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LA PUISSANCE ECCLÉSIASTIQUE

DANS SES RAPPORTS

AVEC

LES SOUVERAINETÉS TEMPORELLES.

LIVRE QUATRIÈME

Contenant la réponse aux exemples et aux autorités que Bossuet a cru trouver dans l'histoire de l'Église à partir du cinquième siècle jusqu'au

onzième.

Comme la chute de l'empire romain d'Occident a été suivie de la défection dans la foi de la plupart des princes chrétiens, les uns, c'étaient les princes barbares qui occupèrent les provinces occidentales de l'empire et en firent plusieurs royaumes, se trouvant engagés dans l'hérésie et persécutant conséquemment la religion catholique, les autres, c'étaient les empereurs d'Orient, se montrant presque tous fauteurs des hérétiques et jaloux d'entraver l'action de l'Église, l'auteur de la Défense a fait venir tous ces faits à l'appui de son argument négatif, par lequel il prétend inférer de ce que l'Église n'a déposé aucun de ces princes et n'a exercé sur aucun d'eux le pouvoir indirect qu'elle ignorait alors qu'on pût jamais lui attribuer un tel pouvoir. Il sera donc à propos d'employer tout ce livre à démontrer la faiblesse de cet argument et à faire voir que, si quelquefois l'Église n'a pas usé de ce pouvoir, ce n'est pas qu'elle en fût privée, mais c'est que les intérêts de la religion ne demandaient pas alors qu'elle en fit usage, ou encore parce que l'indignité des princes n'était pas telle qu'il lui convint de déployer contre eux un pouvoir de cette espèce; enfin, quelle

T. II.

1

a fort bien usé de ce pouvoir lorsqu'elle a jugé qu'elle pouvait

le faire à propos.

§ I.

DES EXEMPLES du cinquième eT DU SIXIÈME SIÈCLE ALLÉGUÉS PAR BOSSUET.

Sommaire.

1. Injuste critique que fait Bossuet de saint Grégoire VII, et exemples qu'il allègue de princes hérétiques qui ont persécuté la religion vers la fin du cinquième siècle et au commencement du sixième sans que l'Église les ait déposés. 2. L'argument de Bossuet est réfuté par ce qu'il reconnaît lui-même, que tous les princes chrétiens étant hérétiques aux temps dont il parle, l'Église n'avait pas de forces suffisantes pour exercer avec succès son pouvoir indirect sur aucun d'eux; ce qui est si vrai que la même nécessité obligeait non-seulement les évêques, mais même les pontifes romains à respecter comme légitimes des princes qui n'étaient pas seulement hérétiques, mais encore des tyrans et des usurpateurs connus pour tels.

3. Cela se prouve en particulier par l'exemple de Basilisque, qui était tout à la fois usurpateur et hérétique, et que le pape saint Simplice traita avec les mêmes égards que s'il eût été légitime empereur, quoiqu'il sût bien, comme il le fit voir ainsi que les autres papes ses successeurs, que ce n'était qu'un tyran et un rebelle envers son légitime souverain, dont il avait tyranniquement usurpé l'autorité.

1. L'auteur de la Défense, prenant à partie, sans qu'on sache pourquoi, saint Grégoire VII, qui a affirmé quelque part (GREG. VII, lib. VIII, epist. XXI) que l'empereur Arcade avait été excommunié par saint Innocent Ier pour avoir consenti au bannissement de saint Jean Chrysostome, commence par dire que cette excommunication, quoique rapportée par Nicéphore (Niceph., lib. XIII, c. 34), est une fable imaginée à plaisir; puis il conclut que, quelque idée qu'on veuille d'ailleurs s'en former, il est certain que ceux qui l'ont imaginée n'ont pas cru pour cela que ce prince ait été déposé ou qu'il ait pu être déposé de l'empire (1), Mais, sans répéter ce que nous avons déjà dit à ce sujet (2), contentons-nous de dire que c'est évidemment ne pas raisonner que de prétendre que ceux qui ont imaginé qu'Arcade avait été excommunié dussent affirmer de

(1) Bossuet, tom. I, part. 2, lib. vI, c. 6, alias lib. 11, c. 6.

(2) Voir plus haut, liv. 1, § 11, n. 5.

plus qu'il avait été déposé, comme si la faute commise par ce prince en permettant le bannissement de saint Jean Chrysostome avait pu mériter non-seulement l'excommunication, mais encore la déposition, et comme si tout délit jugé digne de l'excommunication pouvait être également jugé digne de la déposition. Notre auteur n'est pas moins hors de la question dans les autres exemples qu'il allègue, tels que celui de Théodoric, roi arien d'Italie, qui, prenant la défense des ariens même étrangers à son empire, menaça de mettre à feu et à sang toute l'Italie si l'empereur Justin ne rendait en Orient les églises enlevées à ces hérétiques, et qui força pour la même raison le pape Jean à se rendre en ambassade à Constantinople pour obtenir de cet empereur la restitution de ces mêmes églises; qui ensuite, voyant que cette ambassade n'avait pas réussi selon son désir, fit mourir en prison le même pontife avec deux sénateurs qui l'avaient accompagné dans le voyage; qui fit de même mettre à mort en haine de la religion catholique Boëce et Symmaque, ces deux gloires de Rome et de toute l'Église. Je dis la même chose de ce que l'auteur rapporte d'Hunéric, roi des Vandales, aussi arien, monstre de cruauté, plus cruel que les bêtes féroces et ennemi juré de la foi catholique, qu'il persécuta à outrance dans les contrées de l'Afrique; de Gondebaud, roi des Bourguignons, arien encore et ennemi de la foi catholique comme les deux premiers que nous venons de nommer; de l'empereur Zénon, qui, au moyen de son édit prétendu d'union et que pour cette raison il avait intitulé Hénotique, favorisa l'hérésie des eutychiens et condamna le concile de Chalcédoine; et enfin d'Anastase, empereur hérétique et fauteur des hérétiques en Orient. Quelle que fût l'impiété de Théodoric, nous objecte Bossuet, l'Église romaine et le pontife romain ont toujours honoré et respecté ce prince en qualité de roi; quelque cruelle que fût la persécution soulevée contre les catholiques par l'impie Hunéric, les évêques d'Afrique l'ont reconnu en qualité de souverain, lui ont rendu les mêmes devoirs qu'à un roi, et les évêques de France ont tenu à l'égard de Gondebaud une conduite semblable. De même les pontifes romains ont laissé régner Zénon en paix,

autant que la chose a dépendu d'eux, en le traitant comme légitime empereur; et quoique Anastase ait été excommunié par le pape Symmaque, jamais il n'a été menacé pour cela de la déposition; mais au contraire il a toujours été reconnu comme légitime empereur tant par Symmaque que par les autres pontifes romains.

2. Mais en raisonnant ainsi l'auteur de la Défense ne s'aperçoit pas qu'il élide lui-même toute la force de son argument; car en nous mettant sous les yeux le triste spectacle que présentait l'univers chrétien à la fin du cinquième siècle et au commencement du sixième et en nous faisant voir qu'il n'y avait dans l'Église à cette époque aucun prince qui fût catholique, les provinces occidentales de l'empire romain qu'occupaient les barbares gémissant sous le joug d'usurpateurs hérétiques, savoir l'Italie sous Odoacre, roi des Hérules, et puis sous Théodoric, roi des Ostrogoths, les Espagnes et la Gaule Narbonnaise sous les Visigoths, tous ariens, l'Afrique sous les féroces Vandales, la Gaule Lyonnaise et la Viennoise sous les Bourguignons, la Germanie et l'Angleterre étant encore en grande partie païennes, les provinces d'Orient à leur tour étant assujetties à Zénon et ensuite à Anastase, tous les deux hérétiques, comme il le reconnaît le premier, il nous fournit par là même la preuve manifeste que l'Église n'avait point alors de forces suffisantes pour déposer qui que ce fût de ces princes ou de ces tyrans, et que ce n'eût été qu'en pure perte et avec une extrême imprudence qu'elle se serait portée contre eux à une mesure pour l'exécution de laquelle non-seulement elle n'aurait trouvé aucun appui, mais qui, de plus, en les irritant contre elle, lui aurait attiré à elle-même sa ruine. De qui, en effet, aurait-elle pu espérer de se voir soutenue? Quel profit eût-elle tiré de l'obéissance même que quelques-uns auraient voulu rendre à ses décrets si tous les catholiques occidentaux étaient pour ainsi dire réduits en esclavage sous le joug des barbares et si les magistrats et les armées suivaient la religion de leurs souverains hérétiques? D'ailleurs comment prouvera-t-il que les Hérules, qui s'emparèrent de l'Italie comme une troupe de brigands, sous les ordres de leur roi Odoacre, ou les Vandales,

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