs peines. Aussi la question des salaires est-elle pour eux une question capitale dont l'importance exacte se mesure, au point de vue général, par le nombre des personnes qu'elle intéresse.

Le salariat est un régime qui, à différentes reprises et

notamment dans ces derniers temps, a été l'objet de vives critiques, non seulement des partisans des doctrines collectivistes et socialistes, mais encore d'hommes distingués animés de sentiments purement philanthropiques. C'est une institution qui, d'après certains esprits, aurait vieilli, et ne répondrait plus aux aspirations de nos sociétés modernes. Supérieure au servage, sur lequel elle présente un progrès notable, ce ne serait qu'une des formes de l'évolution économique destinée à disparaître à son tour. Elle maintiendrait une sujétion réelle de personne à personne qu'il serait désirable de voir supprimer. Sans être comparable à la privation de la liberté, l'aliénation des forces physiques opérerait une espèce de diminution fâcheuse dans la personnalité. Elle détournerait l'attention du travailleur du résultat de ses efforts; elle en ferait, aux yeux des entrepreneurs, une espèce de machine, un rouage mécanique de la production, dont tout contribuerait à abaisser la condition.

Les considérations développées au sujet du salariat seraient fondées, qu'il ne faudrait pas moins accepter son organisation comme un fait dont on est obligé de tenir compte. Qu'il soit plus ou moins conforme à l'idéal qu'on se représente d'une civilisation parfaite, son existence s'impose, et nous ne sommes pas arrivés au point d'entrevoir sa disparition, même pour une époque éloignée. C'est donc, au point de vue purement pratique, une discussion oiseuse que celle qui consiste à s'arrêter à ses inconvénients pour élaborer des plans de réforme et des projets de transformation qui n'ont aucune chance d'aboutir. Nous pourrions, par conséquent, passer outre, sans inconvénient pour le but que nous poursuivons, et laisser à d'autres le soin de résoudre les problèmes proposés. Quelques réflexions sommaires ne paraîtront cependant pas déplacées.

Si le régime du salariat n'existait pas, l'ouvrier devrait

attendre que le produit de son travail soit porté sur le marché pour réclamer une juste part de sa valeur. Il serait ainsi obligé de faire l'avance de ses efforts, de vivre sur ses épargnes pendant un temps qui pourrait être bien long. Suivant les circonstances, selon que le placement des marchandises à la création desquelles il s'est associé serait plus ou moins avantageux, sa rémunération serait plus forte ou plus faible. Il lui serait difficile de prévoir ce qui doit lui revenir, et l'incertitude serait particulièrement dure dans la situation qui est ordinairement la sienne. L'intervention d'un entrepreneur, avec la stipulation d'un salaire déterminé, remédie à tous les embarras d'une position pareille. En traitant avec lui, l'ouvrier se soustrait à tous les risques de mévente, il peut compter sur une rémunération régulière. Il obtient en définitive, sous forme de payements successifs, un crédit dont il ne se passerait que bien difficilement, en même temps qu'il se met à l'abri des aléas du commerce. La sécurité se substitue au doute, la tranquillité d'esprit à l'anxiété. Son contrat est pour lui quelque chose comme une assurance, qui le garantit contre les dangers de l'avenir, qui lui permet d'escompter un revenu dont la réalisation demandera peut-être un délai qu'il ne pourrait accepter. Il cède des probabilités de gains en échange de sommes fixes exigibles à jour indiqué. Sans doute, la vente des produits auxquels il aura consacré son temps et ses forces laissera probablement un bénéfice à l'entrepreneur qui s'en sera chargé, mais il ne saurait s'en plaindre; ce ne sera que la juste compensation du service qui lui aura été rendu. Si le prix de sa journée est moins fort en moyenne, il est plus sûr, et sa sûreté a bien sa valeur. Du reste, les chefs d'industrie ne sont pas seulement des intermédiaires pourvus de capitaux qui prennent sur eux la responsabilité d'opérations spéciales; ce sont aussi des agents qui sont constamment à

la recherche des meilleures affaires et des méthodes à employer pour les conduire de la manière la plus économique. Ils évitent aux ouvriers une besogne qui prendrait une bonne partie de leur temps, et préviennent, autant que cela peut se faire, les interruptions de travail, qui sont si préjudiciables à ceux qui en sont victimes.

Le salariat n'est pas, du reste, le seul mode d'organisation possible du travail; ce n'est pas le seul qui soit en vigueur. On trouve, à côté de ses applications, d'assez nombreux exemples de production par association. La coopération ne date pas d'aujourd'hui ; si depuis quelques années elle semble faire de rapides progrès, elle a été en usage de tout temps. On l'observe très fréquemment en agriculture, son usage n'est pas précisément rare en industrie. Malgré tout, elle n'a pris encore que de modestes développements. Sa généralisation se heurte à des obstacles de tous genres qui ralentissent son extension. La constitution d'un capital indispensable, l'organisation d'une direction, la détermination du rôle de chacun des co-partageants, sont autant de questions d'une solution difficile qui arrêtent beaucoup d'essais et qui paralysent les meilleures intentions. Les écueils qui contrarient sa vulgarisation démontrent qu'elle est loin de rendre les mêmes services aux classes ouvrières que le salariat. Son organisation ne répond encore qu'à certaines opérations pour lesquelles elle a parfois prévalu tout naturellement. Le métayage en est un des meilleurs exemples, mais encore faut-il remarquer que, s'il gagne du terrain dans certains pays, il en perd dans d'autres.

Le régime du salaire n'est pas, en outre, renfermé dans une formule si étroite qu'il ne puisse se modifier selon les circonstances. Entre la coopération et le travail rémunéré à prix convenu, se place le système mixte de la participation aux bénéfices. On le recommande beaucoup, mais il n'est

pas partout à sa place, et il ne peut être adopté avec profit que dans les conditions qui lui conviennent; il suppose notamment une action directe sur les profits. Aussi ne le rencontre-t-on guère qu'avec les employés qui contribuent personnellement aux succès des maisons, à ceux qui interviennent dans la direction ou dans les ventes. La participation au chiffre d'affaires n'en est qu'une modification qui supprime toute contestation possible sur l'interprétation des inventaires; c'est le mode de rémunération usuel des courtiers de commerce. On comprend que les travailleurs ordinaires ne puissent guère prétendre à ses avantages, mais on peut trouver parfois d'autres combinaisons qui agissent dans le même sens.

Le taux des salaires subit, comme celui des marchandises ordinaires, la loi de l'offre et de la demande; il varie en raison des besoins de l'agriculture et de l'industrie, et aussi de la concurrence que se font entre eux les ouvriers. « Deux maîtres courent-ils après un ouvrier, a dit Cobden, les salaires s'élèvent. Et cette formule pittoresque rend, en effet, compte d'une manière saisissante des influences opposées dont l'action se fait sentir sur la rémunération des travailleurs.

Ce serait, toutefois, se contenter d'une vue trop générale des faits que de s'en tenir ainsi à la constatation superficielle des phénomènes qui nous occupent. Il faut les analyser de plus près, étudier avec plus d'attention les circonstances dont ils dépendent. En poussant ses investigations plus loin, on ne tarde pas à voir que les fluctuations des salaires sont uniquement le résultat des changements qui surviennent dans l'activité des entreprises de toute nature et dans le nombre des personnes qui composent la classe ouvrière. Les entreprises sont elles-mêmes en raison des ressources qui leur sont consacrées, comme les ouvriers sont en raison

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