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quand elle n'eut plus d'ennemis à combattre. L'incrédulité et le scepticisme se faisaient jour de toutes parts, la religion et les choses saintes étaient tous les jours, au théâtre et dans les jeux publics, tournées en ridicule (1). Le droit pontifical, dit M. Gaston Boissier, se perdait, beaucoup d'anciennes fêtes ne se célébraient plus, des sacerdoces importants avaient cessé d'être occupés, l'indifférence régnait partout, et Varron déclarait solennellement en tête des Antiquités divines qu'il craignait que la religion romaine ne pérît bientôt, non par l'attaque de quelque ennemi, mais par la négligence des fidèles (2).

Dans ce désarroi général, l'antique collège des Fétiaux devait faire triste figure, n'ayant plus de raison d'être et voué à une fin prochaine. Un point est certain: c'est qu'il ne fut point supprimé brusquement; il disparut peu à peu, sans bruit, sans secousse apparente, par la force même des choses, sans que personne n'y attachât la moindre importance. Aucun texte ne nous donne la date précise de sa disparition. Nous savons seulement que, dès la deuxième guerre Punique, les règles de la déclaration de guerre avaient perdu de leur antique solennité, et n'étaient plus soumises aux formes qui étaient en usage aux beaux jours de la République. C'est de cette époque que date vraisemblement le commencement de la décadence du collège des Fétiaux.Jusqu'à la fin de la République, il subsiste toujours. mais il n'est plus que l'ombre de lui-même. Il n'a plus d'autorité, il est laissé à l'écart, et quand il est consulté, il oublie trop souvent les principes du juste et de l'honnête

(1) Cicéron, de Divinatione, 11, 50.

(2) G. Boissier, la Religion romaine d'Auguste aux Antonins, tome I, p. 63.

pour ne songer qu'à satisfaire aux exigences toujours croissantes des maîtres du monde. Si les formalités antiques subsistaient encore, il n'en était plus de même de la bonne foi ancienne, qui avait totalement disparu. « On en était venu, dit M. Gaston Boissier, à une sorte de formalisme vide qui, n'étant soutenu par rien, devait un jour ou l'autre s'effondrer (1). » Telle était, à l'avènement de l'Empire, la situation effacée dans laquelle achevait de s'éteindre l'institution qui avait été si prospère. L'établissement du régime nouveau,où tout allait être soumis au bon plaisir et au caprice d'un seul, ne devait apporter aucune amélioration au collège des Fétiaux; au contraire, l'ingérence inévitable de l'empereur ne pouvait que nuire à cette institution autrefois si libre et si fière de son indépendance. A partir de cette époque, les textes font à peu près défaut sur la matière. D'ailleurs, les auteurs qui en parlent le font en termes non équivoques et constatent le degré de servitude où était tombé le collège. Au dire de Lactantius, on se sert du ministère des Fétiaux comme d'un masque destiné à couvrir des actions inavouables et indignes d'un grand peuple (2). Les Fétiaux, détournés de leur mission primitive et appelés à déguiser sous des apparences légitimes les convoitises des Romains, n'intervenaient plus dans les rapports internationaux que pour satisfaire aux exigences des préjugés antiques. Tels étaient à Rome le respect des vieilles traditions et la force de l'habitude que les institutions les plus vermoulues semblaient toujours vivantes et prospères. A l'époque impériale. les Fétiaux existaient encore de nom, mais de

(1) G. Boissier, eodem loco, page 62.
(2) Lactantius, Institutions divines, VI, 9.

puis longtemps ils avaient perdu leur puissance. Au dire de Varron, qui vivait un demi-siècle avant l'ère chrétienne, l'usage de faire solennellement déclarer la guerre était déjà abandonné: « Nam per hos fiebat ut justum conciperetur bellum, et indè desitum est ; et il arrivait qu'une juste guerre était déclarée par eux (les Fétiaux) dans les formes prescrites et depuis cet usage se perdit (1).» Il est vrai que cet traduction du passage de Varron n'est pas admise par tous les auteurs, dont quelques-uns lui donnent une signification bien différente. D'après ces auteurs, le mot desitum s'appliquerait à bellum,et non à l'usage de la déclaration solennelle. Valtrinus traduit ainsi le passage de Varron: « C'est par les Fétiaux que la guerre commence, c'est par eux qu'elle prend fin (2). » Tout serait pour le mieux si Varron avait parlé au présent, mais comment expliquer qu'il se soit servi du passé pour exprimer une telle pensée ? Ce qu'il y a de mieux à faire, croyons-nous, c'est de s'en tenir à la traduction littérale du texte de Varron. Une inscription latine découverte à Pompéï, datant du premier siècle de l'ère chrétienne et contemporaine de l'empereur Claude, nous indique clairement qu'à cette époque le collège des Fétiaux continuait toujours à subsister (3). Du reste, à cette époque, où toutes les fonctions se concentraient entre les mains de l'empereur, les historiens latins nous apprennent que ceux-ci briguèrent les fonctions de Fétial et remplirent dans certaines occasions le rôle réservé au pater patratus. C'est ainsi que Suétone et Dion Cassius nous montrent

(1) Varron, de Lingua latina, II.

(2) Valtrinus, de Re militari veterum Romanornm, I, 11, in fine. (3) Orelli, Recueil, n° 2276.

l'empereur Claude remplissant les fonctions de Fétial et présidant, en cette qualité, à la conclusion d'un traité : « Cum regibus fœdus in Foro icit, porco coso, ac veteri Fetialium præfatione adhibita ; après avoir immolé un porc et prononcé l'antique formule des Fétiaux, il (l'empereur Claude) fit alliance avec les rois (1). » Nous avons la certitude que, jusqu'au milieu du quatrième siècle de notre ère, le collège des Fétiaux continua son existence défaillante. Le témoignage de plusieurs auteurs, et notamment d'Ammien Marcel, est formel sur ce point (2). A partir de cette époque, il n'y a plus trace de son existence. Sa disparition complète coïncide ainsi exactement avec le changement de religion survenu à ce moment dans l'empire des Césars. Sans l'apparition de cette religion nouvelle qui vint anéantir ce qui restait encore debout des vieilles traditions romaines, il est probable que le collège des Fétiaux eût continué à végéter, inutile et déconsidéré, jusqu'au jour où il fût tombé avec Rome elle-même sous les coups des barbares. L'institution que nous venons de voir s'éteindre au moment où le christianisme devenait la religion officielle de l'Empire romain a-t-elle revécu plus tard sous l'égide de la religion nouvelle ? L'Église qui, par ses idées de fraternité et d'égalité parfaite, contribua pour une si large part à la pacification des peuples ne songea point à faire revivre à son profit l'institution qui avait assuré le triomphe de la politique romaine. Ni le moyen âge, ni les temps modernes n'ont connu d'institution analogue; nulle part on ne trouve un corps constitué ayant pour mission d'examiner l'opportu

(1) Suétone, Claude, 25. Adde: Dion Cassius, L, 4. (2) Ammien Marcel, Histoire, 19, 2 et 4.

nité et la légitimité des guerres entreprises et de les empêcher si elles ne paraissaient pas fondées. Sans doute les trêves de Dieu du moyen âge, dues à l'influence de l'Église qui cherchait à lutter contre les envahissements et les violences des hommes de guerre, étaient un progrès dans la voie de la pacification universelle, mais elles n'offrent qu'un rapport très éloigné avec les pratiques des Fétiaux romains. Néanmoins, il faut reconnaître que de grands efforts avaient été faits pour tenter de diminuer le nombre toujours croissant des guerres et des querelles entre seigneurs voisins. Déjà, en 994 et en 1003, les conciles de Limoges et de Poitiers avaient essayé d'établir un pacte de paix et de justice, de former une véritable ligue contre les excès de la féodalité; mais il était difficile d'interdire les guerres d'une façon absolue. Aussi plusieurs conciles d'Aquitaine changèrent la paix de Dieu en une simple trêve qui devait durer quarante jours après l'offense, puis du mercredi soir au lundi matin, à cause du respect que l'on doit à ces jours consacrés par la passion de Jésus-Christ, puis pendant le carême et l'avent. Ainsi la guerre était limitée et réglementée. Les lieux saints devaient toujours rester inviolables, les clercs, les marchands, les laboureurs, les récoltes, les instruments du travail devaient être respectés. Les nobles seuls, leurs soldats et leurs châteaux devaient souffrir de la guerre. Les trêves de Dieu, nées dans le midi de la France, se propagèrent rapidement dans le nord et jusqu'à l'étranger, où elles purent varier de durée, mais où elles conservèrent toujours leur caractère d'institution populaire et religieuse. Elles furent souvent violées par les princes dont elles lésaient les intérêts et blessaient les sentiments

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