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constituant. « Après que chacune des deux Chambres aura pris la décision qu'il y a lieu à reviser les lois constitutionnelles, disait M. Anatole de la Forge dans son projet de revision, une assemblée constituante sera élue par le suffrage universel, pour procéder à la revision. On ne peut, ajoutait-il dans l'exposé des motifs, attribuer le pouvoir constituant à une chambre arrivée presque aux termes de son mandat et à des sénateurs issus d'un mode électoral reconnu détestable et qu'on se propose de modifier (1). » La Chambre rejeta la proposition; quelques jours après, le congrès étant réuni à Versailles, un des auteurs de la proposition adressait au questeur de la Chambre une lettre dans laquelle il contestait le caractère constituant du congrès et, pour cette raison, refusait d'y siéger (2). « J'aurai le regret, disait-il, de ne pas vous accompagner au congrès; j'ai soutenu à la Chambre que le pouvoir constituant n'appartient qu'à la nation, cette thèse a été repoussée par la majorité du Parlement. Dans ces conditions, qu'irais-je faire au congrès? Assister à des débats dont les résultats sont concertés d'avance; je ne crois pas devoir le faire. J'estime qu'il vaut mieux rester à l'écart et garder intact ce grand principe proclamé par la Révolution française au suffrage universel appartient seul le pouvoir constituant. »

Plus récemment encore, la campagne électorale de 1889 s'est faite en grande partie sur le point de savoir si la constitution de 1875 serait ou non revisée, et un grand nombre des candidats favorables à l'idée de revision

(1) Proposition Barodet et Anatole de la Forge, 2 août 1884.

(2) M. Anatole de la Forge.

constitutionnelle étaient partisans d'une assemblée constituante et souveraine.

Cette idée a de profondes racines dans le pays, où elle est considérée comme étant la plus haute expression de la souveraineté nationale. Quoi qu'il en soit, elle a rarement été mise en pratique. En 1789, les États généraux qui se qualifièrent d'assemblée nationale constituante exercèrent, en réalité, le pouvoir dans toute sa plénitude. La Convention exerça également le pouvoir constituant et dans la constitution de l'an III elle le confia à une chambre spéciale et distincte du pouvoir législatif. Après la Révolution de février 1848, le Gouvernement provisoire convoqua une assemblée qui fut constituante dans toute l'acception du mot. Nommée pour donner une constitution à la France, elle ne faillit pas à sa mission; logique avec les principes qui l'avaient fait nommer, elle décida que, dans la constitution nouvelle, le pouvoir constituant serait confié à une assemblée unique et souveraine dont les pouvoirs ne pourront durer plus de trois mois; puis elle donna un grand exemple d'abnégation patriotique en décrétant sa dissolution aussitôt la constitution terminée. Mais pas plus en 1848 qu'en l'an III le système de constituante prévu par la loi ne fut mis en pratique par suite de l'existence éphémère de la constitution.

Le 15 septembre 1870, le Gouvernement de la Défense Nationale convoquait une assemblée à laquelle il donnait le nom de Constituante. Ce décret ayant été rapporté par suite des difficultés occasionnées par l'état de guerre, un autre décret du 29 janvier 1871 appelait de nouveau les électeurs à nommer des représentants, mais cette fois l'assemblée convoquée ne portait plus le nom de Consti

tuante. Malgré cet oubli, l'Assemblée nouvelle affirma à plusieurs reprises, et cela malgré les protestations d'une partie de ses membres, le caractère souverain et constituant de sa mission. Dans la réalité des faits, elle fut Constituante et procéda avec une lenteur calculée à la confection des lois constitutionnelles de février 1875.

Ce système d'Assemblée constituante, distincte des Assemblées législatives, est mis en pratique dans les ÉtatsUnis de l'Amérique du Nord, où il a pris naissance, et où il fonctionne à la satisfaction de tous; la meilleure preuve en est que cent soixante-dix essais de réformes constitutionnelles dans l'espace d'un siècle y ont presque tous abouti, et n'ont nullement amené les perturbations que craignent les adversaires de ce système. Il est vrai que les Américains, et nous allons nous en convaincre prochainement, ont sur la délégation une théorie qui diffère essentiellement de celle admise en France sur le même sujet. Ses adversaires prétendent qu'en Amérique ce fonctionnement régulier tient surtout au caractère fédéral de la constitution, que ce système n'est pas fait pour la France qui n'a, disent-ils, ni les mêmes idées, ni les mêmes besoins que l'Amérique; en un mot, qu'il est en dehors de toutes les traditions françaises, et qu'il ne présente pas un caractère national. Mais ils oublient que le système opposé, celui qu'ils vantent avec tant de complaisance, nous provient d'un pays qui n'a, comme les États-Unis, ni les mêmes idées, ni les mêmes besoins que la France ; ils oublient surtout que ce système d'importation anglaise, qui peut être excellent et même parfait dans un pays régi par une constitution coutumière et non écrite, ne convient nullement à une nation comme la nôtre qui compte douze

constitutions dans l'espace d'un siècle, et dont toutes, une seule exceptée, ont fait de la souveraineté nationale leur principe générateur et fondamental.

D'ailleurs, la théorie du pouvoir constituant telle que l'ont comprise les assemblées de 1791, de 1848 et de 1875 peut présenter de réels dangers pour la souveraineté nationale. C'est qu'en effet ces assemblées, en se déclarant souveraines, ont proclamé leur toute-puissance sans jamais réserver les droits supérieurs du peuple qu'elles ont paru méconnaître. En France, en nommant une assemblée constituante, le peuple fait acte de souverain, mais en même temps il abdique au profit de ses représentants, sans même se réserver le droit de contrôler et d'accepter ce qui est fait en son nom. Les constituants ne sont pas mandataires du pays, ils en sont les maîtres. C'est là une erreur qui résulte de la fausse idée qu'on se fait en France de la délégation. Sans doute, le peuple a le droit de choisir des délégués pour le représenter et exercer à sa place le pouvoir constituant; mais il ne faut pas croire qu'en nommant des représentants il abdique son droit souverain: il doit se réserver le pouvoir de ratifier les actes de ses réprésentants, sinon c'est une abdication déguisée de sa souveraineté au profit d'une assemblée qui jouira d'une autorité absolue. L'assemblée est souveraine, disons-nous en France, par délégation du peuple souverain. Les écrivains et les hommes politiques français se sont, sur ce point, écartés de l'école américaine, à laquelle ils ont emprunté et la théorie du pouvoir constituant et le système de l'assemblée unique et distincte des Chambres législatives. La souveraineté ne se délègue pas, dit l'école américaine; le peuple doit toujours la garder entre ses mains,

et si, en fait, il nomme des représentants pour procéder à la confection des lois fondamentales, il se réserve toujours le droit d'accepter ou de rejeter la loi nouvelle.

L'acceptation du peuple est alors la ratification pure et simple du mandat conditionnel donné aux représentants. <«< Tandis qu'en France, dit M. Laboulaye, la souveraineté populaire est un pouvoir endormi qui ne s'éveille qu'en temps de crise et ne se manifeste que par une éruption, comme un volcan, en Amérique, la souveraineté populaire est toujours debout, toujours vigilante elle seule a le droit de résoudre les questions constitutionnelles (1).

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Néanmoins la théorie américaine du pouvoir constituant a compté de nombreux défenseurs parmi les hommes politiques français. Pétion, que nous avons vu réclamer l'institution d'une chambre unique, la défendait avec habileté lorsque, le 10 août 1791, il disait à l'Assemblée constituante: «Le Parlement d'Angleterre et les écrivains qui lui sont dévoués soutiennent que le Parlement et le roi ont, dans tous les temps, non seulement le pouvoir constitué mais le pouvoir constituant. De là il est évident qu'en Angleterre la souveraineté se trouve aliénée et cette usurpation n'aurait pas lieu, si le peuple se persuadait bien que la souveraineté est indélégable. » En réponse au discours de Pétion, l'Assemblée nationale proclama la souveraineté nationale « inaliénable et imprescriptible ».

La nation n'est libre que si les députés ont un frein, disait Benjamin Constant.« Il faut en finir avec cette prétendue souveraineté de nos mandataires, écrivait M. Laboulaye en 1871; il faut leur rappeler leurs devoirs, beaucoup plus que leurs droits.« Toute notre théorie de pouvoir (1) Laboulaye, Questions constitutionnelles, pages 381 et 382.

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